Skip to main content

Full text of "Revue des deux mondes"

See other formats


This  is  a  digital  copy  of  a  book  that  was  preserved  for  générations  on  library  shelves  before  it  was  carefully  scanned  by  Google  as  part  of  a  project 
to  make  the  world's  books  discoverable  online. 

It  has  survived  long  enough  for  the  copyright  to  expire  and  the  book  to  enter  the  public  domain.  A  public  domain  book  is  one  that  was  never  subject 
to  copyright  or  whose  légal  copyright  term  has  expired.  Whether  a  book  is  in  the  public  domain  may  vary  country  to  country.  Public  domain  books 
are  our  gateways  to  the  past,  representing  a  wealth  of  history,  culture  and  knowledge  that 's  often  difficult  to  discover. 

Marks,  notations  and  other  marginalia  présent  in  the  original  volume  will  appear  in  this  file  -  a  reminder  of  this  book' s  long  journey  from  the 
publisher  to  a  library  and  finally  to  y  ou. 

Usage  guidelines 

Google  is  proud  to  partner  with  libraries  to  digitize  public  domain  materials  and  make  them  widely  accessible.  Public  domain  books  belong  to  the 
public  and  we  are  merely  their  custodians.  Nevertheless,  this  work  is  expensive,  so  in  order  to  keep  providing  this  resource,  we  hâve  taken  steps  to 
prevent  abuse  by  commercial  parties,  including  placing  technical  restrictions  on  automated  querying. 

We  also  ask  that  y  ou: 

+  Make  non-commercial  use  of  the  files  We  designed  Google  Book  Search  for  use  by  individuals,  and  we  request  that  you  use  thèse  files  for 
Personal,  non-commercial  purposes. 

+  Refrain  from  automated  querying  Do  not  send  automated  queries  of  any  sort  to  Google's  System:  If  you  are  conducting  research  on  machine 
translation,  optical  character  récognition  or  other  areas  where  access  to  a  large  amount  of  text  is  helpful,  please  contact  us.  We  encourage  the 
use  of  public  domain  materials  for  thèse  purposes  and  may  be  able  to  help. 

+  Maintain  attribution  The  Google  "watermark"  you  see  on  each  file  is  essential  for  informing  people  about  this  project  and  helping  them  find 
additional  materials  through  Google  Book  Search.  Please  do  not  remove  it. 

+  Keep  it  légal  Whatever  your  use,  remember  that  you  are  responsible  for  ensuring  that  what  you  are  doing  is  légal.  Do  not  assume  that  just 
because  we  believe  a  book  is  in  the  public  domain  for  users  in  the  United  States,  that  the  work  is  also  in  the  public  domain  for  users  in  other 
countries.  Whether  a  book  is  still  in  copyright  varies  from  country  to  country,  and  we  can't  offer  guidance  on  whether  any  spécifie  use  of 
any  spécifie  book  is  allowed.  Please  do  not  assume  that  a  book's  appearance  in  Google  Book  Search  means  it  can  be  used  in  any  manner 
any  where  in  the  world.  Copyright  infringement  liability  can  be  quite  severe. 

About  Google  Book  Search 

Google's  mission  is  to  organize  the  world's  information  and  to  make  it  universally  accessible  and  useful.  Google  Book  Search  helps  readers 
discover  the  world's  books  while  helping  authors  and  publishers  reach  new  audiences.  You  can  search  through  the  full  text  of  this  book  on  the  web 


at|http  :  //books  .  google  .  corn/ 


UC-MRLr 


ii 


B  3  ^m  ail 


:S^  «^ 


J     .* 


't 


^'01!  ax 


-^p 


REVUE 


DIS 


DEUX  MONDES 


XYIil*  AimtK.  —  ROUTILLI  BÈMXÊ 


xn.  —  i*'  iàsmÊtL  1848. 


PAHI8.  —  mPRDRRlB  Dl  GBRDte, 
Rue  Stint-GcniudiHlet-PréSy  10. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


TOME  VINGT-UNIÈME 


DIX-HDITIÈIIE  ANNÉE.  —  NOUVELLE  SÉRIE 


■>         ê  i.    ^^      ^.         ••  s    • 


PARIS 

AU4Bl]REAU  {DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 
vn  sahit^bioIt,  18 

1848 


AbISG'Zb 


•  •  •      •- 


.  I  ■'.»  t    ..I  r  . 


LE 


CHEVALIER  DE  MÉRÉ 


OU 


DE  UHONNtTE  HOMME  AU  DK-SBPTIÈME  SIÈ€LE. 


GonnaisBez-Ycas  le  cheyalier  de  Héré?  Ce  n'est  pas  que  je  vous  con- 
aeîUede  le  lire;  il  n'est  bon  à  connaître  que  par  extraits.  Il  passait  pour 
plus  aimable  qu'il  ne  devait  être,  à  en  juger  par  ses  lettres  et  par  ses 
discours  imprimés;  il  faisait  profession  de  ce  qui  n'est  bien  que  si  on  ne 
le  professe  pas,  et  que  si  l'on  en  use  d'un  air  d'aisance  et  de  naturel.  Sa 
politesse  est  compassée,  et  je  le  soupçonne  fort  d'avoir  été  de  ceux  qui 
sont  fnvoUê  dans  le  sérieux  et  pédans  dans  le  frivole;  mais  c*était  certai- 
nement un  homme  de  beaucoup  d'esprit,  établi  sur  ce  pied-là  dans  le 
inonde,  ayant  commerce  avec  ce  qu*il  y  avait  de  plus  considérable  dans 
les  lettres  et  à  la  cour,  désigné  par  l'opinion,  à  un  certain  moment  (de 
1649  à  1664],  pour  un  arbitre  ou  du  moins  pour  un  maître  d'élégance. 
Son  tort  fut  de  prendre  trop  à  la  lettre  et  trop  au  sérieux  ce  rôle  déli- 
cat, et  de  pousser  à  bout  ce  qui  ne  doit  être  qu'effleuré,  ce  qui  doit  être 
renouvelé  toujours.  On  a  dit  de  Benserade  que  c'était  un  Voiture  trop 
prolongé  :  c'a  été  l'inconvénient  aussi  du  chevalier  de  Héré.  Malgré  ces 
défauts  ou  à  cause  de  ces  défauts  mêmes,  le  chevalier  de  Héré  est  un 
êgpe,  et  si  aiyourd'hui  on  veut  étudier  un  des  caractères  les  pins  en 


407  s^ 


.'• .  .    •  I 

honneur  àû  ivii*  siècle,  on  ne  saurait  mieux  s'adresser  ni  surtout  plus 

commodément  qu'à  lui. 

Il  y  eut,  vers  ce  temps,  des  hommes  qui  nous  représentent  et  qui  réa- 
lisent en  eux  l'idée  de  Yhonnéle  homme,  comme  on  l'entendait  alors, 
bien  mieux  que  le  chevalier  de  Méré  ne  le  sut  faire  dans  sa  personne, 
et  lui-même,  parmi  les  gens  de  sa  connaissance,  il  nous  en  cite  qu'il 
propose  pour  d'accomplis  modèles^  U  n'en  est  aucun  pourtant  qui  ait 
plus  réfléchi  que  lui  sur  cet  idéal,  qui  se  soit  plus  appliqué  à  le  définir, 
à  en  fixer  les  conditions,  à  disserter  sur  l'ensemble  des  qualités  qui  le 
composent  et  à  les  enseigner  en  toute  occasion.  Un  maître  à  danser 
n'est  pas  toujours  celui  (tant  s'en  ftut)  qpi  danse  le  mieux:;  mais',  9i 
i|uelque  anden  maître  ftimaix  en  ce  genee'a  écritquelque-cliose  sur 
son  art,  et  que  cet  art  soit  en  partie  perdu,  on  doit  recourir  au  traité.  Le 
chevalier  de  Méré  a  été,  à  son  heure,  un  maître  de  bel  air  et  d'agré- 
ment, et  il  a  laissé  des  traités. 

Il  ne  s'exagère  point  d'ailleurs,  autant  qu'on  le  pourrait  croire,  l'ef- 
fet des  préceptes  :  a  Eh  I  qui  doute,  dit-il  quelque  part  (i),  que  si  quel- 
qu'un étoit  aussi  honnête  homme  que  l'on  dit  que  Pignatelle  étoit  bon 
écuyer,  il  ne  pût  faire  un  homiëte  homme  ccrnime  Pignatelle  un  bon 
homme  de  cheval?  D'où  vient  donc  qu'il  en  arrive  autrement?  »  11  va 
lui-même  au-devant  des  objections  que  soulève  le  didactique  en  pa- 
reille matière,  lorsqu'il  dit  :  «  En  tous  les  exercices,  comme  la  danse, 
faire  des  armes,  voltiger,  ou  monter  à  cheval,  on  connoit  les  excellens 
maîtres  du  métier  à  je  ne  sais  quoi  de  libre  et  d'aisé  qui  platt  toujours, 
mais  qu'on  ne  peut  guère  acquérir  sans  une  grande  pratique;  ce  n'est 
pas  encore  assez  de  s'y  être  long-temps  exercé,  à  moins  que  d  en  avoir 
pris^  les  meilleures  voies*.  Les  agrémensr  aiment  la  justesse  en  tooi  ce 
que  je  viens  dé  dire,  mais  dMme  façonsinaîve^  qu'elle  donne  à  penser 
que  c'est  un  présent  de  la  nature  fî).  »  -^Jfé  nesiumisimieuieomparon 
ks  écrite' de  Méré  qu'à  ceux  de  Castiglione,  finteur  dulrrre  du  6'Mr-ri^ 
mtk  (Coiteyifind).  Celai-«f  a  fait  le  code  AeYhommêée  aour,  l'autre  « 
feût  celui  de  Yhonn^  homme. 

Ilotmêuhomme,  au  xTti*  sfède,  ne  signiflaiipag  la  ciiose  Unité  simpUr 
etit0iite  grave  que  le  moi  exprime  aujourd'hui.  Ëemet  a  ea  bien*  des 
sens  en  français,  un>  peu  comme*  celui  de  tage  en  gnsc  Auxép^qiMS 
de  loisir,  en  y  mêlait  beaucoup  de  superflu;  nous  l'avons  rédiiil)  wâ 
strict  nécessaire.  L'honnôtehomYne;  eu  son  large  sens,  c^était  rbottmitt 
comme  il  faut,  et  le  comme  il  faut,  iBquoddecêt,  varie  avec  les  goâts  eC 
tes  opmioin  de  la  société  elle-même.  L'abbé  Prévost  erti  peut^lre  fes 
dBntiev  terWaîn  qui,  dans  ses  romans^,  ait  employé  le  moi< 

ii)  ■  CiMfiiikime  CoHVènaiioH  avec  le  ntttrédial  de  QéivmlMnit. 


i{iiiéonéM6otKiMs  le  beau  seasoù  raraployaient,  an  ïmp  siide, 
IL  «de  la  (teehefouœukl  «et  le  clievatier  ée  Mévé«  Lora^e  VoiiÉaire.di8aît 
«a  plaiiaBtant  : 

Nos  voleurs  sont  de  très  honnêtes  gens, 
Gens  du  beau  inonde ({), 

41  iéiourmit  àéfk  uo  #>eu  te  aeng^  le  {larodiaM,  en  lui  6Uat  J'acceptioa 
«aiida4t«ii«  au  xvji*  aiàcle,  n'était  .pas  aéparable  de  J'acceptioo  légère. 
(Cest  Ainsi  que  Ba^bru,  dès  loog-tempa,  avaii  dit  eu  jouaut  aur  le  mo^ 
qa'hMnéU  homme  et  bonnes  m^ure  ne  ts^accordoimf  guère  ensemble;  fcau- 
«çbessûllie  de  Ubertiu!  li'bonnôte  bonune  alors  «n'était  |)as  seulement > 
m  efbif  celui  qui  savait  tes  agréoieus  et  les  bienséances,  mais  il  y  eur 
itrail  aussi  un  îoods  de  mérite  sérieux,  d'bonuéleté  réelle,  4}ui».saflis 
4tre  la  grossie  probité  lK)urgeoise  toute  pure,  avait  pourtant  sa  jpaijt 
WBentieUe  fusque  sous  Tagrément;  le  tout  était  de  bien  prendre  .se3 
mesures etde c^iubioer  les  doses;  tes  viiais  bonnâtes  gens  n'y  noan- 
i^uaient  ^paa. 

Les  dames.surtout  savaient  vite  à  quoi  s'en  tenir,  et  quand  on  avait 
tout  dit,  tout  expliqué,  elles  demandaient  quelque  cbose  encorq;  .ce 
quelque  cbose,  dit  Méré,  «  consiste  en  je  ne  sais  quoi  de  noble  qui  re- 
JÏèwe  toutes  tes  bonnes  qualités,  et  qui  ne  vient  que  du  cœur  et  de  J'e^- 
prit;  Je  reste  n'en  est  que  la  suite  et  l'équipage,  n  Le  cbevalier  receim^ 
loande  beaucoup  cet  entretien  des  dames;  c'est  là  seutementque  l'esprit 
M  /iM/et<querbonnéte  homme  s'acbève,  car,  comme  il  le  remarque 
très  bien,  tesibommes  sont  ioiU,d'wie  pièce  tent  qu'ils  restent  entre.eux. 

En  revanche,  vers  le  même  temps  (et  ceci  complète  le  cbevalier), 
V^  de  ^nderj 'Observait  de  son  bord  que  o  les  plus  honnêtes  femmes 
du  monde,  quand  elles  sont  un  grand  nombre  ensemble  (c'est-à-dire 
jdus  deilrois],  et  qu'il  n'y  a  point  d'bomm^,  ne  disent  presque  Jamais 
xifio  qui  vaille,  et  s'ennuyent  plus  que  si  elles  éloient  seules,  m  Au 
contraire,  a  il  y  a  je  ne  sais  quoi,  que  je  ne  sais  comment  exprimer 
(avouait  d'assez  bonne  grâce  cette  estimable  fille),  qui  fait  qu'un  hon- 
nête homme  réjouit  et  divertit  plus  une  compagnie  de  dames  que  la 
^us  aimable  femme  de  la  terre  ne  sauroit  faire  (S).  »  Quand  on  sent  si 
svîvame&t  desdei^eôtesl'avanUge  d'un  commerce  mutuel,  on  est  bten 
-près  de  s'entendre,  ou  plutôt  on  s'est  déjà  entendu,  et  la  scienoe ite 
l'honnête  homme  a  fait  bien  des  pas. 

On  sait  peu  de  cbose  sur  la  vie  du  chevalier  de  Héré;  la  date  de  sa  nais- 
4aDce^  restée  incertaine  comme  te. fut iong^temps  celte  de  sa  mort  U 
étàAyùé,  ditHMi,  vers  te  fia  dii  xvi*  aièete  iMH  au  ifiommenoemAut  du 

m  JUMnfanH  pnM^m,  actelU,  mèm  h. 

W  •Commefmiiem.êw  dànerê  4t#f<«,  iptr  Ifu*  de  fkmâerf,  mikh  lie  la  (€sii«ir«- 


xvîî«;*rhais**jè  rie  crois  pas  qu'il  soit  d'avant  1610,  car  il  servait  encore 
activement  en  4664,  et  il  ne  mourut  qu'en  4685,  comme  on  l'appreâd 
par  hasard  d'un  mot  échappé  à  la  plume  de  Dangeau.  Il  était  cadet 
d'une  noble  maison  du  Poitou.  Son  aîné,  H.  de  Plassac-Méré,  paraît 
s'être  mêlé  aussi  de  bel-esprit,  et  il  correspondait  avec  Balzac.  On  a 
quelquefois  confondu  les  deux  frères  (i).  Le  chevalier  ne  commence  à 
poindre  dans  les  Lettres  de  Balzac  qu'en  l'année  1646;  c'est  bien  à  lui  que 
ce  grand  complimenteur  écrivait  :  «  La  solitude  est  véritablement  une 
belle  chose,  mais  il  y  auroit  plaisir  d'avoir  un  ami  fait  comme  vous,  à 
qui  l'on  pût  dire  quelquefois  que  c'est  une  belle  chose  (2).  »  Et  encore  : 
a  Si  je  vous  dis  que  votre  laquais  m'a  trouvé  malade,  et  que  votre 
lettre  m'a  guéri,  je  ne  suis  ni  poète  qui.invente,  ni  orateur  qui  exagère; 
je  suis  moi-même  mon  historien  qui  vous  rend  fidèle  compte  de  ce  qui 
^  passe  dans  ma  chambre  (3).  »  Le  chevalier,  dans  cette  lettre,  est  traité 
comme  un  brave  et  comme  un  philosophe  tout  ensemble;  il  avait  servi 
avec  honneur  sur  terre  et  sur  mer  (4).  Avant  même  de  s'être  retiré  du 
service  et  dans  les  intervalles  des  campagnes,  il  ne  songeait  qu'à  vivre 
agréablement  dans  le  monde,  tantôt  à  la  cour  et  tantôt  dans  sa  maison  du 
Poitou ,  par  où  il  était  assez  voisin  de  Balzac.  Celui-ci  fut  son  premier 
modèle  et  son  grand  patron  en  littérature.  En  dédiant  au  chevalier  ses 
Observations  sur  la  Langue  française.  Ménage  lui  disait  :  a  Quand  je  vins 
à  Paris  la  première  fois,  vous  étiez  un  des  hommes  de  Paris  le  plus  à 
la  mode.  Votre  vertu,  votre  valeur,  votre  esprit,  votre  savoir,  votre 
éloquence,  votre  douceur,  votre  bonne  mine,  votre  naissance,  vous  fe- 
rlent souhaiter  de  tout  le  monde.  Toutes  ces  belles  qualités  me  furent 

(1)  Cette  confusion  a  pu  se  faire  d'autant  plus  aisément,  qn*on  dit  que  le  chevalier  de 
iléré  avait  d*abord  paru  dans  le  monde  sous  le  nom  de  Plassae,  Il  y  aurait  bien  ici 
quelque  petite  difficulté  à  éclaircir  sur  ces  noms  et  qualités  de  famille  et  sur  ces  deux  frères; 
mais  à  quoi  bon?  (Voir  dans  les  Éloges  d«  quelques  Auteun  françoU,  par  Jolly,  Tar- 
ticle  qui  concerne  M.  de  Méré,  et  anssi  M.  de  Monmerqné  dans  la  Biographie  uni^r" 
ssllê.) 

(%)  Lettre  du  6  juin  1616. 

(3)  Lettre  du  Si  août  16i6. 

(4)  Il  servait  encore  en  I66i,  et  il  fit  partie  de  Texpédition  navale  contre  les  pirates  de 
Barbarie,  laquelle,  après  un  assex  brillant  début,  eut  une  triste  fin.  Dans  la  Gazette  extra- 
ordinaire du  as  août  1661.,  qui  annonce  la  priée  de  la  ville  et  du  port  de  Gigéry  en 
Barbarie  par  les  armées  du  Boy,  eous  le  commandement  du  duc  de  Beaufort.  gé- 
néral de  Sa  Majesté  en  Afrique,  le  chevalier  a  Thonneur  d*être  mentionné.  Après  le 
détail  du  débarquement  et  de  la  prise  de  la  place,  on  y  lit  que,  le  lendemain,  les  Maures, 
qui  s*étaient  retirés  sur  les  hauteurs,  vinrent  assaillir  une  garde  avancée;  le  duc  de  Bean- 
fort,  accouru  au  bruit  de  Vescarmouche,  s*étant  mis  à  la  tête  des  Gardes,  et  le  comte  de 
<3adagne  à  la  tèle  de  Malle,  repoussèrent  vertement  les  assaillans  :  «  Tous  les  officiers  des 
Gardes  qui  étoient  en  ce  poste,  dit  le  bulletin,  et  ceux  qui  survinrent,  tant  de  leur  corps 
que  de  celui  de  Malle,  s*y  comportèrent  très  dignement...  Les  chevaliers  de  Méré  et  de 
-Ghastenay  y  furent  blessés  des  premiers.  »  On  peut  oonjecturer,  d*après  la  teneur  de  ce 
bulletin,  que  M.  de  Méré  était  chevalier  de  Malte  et  servait  sur  les  galères  de  TOrdre. 


LB  CHEVALIBE  DE  VÈXt.  9 

^yyaî  Teprésentées  par  notre  excellent  ami  monsieur  de  Balzac  avec 
yyQ\e\&  pompe  de  son  éloquence.  x>  Cette  pompe  ne  déplaisait  pas  au 
(jie^abeT;  U  en  tenait  lui-même,  et,  sous  ses  airs  d'homme  du  monde, 
A  ^\à\  du  eotiet-monié,  comme  disait  de  lui  H"*  de  Sévigné.  Entre 
Bdiacet  Voiture,  le  chevalier  n'hésitait  pas;  il  était  pour  le  premier, 
et  W  se  risqua  souvent  à  critiquer  le  second,  avec  qui  il  était  en  com- 
merce également.  On  peut  conjecturer,  par  quelques  passages  des 
LeUresdu  chevalier,  que  Voiture,  cet  aimable  badin,  l'avait  pris  moins 
au  sérieux  que  n'avait  fait  Balzac,  et  qu'il  en  était  résulté  quelque  pique 
di  imour-propre  entre  eux.  Balzac,  dont  les  œuvres  subsistent  bien  plus 
que  celles  de  Voiture,  avait  incomparablement  moins  d'esprit  comme 
homme,  et  peu  ou  point  de  discernement  des  personnes,  a  Cet  homme, 
qui  bisoit  de  si  belles  lettres,  dit  quelque  "part  le  chevalier  en  par- 
lant de  Voiture,  voulut  être  de  mes  amis  en  apparence;  je  voyois  qu'il 
disoii  souvent  d'excellentes  choses,  mais  je  seniois  qu'il  étoit  plus 
comédien  qu'honnête  homme;  cela  me  le  rendoit  insupportable,  et 
j'aimois Balzac  de  tout  mon  coeur  parce  qu'il  étoit  tendre  et  plein  de  sen- 
timents naturels  (1).  x>  On  devine,  sous  ces  beaux  mots,  ce  que  l'amour- 
propre  ne  sait  pas  voir  ou  ne  veut  pas  dire.  C'est,  au  reste,  à  la  suite  de 
ces  deux  épistolaires  que  vient  se  classer  le  chevalier  et  qu'il  mérite 
d'avoir  rang  dans  notre  littérature.  Ses  Lettres  participent  de  la  ma- 
nière de  tous  deux;  il  a  beaucoup  plus  de  finesse  d'esprit  et  plus  d'ob- 
senation  morale  que  Balzac;  il  sait  par  momens  le  monde  tout  autant 
que  Voiture;  son  analyse  est  des  plus  nuancées,  mais  sa  déduction  est 
lente,  sans  légèreté,  sans  enjouement.  11  écrivait  un  jour  à  quelqu'un  : 

«Vous  m'écrivez  de  temps  en  temps  de  ces  lettres  qu'on  lit  agréablement,  et 
surtout  quand  on  a  le  goût  bon;  mais  elles  coûtent  toujours  beaucoup,  et  je  ne 
crois  pas  qu'on  en  puisse  faire  plus  de  deux  en  un  jour.  Balzac  me  dit  une  fois 
qo'aiaotque  d*ètre  content  d'un  certain  billet  au  maire  d'Angoulème,  il  y  avoit 
P^plosde  quatre  matinées.  Je  ne  trouve  pourtant  rien  dans  ce  billet  ni  de 
beau  ni  de  rare,  et  plus  je  le  considère,  moins  j'en  fais  de  cas.  Voiture  se  plai- 
Snoit  aussi  de  la  peine  que  lui  avoit  donnée  la  lettre  de  la  carpe  y  et,  sans 
OBcotir,  il  en  étoit  à  plaindre  (2).  » 

"ais  Voiture,  quoi  qu'il  en  dise,  avait  Tà-propos,  la  rapidité,  le  don  du 
Diomenl;  ce  qui  n'empêche  pas  aujourd'hui  les  Lettres  du  chevalier 
<i^^lre  bien  plus  intéressantes  et  plus  instructives  pour  nous  que  les 


Us  Lettres  du  chevalier,  en  effet,  abondent  en  particularités  qui  lou- 
chent à  la  fois  à  l'histoire  de  la  langue  et  à  celle  des  mœurs,  et  qui  nbus 
y  foot  pénétrer.  Littérairement,  elles  sont  antérieures  à  la  révolutioi^ 

(1)  Lettre  Itt*. 

m  Lettre  M*.  t 


K  Rcn»  vm 

qoB  fit  H^  de  Séf igné  dans  ce  genre  jtisqviMlà  si  petli  famiMcr.  Après^ 
Balztc,  aprëi  Yoitme,  qui  sont  des  épîstidaireir  de  prefessimiy  la  civMr*^ 
munie  mare  de  IIH*  de  Grignim  âttit  étfe  perfaRtomeat  ttatnrdle  ci* 
obéir  à  son  propre  gefiie,  à  son  ccmir,  tout  ei»  soif naot  k  détail»  plus 
qu' ii  n^y  patali,  et  M  soegeavt  Uen  un<  peu  a»  monde  qm  atfiicliait  twt 
de  prix  alors  à  w»  leUre  bien  faites  Le  chevalier  de  lléréti  au  codk 
traire,  est  resté  nniépistolaire  tout  de  professioii;  etde  démon  fàmilieiv 
ii  n'en  •  posi  Cest  vn  prédeusc  qni  contimie  de  L'être  riors  qu-tt  D'y 
airaM  déjà  fdu»  àepréfiiwtes,  ou  qu'il  n'y  a^vait  pllis>  que  la  vieille  M^  de 
Scudery  iteè  Tétatt  encore;  Les  Lettns  do  che¥alier  offrent  un  contimiel 
exemple  de  cette  espèce  de  finesse  et  de  subtilité  qu'on  peut  relrouyee 
dans  les  CùfMm'9aiwn»  et  le»  Entr4twm  publiés  ^ers  le  même  date  par 
l'auteur  svmmié  à^CléU^  Comme  pensée  toolerois,  comme  coup  d*œil 
moral,  il  est  très  supérieur  à  cette  respectaMe  demoîeeile,  et  on  ne  saur 
rait  se  fifiirer,  avant  de  Taveir  lu,  ce  qui  se  rencontre  parfais  chea  lui 
de délieaft  oomme abser^ationet  comme  langue. 

Le  «herolier  a  aserqué  assea  bvw  kri-^méme  le  ton  de  ses  lettres  dans 
un  endroit  où  il  discute  la  questioii  de  savoir  ^il  faut  éerire  emmne  en 
;Nirlr  si  pmrier  tomfm  on  éerii  (f  ).  il  remarque  finement  qoe  ke  choses 
qu'on  ne  premxite!  Jamais  e(  qui  nesMt  lûtes  qpe  pour  être  lues  des 
yeua,  coadme  une  histoire  oa  quelque  composition  d'un  genre  rassis^ 
ne  doivent  pas  s'écrire  comme  Fon  ferait  un  conte  en  conversation; 
l'hiateîre  est  plue  noble  et  plus  sévère,  la  conversa<ioii  est  phia  libre 
et  plus  négligée.  Kl  après  avoir  tombé  les  harangues,  il  en  vient  aux 
letîres,  lèsqpellea,  détail,  ne  se  prononcent  point  :  a  Car,  encore  qu'on 
en  lise  tout  haut,  ce  n'est  pas  ce  qu'on  appelle  prononcer;  on  ne  les 
doit  pas  écrire  tout-à-fait  comme  on  parle.  »  Ponr  preuve  de  cela,  con- 
tinue-t-ily  si  l'on  voit  une  personne  à  qui  l'on  vient  d'écrire  une  lettre, 
fût-elle  excellente,  on  ne  lui  dira  pas  les  mêmes  choses  qu'on  lui  écrivait, 
ou  pour  le  moins  on  ne  les  lui  dira  pas  de  la  même  façon.  «  Il  est 
pourtant  bon^  lorsqu'on  écrit,  de  s'imaginer  en  quelque  sorte  qu'on 
perle,  pour  ne  rien  mettre  qui  ne  soit  naturel  et  qu'on  ne  pût  dire  dans 
le  monde;  et  de  même,  quand  on  parle,  de  se  persuader  qu'on  écrit, 
pour  ne  rien  dire  qui  ne  soit  noble  et  qui  n'ait  un  peu  de  justesse.  » 
Ainsi,  premièrement,  il  n'écrit  point  ses  lettres  comme  il  cause,  et  de 
plus,  même  quand  il  cause,  il  parle  un  peu  comme  un  (ivre;  on  voit 
d'ici  le  renchérissement  qu'en  doit  prendre  son  style.  Il  se  plaît  à  citer 
à  ce  propos  son  ami  et  son  modèle,  le  maréchal  de  Clérembaut,  a  qui 
chcrchoit  autant  d'esprit  avec  une  femme  de  chambre  entre  deux 
portes  que  lorsqu'il  parloii  à  la  reine  au  milieu  de  toute  la  cour  (2).  » 

(1)  Cinquième  Convenation  avec  le  maréchal  de  Qérembaut 
fl]  Lellrc  27^ 


il 

Be^mêne  bn,  <«iiaod  iltéerivait  à  an  praoureor,  H  ajndbét  mi  style 
eiiMBe  <|iiiiid  il  t'adressait  à  use  âocfaetse.  Cette  manière  d'éerim  et 
cette  manière  de  causer  étaieBtc(âtes<|ui  eurent  la  vogne^dans  le  meik 
leur  monde,  ïSOUs  juncmtain  régime  de  goi^,  entre  YAsirée  et  la  CléUe; 
BWsà^i|UQΫ0i^geaii*il  de  manar  «ela  jusqu'après  M*''  de  JLa  Fayette  et 
après  jinîknii!? 

iLse  £eMref  en  «hevalier  ^pâturent  en  I68&,  .^and  ie  grand  sièda 
if  «liendmi  plus,  pour  nouveauté  dernière  qui  l'eicMftt,  que  les  Cmrae^ 
iêresée  ta  Bruyère.  Un  premier  ouvrage,  le$  Crniversaiiom  du  ¥,  *,..<jro|i7p% 
C.  et  du  C.  de  M.  {Au  maréchal  de  Oérembaut  et  du  chevalier  de  ^ï^^njJ^^trT^îl 
avait  paru  en  i669,  Tannée  même  des  Pensées  de  Pascal.  L'aiite/^^ 
amateur  avait  fait  imprimer  dans  rmtervalle  quelques  petites  dis 
talions  sur  la  Justesse^  sur  t Esprit,  sur  la  Conversation,  mv  les  aW^^^ 
•iMu^toutcela^enait  trop  tard,  âtronconçoitque  Dangeau^enregLsl^ût^:|^  ; 
dans  sa»  Journal  la  nort  du  chevalier,  ait  dit  :  «  Céioit  un  bom  me  o^  ^*  ^  ' 
beaucoup  d'esprit,  qui  avoitfaitdeslivraaqniDeluiiaîaoieiitpas  Lc^u^ 
coup  d'honneur.  »  Le  goût  de  ces  choses,  et  surtout  de  cette  manière 
de  les  dire,  avait  passé,  et,  en  matière  légère  comme  bien  souvent  en 
matière  plus  grave,  le  moment  est  tout;  on  n'en  rappelle  pas.  Aujour- 
d'hui, pour  nous  intéresser  aux  œuvres  du  chevalier,  nous  n'avons 
qu'à  les  remettre  à  leur  vraie  date,  et  à  y  étudier  le  goût  et  les  préten- 
tions des  gens  du  monde  qui  étaient  sur  le  pied  de  beaux-esprits  aux 
environs  de  la  Fxonde,  au  temps  de  la  jeunesse  de  JK""*  de  Haintenon 
ou  de  Pascal. 

le  cite  ces  deux  noms  à  dessein,  parce  que  le  chevalier  s'y  est  à  ja- 
mais associé  d'une  manière  fâcheuse  et  presque  ridicule,  et  il  serait 
trop  rigoureux  vraiment  de  le  juger  par Û.  Il  y  a  de  lui  une  lettre  fort 
connue  adressée  à  Pascal,  et  dans  laquelle  il  prétend  en  remontrer  à  ce 
génie  original^  ni  plus  ni  moins  que  sur  les  mathématiques;  c^est  in- 
croyable de  ton  : 

«  Vûttssouv^Q^inVûus  dem^avoif  dit  use  fois  que  vous  n'étiez  plss  si  persuadé 
de  l'excellence  des  mathématiques?  Vous  m^écrivez  à  cette  beure  que  je  vous  en 
ai  tout-à-lait  désabusé,  et  que  je  vous  ai  découvert  des  choses  que  vous  n'eus- 
siez jamais  vues  si  vous  ne  m'eussiez  connu.  Je  ne  sais  pourtant,  monsieur,  si 
vous  m'êtes  si  obligé  que  vous  pensez.  Il  vous  reste  encore  une  habitude  que 
vous  avez  prise  en  cette  science,  à  ne  juger  de  quoi  que  ce  soit  que  par  vos 
démonstrations  qui,  le  plus  souvent,  sont  fausses.  Ces  longs  raisonnements  ti- 
rés de  ligne  en  ligne  vous  empêchent  d'entrer  d'abord  en  des  connoissances 
plus  hautes  qui  ne  trompent  jamais.  Je  vous  avertis  aussi  que  vous  perdez  par  là 
un  grand  avantage  dans  le  monde...  » 

Et  pins  lofai,  sur  la  iftvMefi  é  VirtlM  : 

««<Cekiii#}MMiftin?0n écrives  ine^parolteoe^  floigné^hM  sens  que  loni 

ce  que  vous  m'en  dites  dans  notre  dispute...  » 


It  IBTUI  DU  DBUX  MORDIS. 

U  n'en  fandrait  pas  plus  qu'une  pareille  lettre  pour  perdre  cdui  qui 
l'a  pu  écrire  dans  Topinion  de  la  postérité,  et  Leibniz  a  traité  le  cheva- 
lier avec  bien  du  ménagement  quand  il  a  dit  : 

«  Tai  presque  ri  des  airs  que  M.  le  cheTalier  de  Méré  s'est  donnés  dans  sa 
lettre  à  M.  Pascal...  Mais  je  vois  que  le  chevalier  savoit  que  ce  grand  génie  avoft 
ses  inégalités,  qui  le  rendoient  quelquefois  trop  susceptible  aux  impressions  des 
spiritualistes  outrés  et  qui  le  dégoûtoient  même  par  intervalles  des  connois- 
sances  solides  (I  )...  M.  de  Méré  en  profitoit  pour  parler  de  haut  en  bas  à  M.  Pas- 
cal. Il  semble  qu'il  se  moque  un  peu,  comme  font  les  gens  du  monde  qui  ont 
beaucoup  d*esprit  et  un  savoir  médiocre.  Ils  voudroient  nous  persuader  que  ce 
qu'ils  n'entendent  pas  assez  est  peu  de  chose.  U  auroit  fallu  l'envoyer  à  l'école 
chez  M.  Roberval.  Il  est  vrai  cependant  que  le  chevalier  avoit  quelque  génie 
extraordinaire  pour  les  mathématiques,  et  j'ai  appris  de  Mc^Des  BiUettes,  ami  de 
M.  Pascal,  excellent  dans  les  méchaniguesy  ce  que  c'est  que  cette  découverte  dont 
ce  chevalier  se  vante  ici  dans  sa  lettre  :  c'est  qu'étant  grand  joueur,  il  donna 
les  premières  ouvertures  sur  l'estime  des  paris;  ce  qui  fit  naître  les  belles  pen- 
sées de  alejA  de  MM.  Fermât,  Pascal  et  Huyghens...  » 

Et  Leibniz  finit  par  conclure  que  le  chevalier,  dans  ce  qu'il  dit  contre 
la  division  à  Vinfini,  se  juge  lui-même,  et  qu'un  tel  homme,  évidem- 
ment, était  beaucoup  trop  occupé  des  agrémms  du  monde  visible  pour 
pénétrer  fort  avant  dans  ce  monde  supérieur  que  régit  la  pure  intel- 
ligence. Si  Ton  cherche  maintenant  ce  que  Pascal  a  pu  penser  de  ce 
chevalier  qui  le  régentait  si  rudement,  il  est  difficile  de  ne  pas  croire 
qu'il  a  eu  en  vue  M.  de  Méré  dans  la  définition  qu'il  donne  des  esprits 
fins  par  opposition  aux  esprits  géométriques^  de  ces  a  esprits  fins  qui 
ne  sont  que  fins,  qui,  étant  accoutumés  à  juger  les  choses  d'une  seule 
et  prompte  vue,  se  rebutent  vite  d'un  détail  de  définition  en  apparence 
stérile,  et  ne  peuvent  avoir  la  patience  de  descendre  jusqu'aux  pre- 
miers principes  des  choses  spéculatives  et  d'imagination,  qu'ils  n'ont 
jamais  vues  dans  le  monde  et  dans  l'usage.  »  On  retrouve  presque  en 
cet  endroit  de  Pascal  les  termes  mêmes  du  chevalier  et  sa  prétention 
perpétuelle  à  dénigrer  la  géométrie,  sous  prétexte  qu'un  coup  d'œil  ha- 
bile suffit  à  tout  [i). 

Si  le  chevalier  s'est  fort  compromis  par  sa  manière  de  traiter  Pascal 
en  écolier,  il  ne  fut  guère  plus  d'à-propos  avec  M"*  de  Maintenon,  qu'il 
avait  plus  de  motifs  d'ailleurs  d'appeler  son  écolière.  Il  lavait  connue 

(t)  La  lettre  de  M.  de  Méré  doit  être  antérieure  à  la  conTersion  de  Pascal  et  à  ce  que 
Leibniz  appeUe  son  spiritualisme  outré.  Le  chevalier  de  Méré,  qui  était  du  Poitou 
comme  le  duc  de  Roannez,  avait  dû  connaître,  par  cette  relation,  Pascal,  alors  lancé  dans 
le  monde  (t651-165i). 

(i)  «  Outre  que  cette  méthode  est  lassante;  et  que  jamais  ce  ii*a  été  le  langage  d*aocuiie 
ooor  du  monde,  U  me  semble  que  tout  ce  qu'on  dit  de  beau,  de  grand  et  de  nécessaire, 
souto  aux  yeux  quand  on  le  dit  bien.  »  (Seconde  Convsrsation  du  cheralier  de  Méré 
4iTec  le  maréchal  de  Clérembaut.) 


LV  GRYALnR  DK  MÉRÉ;  13 

jeune,  lorsqu'elle  était  HP*  d'Aubigné,  et  Favait  aussitôt  estimée  à  son 
prix,  n  s'était  même  appliqué  à  la  former  au  monde^  car  c'était  évi- 
demment la  vocation  de  ce  galant  homme  et  son  goût  dominant  d'avoir 
toujours,  comme  dit  M^  de  Launay,  à  instruire  et  à  documenter  quel- 
qu'un sur  les  grâces.  Ia  jeune  Indienne,  comme  il  l'appelait,  lui  dut  sa 
première  réputation  dans  le  beau  monde.  Plus  tard,  après  des  années, 
il  rappelait  cela  un  peu  pédantesquement  à  M"«  de  Maintenon,  déjà 
Troussée  dans  les  grandeurs  et  à  la  veille  d'enchaîner  Louis  XIV  : 

€En  Térité,  madame,  lui  écrivaii-il,  il  seroil  bien  malaisé  d'avoir  tant  d*amis 
d'importance  au  milieu  de  la  cour,  et  d*estimer  constamment  ceux  qui  n*y  sont 
de  rien,  quand  ce  seroit  les  plus  honnêtes  gens  qu'on  ait  jamais  vus.  Il  ne 
faut  attendre  que  d'une  vertu  bien  rare  une  faveur  si  extraordinaire.  Mais,  du 
temps  que  j'avois  Fhonneur  de  vous  approcher,  je  m'apercevois  que  vous  saviez 
toujours  distinguer  le  vrai  mérite  parmi  de;,cerlaines  choses  brillantes  qui  ne 
dépendent  que  de  la  fortune,  et  cela  me  fait.espérer  que  vous  ne  désapprouverez 
pas  la  liberté  que  je  prends  de  vous  écrire.  Je'pense  avoir  été  le  premier  qui  vous 

ai  donné  de  bonnes  leçons  (1) Je  me  souviens  que  je  vous  instruisois  à  vous 

rendre  aimaUe,  et  que  dès-lors  vous  ne  Tétiez  que  trop  pour  moi...  >» 

On  a  voulu  voir  dans  la  suite  de  la  lettre  une  façon  détournée  de  de- 
mande en  mariage;  c'est  infiniment  trop  dire;  le  chevalier  badine  là- 
dessus  et  ne  veut  que  recommander  à  son  ancienne  amie  un  honnête 
homme  qui  a  besoin  de  protection.  11  faut  pourtant  avoir  bien  du  con- 
tretemps pour  aller  faire  la  leçon  à  Pascal  sur  la  géométrie,  et  pour 
avoir  l'air  (ne  fût-ce  que  cela)  de  s'offrir  pour  mari  à  M"«  de  Main- 
tenon  vers  Tannée  1680. 

Quand  l'abbé  Nadal  publia,  en  noo,  les  Œuvres  posthumes  du  cheva- 
lier, les  choses  étaient  devenues  autrement  manifestes,  et  l'humble 
Estber  siégeait  sous  le  dais.  Il  faut  voir  aussi  comme  l'honnête  éditeur 
se  met  en  frais  au  nom  du  chevalier,  et  comme  celui-ci,  pour  celte  fois, 
nous  apparaît  tout  d'un  coup  aux  pieds  de  son  écolière.  Les  rôles  sont 
complètement  renversés.  Après  avoirj  nommé  les  persopnes  les  plus 
•considérables  qui  étaient  de  l'intimité  de  M.  de  Méré,  Tabbé  Nadal  con- 
tinue en  ces  termes  : 

«  Cétoit  là  toute  sa  société,  si  oo  ose  y  ajouter  encore  une  personne  iUostre 
dont  le  nom  emporte  toutes  les  idées  les  plus  sublimes  de  Tesprit,  de  la  vertu, 

(1)  Le  chevaUer  oobUe  ici  lU  de  set  préceptes  tes  plus  essanttek,  car  il  a  dit  :  «  Un 
Jeane  bomme,  pour  apprendre  à  chanter,  à  danaer,  à  monter  à  cheval,  à  ToUiger,  ou  k 
teîre  des  armes,  pevt  choisir  de  ces  maîtres  qai  ne  cachent  pas  lenr  science,  parce  qn^, 
s'ils  eioeUant  dans  tenr  métter,  ils  s'en  peaTent  lonerlhardiment  et  sans  rougir.  U  n*en  est 
vas  ainsi  de  cette  qualite  si  rare;  on  ^se  doitjbien  garder  de  dire  qu'on  est  honnôte 
homme,  qaand  on  te  seroit  dn  consentement  desfplns  difficiles...  On  ne  treuTC  que  fort 
pen  de  ces  exodtento  maîtres  d'honnêteté,  et  l'on  n'enjToit  point  qui  se  vantent  de  l'être  ;  » 
(Disooan  île  la  vraie  Bimnètêtéf  OEnvres^posthomes). 


H 

de  la  gimadeBr  d'Ame  et  de  4aiit  d!«utrà  qualitéB  tgm  tatiUJ^nimmf^'Wlhdem^m 
d^elle  tout  ce  que  lalortiuieA  de  plus  éleTé  et  de  pUisiblouiwftnt.  Aussi  jamais 
ne  fit-elle  naître  d'admiration  plus  vive  que  la  sienne.  Elle  a  été  PiO^et  de  s€$ 
méditations  dans  sa  retraite;  on  la  retrouve  partout  dans  ses  idées.  Selon  luv» 
ses  derniers  préceptes  ne  sont  que  Tëloge  et  Texpresslon  de  ses  vertus  mêmes, 
et  c'est  dans  rhonnenr  d*approdier:M"^  de  Maiotenon  qu'il  a  trouvé  la  source  ée 
ces  bienséances  si  déHcates,  réduites  ici  en  règles  et  en  principes.  9 

Cest  aiini  que  les  ^ohosiK  «'acooimiKideiit  w^  «u  ^pao  de  campteit- 
sance;  cet  abbé  Nadal  faisait  le  prophète  après  coup.  Les  Lettres  publiées 
en  1688  moiftrent  assez  que  le  cheyalier  se  posa  jusqn'&lalln  en  maî- 
tre plus  disposé  à  donner  qu'à  recevoir  des  leçons  [I]. 

Je  n'ai  pas  dissimulé  les  torts  et  même  les  petits  ridicules  flu  cheva- 
lier,  et  j'ai  le  droit,  ce  me  semble^  d'en  venir  maintenant  à  ses  mérites^ 
ils  sont  très  réels,  très  ûnsi,  et  ce  m'a  4té  un  si  sensible  plaisir  de  les 
découvrir  que  je  ¥oudrais  le  laire  piartuger.  U  n'f  a  pour  iséla,  qu'une 
manîûre,  c'est  de  leiûler  avec  oboix^  «ar  <on  ferait  un  âélioîeiix  recueil 
de  ses  pensées  «t  de  qwkpteB^uneB  de  ses  lelfepes.  N'étaiUce  pas,  em 
effet,  un  bonnnede  beaucoup  d'esprit  que  ceM  dont  on  fencoirtro^ 
telles  pensées  à  chaque  page? 

Cl  On  n'est  ptus  du  monde ^«nd  Um  mmmewie  aie  bien  «emM^ttrr,  au  moins 
le  voyage  est  bien  avanoé  dennwt<que  î^eo  saolie  le  memenr  dMmîn.  » 

«  Comme  la  voix  vient  en  chantant  «et  «pie  l'on  apprend  à  s'en  l^ien  servir 
quand  on  Tezerce  sous  un  bon  mahret  r^sprit^'insinue^t  se  oommunique  in- 
sensiblement parmi  les  personnes  ^ui  l'oat  bien  fait  H  ne  tant  point  douter  que 
Ton  en  puisse  acquérir,  lorsqu'un  habile  homme  s'eu  mèle.j» 

«  Ceux  qui  ont  le  cœur  droit  ont  le  .sens  de  mdme,  pour  peu  qu'ils  en  aient; 

(t)  Ainsi,  à  tntfen  tet^làtaiité»  fle-ceUe  ielWicqùi  «ons  parait  «  étrange  #b  Ion,  «1  Mfait 
très  bien  indiquer  le  cété  AàtiÏB  4tM**  de  iMainluioa,  Jkû  iiénoaaar>e0t  oubli  où  ou  Tao- 
casait  de  laisser  tomber  insensUiLeweiH  las  «eloUons  du  passé  :  m  On  s'iiuegine  411e  vos 
anciens  amis  ne  tiennent  pas  en  votre  bienYeiUance  une  ,place  iori  assuKée.  »  Il  TaTertit 
qn*on  lui  reprochait  à  la  cour  de  n*aîmer  'k  faToriser  que  des  gens  déjà  élevés  et  par  eux* 
vèraesen  faveur.  En  même  temps,  UTOComuâssait  ^on  charme,  qni  fahaH  qn*on  lui  re»- 
ttit  attaehé  nudgné  tout  :  «  Si  cela  vous  >paffêU  «peu  irraiseuâftâUle  à  uanae  que  <voai 
m*aves  eitrêmement  négligé,  lui  disait-il,  je  vous  apprends  nii*4flli«»  vo» iwarieiUeiiaet 
qualités  qui  font  tant  de  bruit,  vous  en  aves  une  que  je  regarde  comme  un  enchan- 
lameat  :  c'est  que  ks  gana  «de  bon  tgolfet  qui  «oaa  ont  ^klsa  «amae  mè  «oas  «aoraîent 
quitter,  de  qualfua  Musms^fte  ivons  uiies  powr  <foai<en4iéfiaire,«ot,i^Bnunit  un  fidèle 
témoin,  j»  Tout  cela  est  finement  observé  et  n*est  pas  du  tout  ridicule.  En  somme,  on  ne 
«onaalMt  pus  Wen  M^'de AUtaleMn etauriaut èi"« d'Asibigné, «dKlla.at^1ma étante 
quipiûU  touJpwmrému»,^mrétû,  fidèle,  nvHleile,  mteUigMÉiL>^, -mm^aBMt  Mcoamit 
au  chêvaUer.  (Uêkrts  8S%  «K  48«,  «M  ^e  mssm  étonné  ist  mvméi  iMiii*êlès  euaii 
qu*îi  veut  patler  :  ^cOut  ipHiMiiuf  tèa  iplus  ifcgiiinta  que  ift  mmnmSêmm-mt^.  u 
(Page  151  des  QBmtm  iwsOlMmiff.)^!^!)!— inrile,iCe<htoniquanrai>peu!iÉr^uf 
aelonaen  uisge^e  4feKpitiuoitflguai(ie^6beaaliK;^«ift  temps «tateaiuMsiili 

toffîeq.  M.  le  Ane  de  M<aiM»t>iMsiaa»faMetli»èiaadia^da  j int^n 

sa  maison. 


«I  fraav  gsréti  qao  ée>  cerUiiM»  98IIB  qpn  o0t  Inti  4«  |i^ 

cœar  n'ont  jamais  Tesprit  juste  :  il  y  a  tn^frurrfirtlfrg  ânv  jove  fM  kur  donne 

dftkmsearTaes.  » 

«  On  ne  sauroitaToir  le  foût  trop  délicat  pour  remarquer  les  Trais  et  les  (aua 
agrémens,  et  pour  ne  &'y  pas  tromper.  Ce  que  f  entends  par  là  »  ce  n'est  pas  être 
iG^ûté  comme  un  malade^  mais  juger  bien  de  tout  ce  qui  se  présente,  par  je 
ne  sais  quel  sentiment  qui  ta  plus  vite,  et  qudquefois  plus  droit  que  les  i^ 
flè&ioBs.  n 

«'fl-flttfl,  si  I^n  Afén  crell,  aller  partout  oè  mine  le  géine,  sas»  autre  dhri^ 
Hm»  «i  JMnetlM  ^aeen#  *v  boa  sens,  ir 

«€dbi  q»  caiitiqme  le  psi  wigffqn'iljone  fan  sied  mal  ne  lesantok  bie^ 
J0MD,«lqni  se ddfiod^fii  de  lafpslDe  Mf^rn  jainaâs  baotte*  » 
.    cPonr  bien  Cure  MB  cbose«  il  0€i  suffit  pesée  la  seYoir^Uf  faut  s'y  plaiie,  et 
ne  s'en  pas  eonu^isr.  » 

«  Ce  qui  languit  ne  réjouit  pas,  et  qpand  on  n'est  touché  de  rien ,  quoiqu'on 
ne  soit  pas  mort,  on  fait  toujours  semblant  de  Fétre.  » 

«  La  plupart  des  gens  avancés  en  âge  aiment  bien  à  dire  qu'ils  ne  sont  plus 
bons  à  rien ,  pour  insîaner  que  leur  jeunesse  étoit  quelque  chose  de  rare.  » 

Cet  *aiiiiir>  kammi  yie  levehaieKer  ¥eiit  tprmer,  et  y  i  est  comme 
Qtt  idéal  lyû  lefiut  ^'^er  lordrede  eseiétéipMi^ee  soki  suppose  se  déro- 
taeil  dè84Ms  à  chofee  iasteni),  lui  fsHmit'  pourtant  ime  inépuiesMe 
fliatièfeàdesobserwtioeaDoWes,  déliées^  neuves,  parfois  singulières 
et  philosophiques  eussL  Genuney  seloo  kMv»  le  propre  de  VkonniU  komm 
esidoi  m'oseir  point  de  oiétieff  nî  de  psofepsion,,  il  pensait  que  la  cour 
de  Frooee  élaît  surtout  ua  théâtre  twenble  à  le  produire  :  e  Car  elle 
est  1a  plus  grande^  )a  phis  beliequî  nous  soiiawiiue,  disait-il,  et  eUe 
«e  moHtBsr jouveutsi  traocpiiUe.^pe  les  BieitteufS  ouvriers  n'ont  rien  i 
laift  qu'A  se  reposer,  s  Ce  parfait  loiaîr  coastiiiie  véritablement  le  cli- 
mat prepâoe  :  être  eapaUe  de  tout  et  n'avoir  a  s'appliquer  à  rien,  c'est 
la  plus  belle  couditiou  pour  le  îeu  complet  des  fiâûiUés  aimables  :  s  II 
y  a  ieujoors  eu  de  certains  faioéaus  sansmétiee,  mais<|ui  n'étoieat  pas 
sans  mérite»  et  qui  ne  soogfeoîeiit  qu'à  bien  vivre  et  qu'à  se  produire 
de  bon  air*  s  Et  ce  mot  de  faiméan%  n'a  rictt  de  défavorable  dans  Tac* 
ception»  car  «  ce  sont  d'oedinaif  e,  comme  il  les  définit  bien  délicate- 
ment, des  esprits  doux  et  des  coeurs  tendres,  des  gens  fiers  et  civils, 
hardie  et  modestes,  qaî  ne  sont  ni  avares  ni  ambitieiK,  qui  ne  s'em- 
pressent pas  pour  goavcmer  et  pour  tenir  fc  première  place  auprès  des 
rois  :  ils  n'ont  guère  pour  but  que  d'apporter  la  joie  partout  (i],  et  leur 
plus  grand  soin  ne  tend  qu'à  mériter  de  Testhne  et  qtf  à  se  faire  aimer.  » 
Voilà  les  fainians  du  chevalier.  Être  ce  qu'on  appelle  affairé,  c'est  là 
proprement  la  mort  de  rhonnête  hoaune.  M.  Colbert,  par  exemple, 

(1)  Et  non  pas  une  joie  de  plainans  et  de  diseun  de  bons  mots,  comme  les  Boisrobert, 
les  Marigity,  les  ^rsskt  (M.  dir  Méré  Ites  ezâut  nommément),  met»  une  joie  légère  Si 
insinuante. 


16  IIVIIB  m»  MUX  MOHDBg. 

^tait  afhiréy  et  de  nos  jours,  hélas  1  chacun  ne  ressemUe-t-il  pas  plus 
ou  moins  en  cela  à  H.  Colbert  (1)?  ' 

Pour  être  honnête  homme  (selon  le  chevalier  toujours),  il  faut 
prendre  part  à  tout  ce  qui  peut  rendre  la  vie  heureuse  et  agréable, 
agréable  aux  autres  comme  à  soi.  De  même  que  le  chrétien  veut  faire 
du  bieh  même  à  ceux  qui  lui  veulent  du  mal,  le  vrai  honnête  homme 
ne  saurait  négliger  de  plaire,  même  à  ses  ennemis,  quand  il  les,  ren- 
contre :  a  car  celui  qui  croit  se  venger  en  déplaisant  se  fait  plus  de 
mal  qu'il  n'en  fait  aux  autres.  »  -^  «  Il  y  ai  a  d'autres  qui  veulent  bien 
plaire  et  se  foire  aimer,  mais  ni  l'honneur,  ni  la  vérité,  ni  le  bien  de 
ceux  qui  les  écoutent,  ne  leur  font  jamais  rien  dire,  s'ils  n'y  trouvent 
leur  compte.  »  Ah  1  que  cette  vue  sordide  est  bien  loin  du  cœur  du  véri- 
table honnête  homme  1  Ne  rien  faire  que  par  intérêt,  même  en  ces 
choses  légères,  ne  pas  savoir  être  aimable,  même  gratuitement  et  en 
pure  perte,  M.  de  Méré  appelle  cela  les  mauvaises  nuxurs.  Qu'aurait-il 
pensé  de  N.,  qui  a  tant  d'esprit  et  qui  se  croit  si  moral,  mais  qui,  dès 
sa  jeunesse,  et  jusque  dans  ses  frais  d'esprit,  n'a  jamais  rien  fait  d'inu- 
tile? L'honnête  homme  est  plus  généreux;  il  cherche  à  plaire  paHoot 
et  à  tous,  même  aux  moindres  que  lui ,  et  sans  intérêt  Qui  n'a  ren- 
contré dans  le  monde,  depuis  qu'on  n'a  plus  le  loisir  d'y  être  parfai- 
tement honnête  homme,  de  ces  gens  qui  sont  charmans  avec  vous  le 
soir,  à  condition  d'être  brusques  s'ils  vous  rencontrent  le  matin,  et  de 
s'&rranger,  du  plus  loin  qu'ils  vous  avisent,  pour  ne  vous  point  recon- 
naître? Ces  procédés-là  (qui  sont  déjà  les  procédés  américains)  n'entrent 
pas  dans  l'idée  du  chevalier  :  au  fond  d'un  désert  comme  au  milieu  de 
la  cour,  à  l'écart,  à  l'improviste,  à  chaque  heure,  son  honnête  homme 
est  le  même,  car  il  a  son  inspiration  dans  le  coeur.  Aussi  la  vraie  hon- 
nêteté est  indépendante  de  la  fortune;  comme  elle  s'en  passe  au  be- 
soin, elle  ne  s'y  arrête  pas  chez  les  autres;  elle  n'est  dépaysée  nulle 
part  :  a  Un  honnête  homme  de  grande  vue  est  si  peu  sujet  aux  préven- 
tions que,  si  un  Indien  d'un  rare  mérite  venoit  à  la  cpur  de  France,  et 
qu'il  se  pût  expliquer,  il  ne  perdrait  pas  auprès  de  lui  le  moindre  de 
ses  avantages;  car,  sitôt  que  la  vérité  se  montre,  un  esprit  raisonnable 

(t)  M.  Colbert  était  tel,  occupé  et  le  paraissant;  mais  le  fils  de  C<»lbert,  l'aimable  M.  de 
Seigaelai,  comme  il  sarait  tout  concilier!  On  se  rappelle  ces  ve^^  de  ChauUeu  parlant 
de  son  rê^e  d'Elysée  : 

Dans  un  bois  d'orangers  qu*arrose  un  clair  ruisseau, 

Je  revois  Seignelaî,  je  retrouve  Béthune, 

Esprits  supérieurs  en  qui  la  volupté 

Ne  déroba  jamais  rien  à  rhabîleté, 

Dignes  de  plus  de  vie  et  de  plus  de  fortune. 

jSeignclai,  Béthune,  M.  de  Lionne,  on  les  reconnaît  honniies  gens  jusque  dans  les  affaires  : 
ils  portent  le  poids  légèrement,  et,  i  tes  voir,  rien  ne  parait. 


us  CflBVALIKE  DB  MÈXt*  il 

se  plalt  à  la  reconnoHre/  et  sens  balancer.  »  Mais  ici  il  deyient  évident 
qiie  la  vue  du  chevalier  s'agrandit ,  qu'il  est  sorti  de  l'empire  de  la 
inode;^  son  savoir-vivre  s'élèye  jusqu'à  n'être  qu'une  forme  du  bene 
beaiefue  vivere  des  sages;  son  honnêteté  n'est  plus  que  la  philosophie 
même,  revêtue  de  tous  ses  charmes,  et  il  a  le  droit  de  s'écrier  :  «  Je  ne 
comprends  rien  sons  le  ciel  au-dessus  de  l'honnêteté  :  c'est  la  quintes- 
sence de  toutes  les  vertus.  » 

Vous  êtes-vous  jamais  demandé  quelle  nuance  précise  il  y  a  entre 
VhonnéU  homme  et  le  galani  homme?  Le  chevalier  va  vous  le  dire.  Un 
galant  homme  a  de  certains  agrémens  qu'un  honnête  homme  n'a  pas 
toujours;  mais  un  honnête  homme  en  a  de  bien  profonds,  quoiqu'il 
s'empresse  moins  dans  le  monde.  On  n'est  jamais  tout-à-fait  honnête 
boorane  que  les  dames  ne  s'en  soient  mêlées  ;  cela  est  encore  plus  vrai  du 
galant  homme.  Cette  dernière  qualité  platt  surtout  dans  la  jeunesse; 
prenez  garde  qu'elle  ne  passe  avec  elle  aussi,  comme  une  fleur  ou 
comme  un  songe.  Le  véritaMe  galant  homme  ne  devrait  être  qu'un 
honnête  homme  un  peu  pltfê  brillant  ou  plus  enjoué  qu'à  son  ordinaire, 
un  honnête  homme  dans  sa  fleur. 

On  confond  quelquefois  le  bon  air  avec  Y  agrément,  il  y  a  pourtant 
beaucoup  de  différence,  a  Le  bon  air,  dit  le  chevalier,  se  montre  d'abord, 
il  est  plus  régulier  et  plus  dans  l'ordre.  L'agrément  est  plus  flatteur  et 
plus  insinuant  ;  il  va  plus  droit  au  cœur,  et  par  des  voies  plus  secrètes. 
Le  bon  air  donne  plus  d'admiration,  et  l'agrément  plus  d'amour.  Les 
'  jeunes  gens  qui  ne  sont  pas  encore  faits,  pour  l'ordinaire  n'ont  pas  le 
bon  air,  ni  même  de  certains  agrémens  de  maître.  »  Le  chevalier  re- 
vient plus  d'une  fois  sur  cette  idée  que  «ce  qu'on  appelle  le  goût  bon, 
il  ne  faut  pas  l'attendre  des  jeunes  gens,  à  moins  qu'ils  n'y  soient  extrê- 
mement nés  ou  que  Ton  ait  eu  grand  soin  de  les  y  élever.  »  Les  jeunes 
gens,  par  une  impétuosité  naturelle,  vont  d'abord  à  ce  qui  leur  paraît 
le  plus  nécessaire,  et  le  reste  les  touche  fort  peu.  Il  est  besoin,  selon 
une  expression  heureuse,  de  faire  F  esprit,  de  faire  le  goût  :  l'étoffe  un 
peu  raide  a  besoin  d'un  certain  usé  pour  acquérir  tonte  sa  souplesse  et 
son  délicat.  Au  reste,  ceux  et  surtout  celles  qui  sont  dignes  d'avoir  du 
goût  y  arrivent  assez  tôt,  et  de  bien  des  manières.  On  se  rappelle  cette 
charmante  et  toute  jeune  IP'*  de  Saint-Germain  chez  Hamilton,  qui 
avait  tout  bien  dans  sa  personne  hormis  les  mains  :  a  Et  la  belle  se  con- 
soloit  de  ce  que  le  temps  de  les  avoir  blanches  n'étoit  pas  encore 
venu. » 

A  cet  égard,  tout  épicurien  qu'il  se  montre  en  bien  des  endroits,  le 
chevalier  ne  sait  sans  doute  pas  la  recette  aussi  bien  que  les  Grammopt, 
les  Hamilton,  ces  voluptueux  rompus  à  l'art  de  plaire.  Lui  qui  nous 
parle  si  souventde  Pétrone  et  de  César,  ces  honnêtes  gens  de  l'antiquité, 
U  ne  s'est  peut-être  jamais  pose,  dans  toute  sa  portée  morale,  la  ques- 

TOME  1X1.  2 


M 

liât  délicate,  ei  pémlleoBe  :  «  A  qnel  prii  le  goùtse  perfecttoane4rtty  ^ 
«Ipel  ntélaoïpe  seerekle  mûrit  le  nrienocS»  Haia^  du»  saviétiiode  plia 
boAnète  et  moiiie> hasardée,  il  sait Uroover  de bena cnraailau ÀTecki 
femmes  il  reoontafiaarie  les  procédés  qui  serveatè  rnooteet  ITespriitoiA 
m  fovorîsaiit  le  seattmeiit.  Il  a*  reroanfné  ipiei  celles  quioot  le  plos 
c^esprii,  dit4l9  préCèfent  à  trop  déeW  età  toop  d'empresBeaMst  je  ne 
sais  quoi  de  plus  retenu.  Selon  lui,  on  est  trop  prampt  à  le«r  jeteraatt 
eosur  à  la  tite»  eton  lear  eo  dit  plus  d'abordée  la  vraisemblanoe  ne^lèur 
permetd'en  cFoire,  ettNeBSouTentqu'eUeeD'^dYeuleiit  :  «Oanetaur 
donne  pas  le  loisir  de  pooroir  aoabaiter  qa'oa  les  aimev  eA  de  ^eflinr 
une  c^laine  douceur  qui  ne  se  trouve  ^ue  dans  le  ppageè^deKinwiMr. 
il  faut.  Ibag^emps.  jo»ir  de  ce  plaisir-là  pour  ainaer  tonjouns,^  car  ou.  ne 
se  plait  guère  à  recevoir  ce  qu^on  n'a  pas  beaocouf»  désiré,  et,  qaand 
on  l'a  de  la  sorte,  on  s^aecoulunoe  i  le  négliger,  et  (foEdiiiam  on  nf en 
revient  plus^  »  Pour  le  coup,  on  recomuÉtaseez  bien,  ce:  ma^semUs; 
le  maUre  de  M"*  de  Maiatcno»;  et  qui  donc  sut  nwltr»  enf  pratique^ 
comme  elle,  cet  art  de  douce  et  poissante  lenleor? 

Le  chevalier  sait  bien  l'antiquité  latîM  et  grecque;  il  en  panrle  très 
volontiers,  d'une  manière  qui  DonspanAl  bio»  é'abocd  uif  pmétrange, 
car  il  l'accommode,  bon  gré  mal  gré,  à  ses  foçons  raodevnea;  pourtaut 
il  y  a  de  quoi  prdlter  a  l'enteadre.  Comme  ilehercfae  partout  dès  hon^ 
nêtes  gens,  il  s'est  avisé  de  découvrir  que  le  premier  en*  date  était 
Ulysse  :  «11  conuoissoît  le  monde,  oangoie  Homère  en  parle,  dit-il,  mais 
je  crois  qu'il  n'avoil  que  bie»  peu  de  lecture.  »  Puis  vîeiiiAlcibîade; 
autre  bonnéte  homme  selon  Platon.  Os  est  tout  étonné  de  le  voir  pren^ 
dre  sérieusement  à  partie  Aleiasdve,  et  le  morigéner  en  dcm  ou  troia 
circonstances,  comme  civil  et  galant  hors  de  propos  (i);  il  essaie  tout 
aussitôt  de  se  justifier  de  Tétrauge  idée  :  «  Que  si  l'on  m'allègue  que  c'était 
la  bienséaace  de  ce  teni|s-là,  ce  n'est  rie»  a  dire;  les  grâces  d'un  siède 
sont  celles  de  tous  les  temps.  On  s'y  comoissoit  alors  è  peu  près  eooune 
aiqonrd'hui,  tantôt  plus,  tantôt  moins,  selon  les  cours  et  les  personnea^ 
car  le  monde  ne  va  ni  ne  vient,  et  ne  bit  que  tourner,  n  L'erreur  du 
chevalier  se  saisit  bien  nettement  dans  ce  passage.  Oui,  le  monde  ne 
fait  que  tourner,  mais  les^  grâces,  et  surtout  les  bienséances,  restent^ 
elles  les  mêmes?  Voilà  ce  qui  ne  saurait  se  soutenir,  à  meina  d'ôtre 
entiché,  et,  s'il  est  de  certaines  grâces  naturelles  et  vraies  qui,  après 
des  éclipses  de  goût,  se  maintiennent  éterneilement  belles  el  restent 
jeunes  toujours,  sont-ce  de  ces  grâces  comme  il  l'entend,  lui  le  bel  es^ 
prit  et  le  raffiné? 

(I)  De  même  pour  Scipion,.  de.4|iii  il  a  dit  :  «  Je  trooTe  Scipion  si  fvrmaUste  et  si 
temlii,  qoe  je  ne  Tecnse  pas  cherché  pour  an  homme  de  bonne  compa^rnie.  »  {OEuvreg 
po9ikum€9,  page  sa.)  El  «nr  l^rgile,  qai  évrivoit  pius  en  poét9  q[u'èn  gâtant  homme', 
mir  IftlaftraSa^àGostar* 


r,  Je  tové^cte,  ^étett  fort  imdniit;  il  «faK  présent  à  \àf&^ 
Bée,  sans  doute,  ce  motd'Hépodete  :  «Il  y  aleogtempsqueieebmniMB 
ont  trouvé  ce  qui  est  bien,  et  ce  qu'il  importe  de  savoir.  »  Il  avait  assez 
iTétendue  et  de  sagacité  d'esprit  pour  devioer,  chez  ces  hommes  de 
Tantiqutté,  ceux  qui  réalisaient  en  eux  quelque  dhose  de  Tidée  subtile 
qaH  se  taisait.  En  un  sens,  Pétrone  et  César  lui  paraissaient  avec  raison 
de  vrais  honnêtes  gens,  et  ce  Ménon  le  Thessalien,  dont  parle  Xéno- 
^(méxo&WL  Jtetraite,  personnage  qui  avait  tous  les  vices,  surtout  la 
fiiinseté,  qui  croyait  exactement  que  la  parole  a  été  donnée  pour  dé- 
gitiser  sa  pen^,  même  entre  amis,  et  qui  regardait  tout  jiet  les  gens 
vrais  comme  des  êtres  sans  éducaiion{i),  ce  Hénon  si  avancé  en  mœurs 
fat!  eât  paru  un  faux  honnête  homme  et  un  roué  de  ce  temps-là.  Mais 
le  travers  était  de  vouloir  suivre  dans  le  détail  ce  qui  ne  se  laissait  en- 
trevoir que  dans  un  aperçu  rapide.  Le  chevalier,  en  vieillissant  et  en 
devenant  plus  vertueux,  faisait  subir  à  son  idée  d^hannéte  homme  une 
métamorphose  graduelle  qui  le  menait  jusqu'à  y  comprendre  tous  les 
sages,  Platon,  Pythagore  lui-même.  A  force  d'y  voir  je  ne  sais  quelle 
puissance  de  charmer  et  d'adoucir  les  cœurs  farouches,  peu  s'en  faut 
qu'il  n'y  ait  foit  entrer  Orphée.  Il  était  tombé  évidemment  dans  la  con- 
ftasion. 

n  n'y  était  pas  encore,  quand  il  pariait  de  Pétrone  et  de  César,  et, 
quoiqu'il  y  ait  dans  le  ion  dont  il  disserte  de  ces  fameux  Romains  un 
foiix  air  de  CUlie,  il  s'y  trouve  une  connaissance  incontestable  du  fond 
des  choses  et  du  caractère  des  personnages.  Sur  César,  il  sait  très  bien 
accueillir  par  un  éclat  de  rire  un  des  faiseurs  de  romans  d'alors  qui, 
pour  se  venger  de  ce  que  le  conquérant  avait  appelé  les  Gaulois  des 
barbares,  n'avait  pas  craint  de  décider  que  César  était  peu  cavalier.  Pour 
lui,  il  le  juge  assez  au  vrai,  surtout  son  sljle  dont  il  marque  ainsi  la 
physionomie  : 

«  On  seat  son  mérite  et  sa  grandeur  iiux  plus  .petites  choses  qu'il  dit,  noa 
pas  à  parler  pompeuseoiefit,  au  contraire  sa  manièfe  est  simple  et  aaos  partnet 
■aïs  à  je  ne  sais  quoi  àt  pur  «t  de  noble  qui  vient  de  la  bonne  nourriture  (2)  et 
ée  la  hiiQteur  du  génie.  Ces  inaHres  du  mcnde,  qai  sont  comme  au-dessus  de  la 
fértune,  ne  regardent  qn*indifféremment  la  plupaK  des  choses  que  nous  admi- 
rons, et,  parce  qulb  en  sont  peu  touchés,  ils  iftn  paHent  que  négligemment. 
Dans  un  endroit  où  il  raconte  qu*il  y  eut  deux  ou  trois  de  ses  légions  qui  furent 
quelque  temps  en  désordre,  combattant  contre  celles  de  Pompée  :  On  croU;, 
dit-il,  que  c'étoit  fait  de  César,  ai  Pompée  eût  su  vaincre.  Cette  victoire  eût  dé- 
cidé de  Tempire  romain.  £t  vcdlà  biaii  peu  de  UKats»  «t  hies  simples  pour  «ne  ai 

^^  Tù^immuhynm  :  Ik  néUechûM  que  4m  OrHi  «ppaUîeat  vtuMtLy  et  d^ot  Hf 
MmI  «i  te%.eit  JUaiii«a«iiii'«r%nie«ialituit âiei>eax  l^kmmÊ^hommê,  fourparl» 


(a)  JfoiuTiltirf  pour  éducation, 


90  iBTUi  un  DEUX  nom». 

grande  chose.  —  César  étoit  né  aTec  deux  passions  violentes  :  la  gloire  et  Tamour^ 
qui  Tentrainoient  comme  deux  torrens....  (1).  » 

Quant  à  Pétrone,  il  était  fort  à  la  mode  en  ce  moment.  Les  Saint- 
Évremond,  les  Ninon,  les  Saint-Pavin,  les  Miiton  (%  tous  gens  aimables 
et  de  plaisir,  avec  qui  correspond  le  chevalier,  raffolaient  du  volup- 
tueux Romain.  Lui-même,  en  son  bon  temps,  le  chevalier  était  de  cette 
secte;  il  en  était  à  sa  manière,  épicurien  un  peu  formaliste  et  compassé^ 
rédigeant  le  code  d'Aristippe  plutôt  que  de  s'y  laisser  doucement  aller. 
On  entrevoit  dans  ses  Lettres  tout  un  groupe  plus  naturel  que  lui, 
plus  hardi  et  plus  libre,  toute  une  délicieuse  bande  qui  précède  en 
date  et  qui  présage  le  groupe  des  Du  Deffand,  des  Hénault  et  des  Desal- 
leurs,  de  ces  contemporains  de  la  jeunesse  de  Voltaire.  Sous  les  airs 
réguliers  du  grand  règne,  si  Ton  sait  y  lire  et  pénétrer,  que  de  petites 
cotleries  ininterrompues,  du  xvi*  siècle  jusqu'au  xvui%  qui  ont  eu  ainsi 
pour  patron  Rabelais  ou  Pétrone  ! 

Dans  une  lettre  à  la  duchesse  de  Lesdiguières,  qui  était  son  héroïne 
tout  comme  le  maréchal  de  Clérembaut  e3t  son  héros,  le  chevalier  tra- 
duit la  Matrone  (TÉphèse  qui  amusera  aussi  la  plume  de  Saint-Évre- 
mond.  En  traduisant  Pétrone,  et  dans  de  certains  détails  de  mœurs  qui 
précèdent  le  récit  de  l'aventure,  le  chevalier  l'arrange  un  peu  :  a  Je  le 
mets  dans  notre  langue,  dit-il,  non  pas  toujours  comme  il  est  dans  l'ori- 
ginal, mais  comme  je  crois  quil  y  devroit  être.  »  Il  se  trouve  ainsi  que 
Pétrone  ne  nous  parle  que  de  l'aimable  Phryné  et  de  Climène,  au  lieu 
de  nous  parler  d'autre  chose;  mais  ce  n'est  pas  là  un  grave  reproche 
que  nous  adresserons  au  chevalier;  sa  traduction  du  morceau  est  des 

(1)  Sixième  Conversation  avec  le  maréchal  de  Clérembaut.  C*est  de  ces  Convertaiions 
que  j*ai  tiré  le  plus  gprand  nombre  de  mes  citations,  et  aussi  du  premier  des  traités  post- 
humes, qui  a  pour  titre  :  de  la  vraie  Honnêteté. 

(2)  Mitton  ne  se  connaît  bien  que  dans  les  Lettres  de  M.  de  Méré  :  c'est  \k  qu*on  ap- 
prend que  cet  épicurien  insouciant  avait  écrit  quelques  pages  sur  l* Honnêteté  qui  se  sont 
trouvées  comprises  dans  les  OEuvres  mêlées  de  Saint-Évremond  :  «  Vous  savez  dirt 
des  choses,  lui  écrit  M  de  Méré,  et  tous  devez  être  persuadé  qu*il  n*j  a  rien  de  si  rare. 
Vous  souvenez-vous  que  M»*  la  marquise  de  Sablé  nous  dit  qu'elle  n'en  trouvoit  qve 
dans  Montaigne  et  dans  Voiture,  et  qu^elle  n'estimoit  que  cela?  Je  m'assure  que,  si  vout 
l'eussiez  souvent  vue,  ou  qu'elle  eût  eu  de  vos  écrits,  elle  vous  eût  igouté  à  ces  deux  ex- 
cellents génies.  »  —  Pascal  avait  fort  connu  Mitton ,  et,  dans  les  ébauches  de  ses  Pen^ 
sées,  il  le  nomme  par  momens  et  le  prend  à  partie,  quand  il  songe  au  type  du  libertin 
qu'il  veut  réfuter  :  et  Le  moi  est  haïssable.  Vous,  Mitton,  le  couvrez;  vous  ne  l'ôtez  pas 
pour  cela...  »  En  effet,  selon  Mitton,  et  pour  se  rendre  heureux  avec  moins  de  peine,  et 
pour  rêtre  avec  sûreté  sans  craindre  d'être  troublé  dans  son  bonheur,  il  faut  faire  en  sorte 
que  les  autres  le  soient  avec  nous;  »  car  alors  tous  obstacles  sont  levés,  et  tout  le  monde 
nous  prèle  la  mnin,  «  C'est  ce  ménagement  de  bonheur  pour  nous  et  pour  les  autres 
que  l'on  doit  appeler  honniitté,  qui  n'est,  à  le  bien  prendra,  que  Vamour^jfropre  Mén 
réglé.  »  C'est  à  cela  que  Pascal  semble  répondre  directementjdanstson  apostrophe  à  l'at- 
mable  égoïste. 


u  GRVALin  n  wbtA.  91 

plus  agréables  à  lire  en  elle-méine  et  se  peut  dire  dans  tous  les  cas 
wae  belle  infidik. 

Pétrone,  liyre  charmant  et  terrible  par  tout  ce  qu'il  soulèye  de  pen- 
sées et  de  doutes  dans  une  ame  saine!  Ce  Satyricon  est  bien  TœuYre 
d'un  démon.  Que  la  composition  ^  soit  absente,  que  l'intention  géné- 
rale reste  énigmatique,  eh  !  qu'imporiel  chaque  morceau  en  est  exquis, 
chaque  détail  suffit  pour  engager.  Je  ne  me  flatte  pas  d'avoir  rompu 
toute  l'enveloppe,  et  je  n'y  ai  pas  visé  le  moins  du  monde;  j'ai  lu,  j'ai 
glissé,  et  il  m'a  suffi  de  cet  à-peu-près  facile  pour  apprécier  du  moins, 
au  milieu  de  tout  ce  qui  m'échappait,  la  façon  de  dire  vite  et  bien,  la 
touche  légère,  l'élégante  familiarité,  cette  nouveauté  qui  n'est  pas  tirée 
de  trop  loin  et  qui  rencontre  aisément  ce  qu'elle  cherche  [curiosa  feli" 
eitoM,  comme  Pétrone  lui-même  a  dit  d'Horace);  en  un  mot,  ce  cachet 
qui  a  caractérisé  de  tout  temps  les  écrivains  maîtres  en  l'art  de  plaire. 
Quelques  narrations,  parmi  lesquelles  se  détache  le  conte  de  cette  Jfa- 
trône  tant  célébrée,  sont  des  pièces  accomplies,  et  les  vers  que  l'auteur 
s'est  passé  la  fantaisie  d'insérer  à  travers  sa  prose,  à  la  différence  de  ce 
qu'offrent  en  français  ces  sortes  de  mélanges,  ont  une  solidité  et  un 
brillant  qui  en  font  de  vraies  perles  enchâssées.  Pourtant  cette  jouissance 
du  goût  laisse  après  elle  une  impression  inquiétante  et  soulève  dans 
l'esprit  un  problènie  qui  lui  pèse.  Que  le  goût  ne  soit  pas  la  même  chose 
que  la  morale,  nous  le  savons  à  merveille;  mais  est-il  possible  qu'il  s'en 
sépare  à  ce  point,  et  que  la  perfection  de  l'un  se  rencontre  dans  la 
ruine  et  la  perversion  de  l'autre?  Quoil  se  peut-il?  Combien  de  corrup- 
tion pour  cette  perfection  1  Combien  de  fumier  pour  cette  fleur!  De 
quels  élémens  est-elle  donc  pétrie  cette  grâce  suprême  et  dernière  qui 
n'a  qu'un  point  et  un  moment?  Car  cette  délicatesse-là,  qui  est  celle  de 
la  fin,  ressemble,  on  l'a  dit,  à  ces  viandes  faites  qui  ne  sauraient  at- 
tendre un  instant  de  plus.  Disons  vite  qu'il  est  un  certain  goût  primitif 
et  sain,  né  du  cœur  et  de  la  nature,  plus  rude  parfois,  mais  tout  géné- 
reux ,  et  dont  la  franche  saveur  répare  et  ne  s'épuise  pas.  Il  y  a  Lu- 
crèce enfin  tout  à  Topposé  de  Pétrone;  il  y  en  a  quelques  autres  encore 
dans  l'intervalle,  et  l'on  n'est  pas  absolument  tenu  de  choisir  entre 
l'historien  d'Encolpe  et  le  vertueux  académicien  Thomas. 

H  y  avait,  si  j'ose  dire,  un  peu  de  ce  dernier  dans  M.  de  Méré.  J'ai 
fait  assez  voir  qu'il  n'a  jamais  su  triompher  de  sa  raideur.  Si  Pétrone  et 
le  chevalier  de  Grammont  étaient  les  deux  héros  de  Saint-Évremond, 
Pétrone  et  le  maréchal  de  Clérembaut  étaient  ceux  de  notre  chevalier, 
et,  si  habile  de  conduite  que  pût  être  ce  maréchal  au  parler  bègue  (1), 
je  le  soupçonne  sans  injure  d'avoir  été  un  modèle  un  peu  moins  ravis- 

fi)  Sur  le  marédial  de  Qérembaot  (PaUoaii),  plat  adroit  coiirtÎMn  qae  grand  guer- 
Ekr/  on  pent  voir  les  Mémoirti  de  M»*  de  Motterille,  SI  mars  ie4«. 


tt 

saatqaele  b«âttnfrèff8  d'HamiltoD.  Pour  lapidées ^titsëi  Ueû  quBipMr 
les  agrémens,  le  chevalier  peut  bien  n'être  jamais  allé  AU^tdelà  4'imm 
osctaioe  fiurface  et  n'ai^oir  poiol  pereé  la  glaoe,  inéaie  ao  fait  d*^piea- 
réisine.  Je  a'ea  voudrais  qu'une  petite  preuve  que  je  jette.à  ravaûoeiicL 
Les  anciens  arvaient  remarqué  que  de  toutes  les  écoles  de  philosophie 
on  passait  dans  celle  d'Épicure,  mais  qu'une  Ans  dans  eeUe-ci  on  y  vea* 
tait  et  qu'on  ne  passait; point  à  d'autrea.  Gela  eateocore  vrai,  mèaatdm 
moderues;  les  vrais  épicuriens,  ceux  qui  sont  allés  une  lois  au  fiond^ 
m'ont  bien  lair  de  vivjre  tels  jiisqu'au  bout «it. de. mourir  teb,  sauf  im 
convenances.  Or,  le  chevalier  vieëUssant  se  connertit  loui  de  ban,  iflt 
ce  ne  fut  {>as,  ^comme  La  «Rochefoucauld,  a  i'esiffémUé,  ^  .pour  /wit 
une  fiu;  ilauf&ttde  iire  Jes  écrits  de  aes  dernières  années  pouriroir  qud 
bizarre  amalgama  se  faisaiidans  son  esprit  de  Bonanden  jarigoo  4'&of»^ 
néte  hoimne  avec. ses  nouveaux  senltmens  de  déiwt.  J'^n  conclus  qu'A 
ne  fut  jamais  à  fond  de  la  secte  de  La  Rochefoucauld,  de  Saint^Évre^ 
naond  et  de  Ninon« 

le  seul  ouvrage  de  IL  de  Méré  qui  vaille  aujourd'hui  la  peine  qu'on 
s';  arrête. avec  détail,  ce  sont  ses  ûitrer»  Ton  en  pourrait  tirer  un  cer- 
tain nombre  de  singulières  et  d  intéressantes*  J'en  donnerai  trois  icL 
La;premièi?e  ast  longue,  mais,  je  ne  sais  si  je  m'abuse,  elle  nie  parait 
charmante,  et  elle  a  semblé  telle  à  de  bons  juges  sur  qm  je  l'ai  essayée. 
C'est  tout  lio  peiUt  roman  ânemeiit  toiiehé,  tendre  et  discret,  un  tableau 
peint  de  eouièurs  du  teqsipe,  qui,  à  demi  passées,  font  sourire  et  plaisonl 
encore.  Le  chevalier  écrU  à  la  duchesse  de  Lesdiguières  surson  atijîet 
favori,  sur  les  maitres  eu  fait  d'usage  et  d'agrémens.  Mais  où  les  trou- 
ver cas  maîtres  accomplis?  Ils  sont  souvent  ^Ubertèu  qu'ils  échappent 
et  qu'on  ne  les  a  pas  comme  on  veut  : 

«  Le  meilleor  expédient,  poursuit-il,  pour  apprendre  une  chose  en  peu  de 
temps  et  sans  midtre,  c'est  de  s'irnagtner  qu'on  n'a  que  cette  seule  voie  pour 
obtenir  ee  qd'On  souhaite  le  plus.  Les  violents  désirs  sont  industrieux,  et  c^est 
ee  qu'en  dit  que,  loriquVxi  aime,  on  ne  trouve  rien  dHmpossible. 

«  Un  de  «les  amis,  fort  galant  homme,  m'étant  un  jour  vemi  voir,  lisoH  je  ne 
sais  quoi  que  j'avois  écrit,  et  le  lisoii  d'une  manière  que  j'en  fus  charmé,  qtwi^ 
que  je  n'eusse  jamais  eu  de  plaisir  à  le  lire»  Je  lui  demandai  eooKneiii  il  avott 
acquis  cette  scienge.  —  «  Ha!  me  répondit  mon  ami  avec  un  profond  soupir,  de 
quoi  m'allez-VQUs  parier?  En  revenant  de  Rome,  je  passai  par  une  ville  de  France; 
c'étoit  sur  la  fin  de  mai,  et,  le  soir,  prenant  le  frais  dans  un  jardin  où  les  dames 
se  promenoient,  j'en  vis  une  qui  me  blessa  dans  la  Coule,  sans  dessein  de  me 
nuire,  car  elle  ne  m'avoit  pas  regardé,  et  je  ne  lui  avois  pu  dire  un  seul  mot.  Ce- 
pendant j>n  devins,  en  moins  de  deux  heures,  si  ardemment  amoureux,  que  je 
fiis  toute  k  'naM  sans  dorran".  Son  visage  et  sa  taille,  son  air  à  marther  et  sa 
mine  enjouée  avec  un  sourire  flatteur  me  repassoient  devant  les  yeux,  et  ses  pa- 
roles m'aboient  tant  plu  fu'il^meae«lhkNt'<|ue  je  l'eatendoiS'Biieûie  ditoaurir, 
«t  j'en  étois  enchanté,  daaoïÉedpa,  kleadtasain,  je  k  eheichab  ptfloiit;  et. 


ime  ji  m'en  âifoimhv  ^àppr»i|ii^il  j  9mâ  peu  de  tenpg  qa'èine  éMb  ma* 
fléê^  cl  f^^  éè9  le  malii»,  elle  étoil  partie  pour  retourner  dans  une  niaisan  de 
canp^gBft»  el  qaa  calte  annoa  élettdam  iniééaert.  le  su»  aussi  que  senr  mari 
élMl  ineeeessèliteaiii  gêna  éu'  «Nonde,  qo'il  ne  soageoit  qn'à  son  ménage  et  qu'à 
pAter  lerepea  et  leadtNieevfs  de  la  retraite,  le  ne eherchots  que  des  personnes 
<|iiiiBe  poKent  parier  d'elle,  et  j'en*  tioirvMSr  asses,  parce  que  tout  le  monde 
Haknoit;  et  tant  de  ehoeea  qa'bnr  m*en  disait  augmentoîent  le  désîr  que  j*avot& 
èria  f0foîr  et  m'en  étaient  respéranœ.  I^tbis  bîen^  tri8te>  etje  ne  saroîé  par  où 
ma  eonsekr;  car  de  Tôter  de  mén.  conip,  cela  ne  sembloit  impossible;  et,  quoi- 
qoale  peu  d'apparence  de  pouvoir  passer  ma  lie  aaptèad^elle  m'eâi  désespéré, 
jaima'plaisois  trop  à  m'en  souvenir  pour  essayer  de  PoQbHer. 

<  La  maiso»  oà  demeurott  cette  dame  éioit  au  miliea  d'une  grande  forêt,  et 
sMaée  entre  dem[  collines  par  oà  passe  une  petite  rîTîèfe  dont  l'eau  est  aumi 
claire  et  aussi  pure  que  eeUe  d'ane  source  vive;  et  ce  qui  la  rend  bien  oonsidé* 
mbla,  c^esique  ceUe  dame  t*y  est  quelquefois  baignée.  La^iHe  où  j'étois  esta 
ciof  licvea  de  cette  maison,  et  j'allois  souvent  rôder  de  ce  côté-là,  non  pas  eo 
espérmioe  de  voir  celte  aimable  personne;  mais,  comme  je  ne  me  sentois  mal- 
iMreux  que  par  son  absence,  il  me  sembloit  que  phis  je  m'approcheis  du  lieu  où 
«He  étolt;  moins  j'étois  à  plaindre.  Voilà,  disols-je,  reindroit  qui  possède  tout  ee 
(fm  m'est  cber  au  monde,  et  le  ses!  qui  m'est  défendu!  Plus  je  le  considérois, 
pto^fétois  vivement  touché,  et  je  ne  pouvais  m'en  éloigner  sans  redoubler  mes 
ampws  et  mes  plaintes.  Hélas  !  disoîs-je  en  soupirant,  quêtes  demeêtiques  sont 
heureux  qui  peuvent  la  regarder  et  lui  parler!  mais  n'en  pourrois-je  pas  être  en 
lia  déguisant?  Je  ne  pais  vivre  en  fétat  où  je  suis,  et  je  n'ai  plus  à  gêiréi^r  ni  me- 
sure, ai  bienséance.  —  le  savois  que  son  mari  avoit  deui  enrdints  encore  jeunes, 
<r«na  première  femme,  et  je  m'allai  mettre  dans  l'esprit  de  feindre  que  j'étois 
de  ces  précepteurs  libertins  qui  eourent  le  monde.  Un  jour,  que  je  n'en  poovots 
plus,  un  de  mes  gens,  qui  m'avott  suivi,  m'avertit  <Tue  la  nuit  s'approchoit  et 
qaTH  n'y  avoit  point  de  lune;  je  m'arrêtai  dans  on  village  à  Centrée  de  la  ferèt, 
et  là,  parce  que  cet  homme  ék>it  secret  et  fidèle,  je  lui  communiquai  mon  ées^ 
seiaqui  ^étomfia;  mais  il  fallut  m'obéir.  Je  le  fis  partir  (out-à-l'heure  avec  ordre 
de  ce  qu'il  avoit  à  faire,  d'envoyer  mon  équipage  chez  moi,  de  dire  que  j'avois 
pris  use  autre  route,  et  de  m'apporler  un  habit  comme  je  le  voulois  (c'étoit  lui 
qui  m'habilloit),  et  je  lui  recommandai  surtout  de  ne  pas  tarder. 

c  Je  fus  en  œ  lieu  deux  jours  dans  une  grande  impatience  de  commencer  le 
rftle  que  j'allais  jouer.  Enfin  mon  homme  revint  sur  le  midi,  et  tout  aussitôt  je 
maniai  à  ehaval  et  perçai  dans  la  ferét  peur  changer  d'habit,  favançois  insensi- 
Uament  du  côté  de  la  maison,  et^  n'en  étant  plus  qu'à  deux  mille  pas,  je  des- 
eendis  de  cheval  dans  une  touffe  d'arbres  fort  épaisse,  et  je  fus  long-temps  à 
m'ajuster  :  car,  encore  que  je  me  voulusse  déguiser,  je  songeois  beaucoup  plus 
à  premlre  l'air  et  la  raine  d'un  honnête  homme.  Quand  je  me  fus  mis  le  plus  dé- 
cemment que  je  pua,  mén  henmie,  prenant  mon  cheval,  se  retira  du  côté  de  la 
ville,  et  je  demeurai  seul  avec  un  petit  sac  de  bardes  que  je  portai  sous  mon  bras 
jusqu'à  iroe  ferme  proche  de  la  maison ,  et  |e  priai  la  fermière  de  roc  le  garder. 
Après,  l'eatrai  dans  la  saur  oii  il  y  avoit  trois  ou  quatre  dogues  qvi  se  vouloient 
déchaîner.  Le  maître  vint  à  ce  bruit,  et  je  le  saluai.  Cétoit  un  homme  avancé 
en  âge,  fort  timide  etd'uiie  foible  constitution;  mais  il  aiaioit  à  se  Caire  craindre; 


2i  MiviTB  DK  mus  ifonD». 

et,  parce  qu^il  avoit  cru  que  ces  dogues  m^avoient  épouvanté,  il  me  dit  qu'il  se» 
roit  bien  dangereux  de  se  promener  la  nuit  autour  de  chez  lui,  et,  me  faisant, 
entrer  dans  une  salle^  il  me  demanda  ce  que  je  cherchois  :  Je  suis,  lui  dis*je,  un> 
homme  de  lettres  qui  me  mêle  d'instruire  les  jeunes  gens.  —  Vous  êtes  pro|Nre, 
ot  leste,  reprit-il;  mais  n'avez-YOus  ni  bonnet  ni  chemise,  et  marchez-vous  comme 
cola  sans  bardes?  —  Je  lui  répondis  que  j'avois  laissé  mon  paquet  chez  une  femme 
proche  du  château,  pour  me  présenter  plus  respectueusement  et  pour  offrir  mon 
service  de  meilleure  grâce.  —  C'est  bien  fait^  me  dit-il,  et  je  me  doute  que  vous 
savez  chanter  et  faire  quelques  méchants  vers.  Tous  vos  confrères  se  mêlent  de 
Tun  et  de  Tautre;  ce  sont  des  vagabonds  qui  ne  vont  deçà,  delà,  que  pour  ap- 
porter du  scandale  et  séduire  quelque  innocente,  et,  quand  on  les  pense  tenir,  ils 
ne  manquent  jamais  de  faire  un  trou  à  la  nuit.  —  Je  lui  repartis  que  j'étois  d'un 
esprit  plus  modéré,  que  j'avois  passé  deux  ans  et  demi  chez  un  gentilhomme  de 
Normandie  à  élever  ses  enfants,  et  que  je  ne  les  avois  point  quittés  qu'ils  ne 
fussent  bons  latins  et  bons  philosophes;  du  reste,  qu'il  n'avoit  pas  besoin  d'un, 
autre  que  de  moi  pour  apprendre  à  messieurs  ses  enfants  à  faire  des  armes  ni  à 
danser,  que  je  savois  tous  les  exercices,  parce  que  j'avois  été  cinq  ans  à  Rome 
auprès  d'un  jeune  homme  de  qualité  qui  m'aimoit  et  me  faisoit  instruire  par  ses 
maîtres;  —  et  pour  lui  montrer  mon  adresse,  je  me  mis  en  garde  avec  une  canne 
que  j'avois;  j'allongeois  et  parois,  j'avançois  et  reculois  eu  maître,  et  puis,  ayant 
quitté  ma  canne,  je  fis  quelques  pas  forts  de  ballet  et  plusieurs  caprioles  qui  le 
réjouirent;  mais,  ce  qui  lui  plut  encore,  je  ne  fus  pas  difficile  pour  mes  appoin- 
tements. 

a  11  m'ordonna  de  me  reposer,  et  monta  dans  l'appartement  de  madame  pour 
lui  raconter  cette  aventure.  Elle  m'envoya  quérir  tout  aussitôt,  et  cette  nouvelle, 
quoique  je  n'eu  dusse  pas  être  surpris,  m'ôta  presque  la  respiration.  Je  ne  pou- 
vois  vivre  en  l'absence  de  cette  aimable  personne,  et  je  ne  l'osois  aborder;  j'avois 
tant  d'amour  et  de  joie,  tant  de  respect  et  de  crainte,  que,  quaud  je  me  voulus 
lever,  il  me  prit  un  tremblement  comme  d'un  accès  de  fièvre.  Enfin,  m'étant 
remis  le  nlieux  que  je  pus,  j'entrai  dans  un  cabinet  fort  propre  où  je  fis  la  ré- 
vérence à  la  plus  belle  femme  qu'on  ait  jamais  vue;  je  me  baissai  avec  beaucoup 
de  respect  pour  lui  baiser  la  robe,  mais  elle  m'en  empêcha  et  me  voulut  bien 
saluer  aussi  civilement  que  si  je  n'eusse  pas  été  déguisé.  Elle  tenoit  un  livre 
iVMtrée  entre  ses  mains,  et  sur  ses  geuoux  la  Jérusalem  du  Tasse  (1),  car  elle 
savoit  parfaitement  la  langue  italienne,  et  faisoit  cas  de  ces  deux  livres  comme 
une  personne  de  bon  goût,  de  sorte  qu'elle  aimoit  à  s'en  eqtretenir,  et  même  à 
les  ouïr  lire  d'un  ton  agréable.  Je  m'en  aperçus  bien  vite,  parce  qu'en  s'infor- 
mant  de  ce  que  je  savois,  elle  me  demanda  si  je  savois  lire;  et,  comme  son  mari 
trouvoit  cette  question  fort  plaisante  de  s'enquérir  d'un  docteur  s'il  savoit  lire,  et 
qu'il  en  rioit  à  ne  s'en  pouvoir  apaiser  :  11  y  a,  dit-elle,  plus  de  mystère  à  lire 
qu  on  ne  pense;  —  et  cela  me  fit  bien  connoitre  qu'elle  s'y  plaisoit  et  qu'elle 
avoit  le  sentiment  délicat.  Aussi,  pour  dire  le  vrai,  c'étoit  le  principal  divertisse* 
ment  qu'elle  pût  avoir  dans  une  si  grande  solitude. 

c(  On  le  vint  avertir  qu'on  avoit  servi  à  souper,  et  monsieur  me  fit  mettre  au- 
près de  ses  enfants  et  me  dit  qu'il  souhaiteroit  bien  de  les  voir  savants,  mais  de 

(1)  La  Jéruialem  et  VAslré$,  c'étaient  les  plus  beUes  nouveautés  d'alonr. 


LE  CHtYALim  1«  MiRÉ.  25 

Ja  science  da  inonde  plutôt  que  de  celle  des  docteurs. — Autrefois,  continua-t-il, 
f étudiai  plus  que  je  n'eusse  voulu,  parce  que  j'avois  un  père  qui,  n'ayant  pas 
étudié,  rapportoit  à  Tignorance  des  lettres  tout  ce  qui  lui  avoit  mal  réussi.  Cela 
Tobligea  de  me  laisser  jusqu'à  Vàge  de  vingt-deux  ans  au  collège,  et,  lorsque  j'en 
fbs  sorti,  je  connus  par  expérience  qu'excepté  le  latin  que  j'étois  bien  aise  de  sa- 
voir, tout  ce  qu'on  m'avoit  appris  m'étoit  non>seulement  inutile,  mais  encore 
nuisible,  à  cause  que  je  m'étois  accoutumé  à  parler  dans  les  disputes  sans  en- 
tendre ni  ce  qu'on  me  disoit,  ni  ce  que  je  répondois,  comme  c'est  l'ordinaire. 
J'eus  beaucoup  de  peine  à  me  défaire  de  eette  mauvaise  habitude  quand  j'allai 
-dans  le  monde,  et  même  à  ne  pas  user  de  ces  certains  termes  qui  n'y  sont  pas 
bien  reçus,  outre  que  je  me  trouvois  si  neuf  et  si  mal  propre  à  ce  que  les  autres 
faisoient  que  je  ne  m'osois  montrer  en  bonne  compagnie.  Je  m'imagine  donc  que 
tout  ce  qu'on  doit  le  plus  désirer  pour  aller  dans  le  monde,  c'est  d*étre  honnête 
homme  et  d'en  acquérir  la  réputation;  mais,  pour  y  parvenir,  que  jugeriez-vous 
de  plus  à  propos  et  de  plus  nécessaire?  —  Alors  je  m'écriai  d'une  façon  mo- 
deste et  respectueuse  :  Ah!  monsieur,  que  vous  parlez  de  bon  sens  et  en  habile 
homme!  Si  vous  vouliez  vous-même  instruire  ces  messieurs,  ils  n'auroient  que 
laire  d'un  autre  précepteur  ni  d'un  autre  gouverneur  pour  se  rendre  aussi  aima- 
bles par  leur  procédé  que  par  leur  présence...  )» 

Je  supprime  ici  le  discours  de  rdmoureux,  dans  lequel  il  ne  manqua 
pas  de  définir  en  détail  les  qualités  de  ïhonnête  homme,  et  de  se  faire 
valoir  par  là  auprès  de  la  dame  en  même  temps  qu'auprès  du  mari. 

c  Gomme  jediscouroisde  la  sorte  (continue-t-il),  madame  m'écoutoit  avec  une 
attention  qui  témoignoit  assez  qu'elle  se  plaisoit  à  m'entendre.  Monsieur,  de  son 
cêté,  prenant  un  visage  riant,  but  à  ma  santé,  et,  me  faisant  goûter  d'excellent 
vin,  m'en  demanda  mon  avis.  U  aim.oit  la  bonne  chère,  et  sa  table  étoit  bien 
servie.  Madame  aussi,  qui  plaisoit  partout,  étoit  de  bonne  compagnie  à  la  table, 
et  nous  y  fûmes  plus  d'une  heure  sans  qu'elle  fit  le  moindre  semblant  d'en  vou- 
loir sortir.  A  la  fin,  s'étant  levée,  elle  se  retira  dans  son  cabinet,  et  le  maître  en 
son  appartement  fort  éloigné  de  celui  de  madame,  où  il  n'alioit  que  bien  peu, 
car  on  eût  dit  qu'il  ne  l'avoit  épousée  que  pour  l'ôter  au  monde.  On  me  donna 
une  chambre  fort  commode,  et  je  m'étonnois  qu'en  un  lieu  si  sauvage,  il  y  eût 
tant  d'ordre  et  de  propreté;  mais  j'admirois  principalement  qu'une  si  rare  per- 
sonne y  fût  cachée.  Que  je  serois  beifreux,  disois-je  en  soupirant  d'amour  et  de 
joie,  si  je  me  pouvois  insinuer  dans  son  cœur!  Le  meilleur  moyen  qui  s'en  pré- 
sente dépend  de  bien  lire;  il  faut  donc  que  je  tAche  de  lui  plaire  en  tirant  la 
quintessence  de  tous  les  agréments  qui  la  peuvent  toucher  par  la  meilleure  ma- 
nière de  lire;  elle  consiste  à  bien  prononcer  les  mots,  et  d'un  ton  conforme  au 
sujet  du  discours,  que  ma  parole  la  flatte  sans  l'endormir,  qu'elle  l'éveille  sans 
la  choquer,  que  j'use  d'inflexions  pour  ne  la  pas  lasser,  que  je  prononce  tendre- 
ment et  d'une  voix  mourante  les  choses  tendres,  mais  d'une  façon  si  tempérée, 
qu'elle  n'y  sente  rien  d'affecté  (1).  Je  fls  en  peu  de  jours  tant  de  progrès  en  cette 

.    (I)  Cest  aussi  le  précepte  d'Ovide  : 

Elige  quod  docili  molliter  ore  legas. 

{Art  4'aimer,  Uv.  IH.) 


H  uvin  m 

Alude  <pi?elle  ne  0e  'plalseît  pliis  q^à  fùe  (aàre  Ure  et fqn'àiC'eaimàenÏTmmtiBA 
fioo  mm  ea  iâtoit  font  aise,  parce  ^e  je  la  idésHuiofois  et  i|u^elle  «e  lui  fiaiMI 
flus  d'aller  dans  les  villes.  Encore,  pour  la  diwrtir,  je  loi  contoisisniDiRentqttel*» 
que  aventiire  à  peu  près  comme  ta  «Momie,  et  je  nrogiims  qu*elle  était  vsciovedt 
aitlendrie,  et  que,  pour  m'ea  (Her  la  connoissaitee,  elle  ae'Caehoit  de«fion  •évea*- 
lail,  car  je  Tus  long-temps  sans  m'oser  déclaver.  »  «*-  Mon  ami,  après (m'aivoir 
dit>ce  qui  Tavoit  rendu  si  bon  lecteur,  ^  i^ant  quitte  de  œ  que  je  lai  jvfois  d*> 
BMiadé,  se  (tint  dans  iiMi  «noroe  silence.  Ta^ois  eu  tant  d*atlMtNn  î  son  disoMfi; 
qae  je  Fallois  prier  de  conliiiftier,  quand  je  visidans  ses  ye«n  uneftHatesM^itaiiëra 
et  si  profonde,  que  je  crus  qu'il  étoit  près  de  s'évanouir,  il  oommençoit  à  eitrank 
fMer,  et  je  le  remis  le  isieux  qu'il  me  fut  possible,  le  sue  depuis  toute  eette.ave»- 
Eure,  et  je  n'en  fusf  uère  moins  louché  que  lui.  le  voudrois  vous  la  peuivotr  oonlar 
tout  d'une  euite,  car  je  crois  que  vous  seriez  bien  aise  de  l'apprendte;  mai8,fm»» 
idame,  outre  que  cela  ne  seroit  paa  si  tôt  fait,  et  que  je  me  lasse  fort  aisément,  il 
me  semble  qu'il  y  a  plus  de  huit  heures  .que  je  vous  écris,  et  je  suis  accablé 
4e  sommeil.  » 

La  suite  de  l'histoire  ne  yicnt  pas  et  ne  vint  jamais,  et  n'est-ce  {)oint, 
en  effet,  sur  ce  propos  brisé  qu'il  sied  de  finir?  Ainsi  coupé,  Taimahl^ 
récit  est  plus  délicat;  un  peu  de  malice  s'y  mêle;  le  conteur  n'a  voulu 
que  faire  valoir  les  avantages  du  hien  lire;  c'est  un  conseil  et  wn  encou- 
ragement qu'il  donne  aux  jeunes  gens  pour  s'y  former  :  que  lui  de^ 
mandez-vous  davantage? 

Ces  pages,  qui  sont  au  plus  tard  de  rannée  i6S6,  puisqu'elles  s'adRes- 
•ent  à  la  ductiesse  de  Lesdiguières  (i),  présagent  déjà  la  réforme  discrète 
qui  va  se  faire  dans  le  roman,  et  elles  promettent  M*"*  de  La  Fayette. 
Elles  sont  si  pures  et  si  châtiées  de  ton,  que  Fléchier,  jeune  et  gcLlaût, 
aurait  pu  les  écrire. 

Li  seconde  lettre  que  je  veux  citer  est  courte,  mais  fort  bizarre;  elle 
prouve,  ce  qu'on  savait  déjà  beaucoup  trop,  combien  ce  raffinement  de 
langage  et  ce  précieux  tant  cherché  se  combinaient  très  bien  quelque- 
lois  avec  un  reste  de  grossièreté  dans  le  procédé  et  dans  les  manières. 
La  lettre  est  adressée  à  Madame  la  maréchale  ***  qui  est  probablement 
H"^  de  Clérembaut,  fille  de  M.  de  Chavigny,  personne  d'esprit  et  qui 
fMiasait  pour  extrêmement  savante  : 

«  Puisque  vous  êtes  si  curieuse,  madame,  que  de  vouloir  apprendre  tout  ce 
qui  se  passa  au  rendez-vous  d'avant-hier,  j'aurai  tantôt  l'honneur  de  vous  voir 
et  de  vous  en  dire  jusqu'aux  moindres  circonstances.  Cependant  vous  saurez 
qu^il  y  eut  un  excellent  concert,  et  qu'après  que  les  musiciens  furent  las  de 
Chanter,  on  se  mit  à  discourir.  Il  y  avoil  sept  ou  huit  des  plus  belles  personnes 
de  la  cour,  entre  lesquelles  la  duchesse  de  Montbazoo  paroissoit  fort  parée  et 
dans  une  grande  beauté,  de  sorte  qu^on  n'aVoit  les  yeux  que  sur  elle.  On  avoft 

(1)  La  duchesse  mourut  le  S  juillet  1656,  l'année  des  Prov(neialê$  et  du  iriîraéle  de 
la  Sainte-Épine,  et  elle  eut  même  rccoun  àcette  relique^  akirs  dans  toute  sa  vogue,  sans 
pouvoir  guérir. 


mçiké^mlk  éÊdÈmmà»hM\gMn9ii)i^ytPfm9mÀt,ei,  comme  M nr^ 
attendoit  plus,  elle  parut,  et  oôntl»  vime§  poîiidre  avec  eel  aîffin  ei.brillaal 
9PB.1IMI8  savez  et  qiii  plait  toi^ius.  La  dii€he«e  de  Hoaibaion,  qm  a^ivaiiça 
ftrs  elle,  lui  paria  tout  tuia  et  lui  fit  ensuite  des  cooipli méats  mêlés  de  louange 
et  de  la  meilleure  foi  du  monde,  c^mme  tou»  pouvez  juger.  L'autre  se  couvrait 
dé  temps  eo  temps  de  son  manchon,  et  d'un  air  modeste,  et  même  timide 
en  apparence,  faisoit  semblant  de  n'oser  paroUre  auprès  d'une  si  belle  per^ 
mam;  maïs  on  sentoif  bien,  à  fa  regarder,  que  ces  façons  ne  tendoient  quli 
vaincre  ph»  stfrementiet  de  meilleure  grâce.  Sit^  que  tout  le  monde  fut  assise, 
la'eonvereaitorf ,  diTmonsi^ur  le  maréchal,  a  été  fort  agréabfe;  mais,  à  cause  de 
ttadane,  tl  Ikut  renoavekr  d'esprit  (^);  elle  mérite  qn'on  n'épargne  rien  de 
gal««t«  La  belle  daebiesse  ne  répondit  qu'avee  un  donx  sourire;  mais  eHe  panrt 
m  aiinahle«  q»'ofl  s'attacha  plus  que  devant  à  dire  de  bons  mot»  et  de  joNet 
tbaseï»  Ce  dessei»  na  réussit  pas  toujours^  et  principalement  lorsqu'on  témoigna 
de- le  souhaiter,  si  bien  que  je  ne  laissai  pas  de  vous  trouver  fort  à  dire.  Aussi  jie 
m'en  allois  si  l'on  ne  m'eût  retenu,  et  je  n'ose  vous  écrire  combien  la  débaucha 
fut  grande;  vous  le  pouvez  conjecturer  par  l'emportement  du  sage  ***,  qui  ne  se 
contenta  pas  de  nous  parler  des  secrètes  beautés  de  sa  femme,  et  qui  vouloit  en- 
core que  nous  en  pussions  juger  par  nous-mêmes.  Elle  s'en  mit  fort  en  colère, 
etlés  antres  dames,  Tes  plus  sévères,  ne  fàisoient  qu'en  rire.  Même  il  y  en  eut 
voe  qui ,  pour  f  apaiser,  Itfi  représenta  que  son  mari  ne  lui  voufoit  faire  autre 
laal  (foe'de  maus  mAnt^«r  qu^èlTe  avait  la  prau  belle,  qu^on  n'en  osoit  pas  autres 
■ani  pami'  lea  damea  de  eoaeéfuence  et  d^ane  exedlenM  keaillé,  surtout  nu 
jour  de  réjouissance  comme  celui  du  carnaval.  Ces  raisons  l'adoucirent  bien 
fort,  et  Je  vis  l'heure  qu'elle  étoit  persuadée;  mais  enfin  elle  dit  que  cet  homme, 
qpi  paroieneit  s»  sage,,  n?éteit  qrfun  fou»  dans  ki  débauahe,  et  qu'elle  ne: désar- 
lieroit  point  qu'on  oe  t'eût  mit' dehoiBi.  car  elle  avott  pria  mon  épée  et  mesaçott 
dl^en  tuer  le  premier  qui  Sr'approeheroit  d'elle.  On  fit  pourtant  le  traité  à<  dea 
esoditions  phis  douces^  et  le  tumulte  finit  agréablement  » 

Ainsi  voilà,  en  ai  beau  nKNide,  uu  sage  mari  qui,  pour  être  eo  pointe 
de  ¥iii^8e  oiet  à  joueF  un  très  vilain  jeu,  et  si  au  vif  que  la  dame  alan^ 

'  (f)'  Gèfle  dudbreMe  deLesdigoières,  qoi  revient  à  tout  instant  sons  Ih  plame  du  cheta^ 
lier,  la  Reine  des  Alpes,  comme  il  rappelle,  la  même  qui  joua  un  certain  rôle  sous  la 
FpMidaet  ^ue  Sénac  de,  MailWo  a  fort  agréAUemeni  mise  en  jea  dans  ses  prétentas 
Mémoires  da  la  Palati«e,  était  Anne  de  la  Ma^ieleiae  de  Ragny,  fille  uiûque  de  LioMt 
d»la  IfatcdtlaîiM,  marqai»  de  Regn;,  et  d'Hippolyte  dé  Goadi.  Par  sa  mère,  eUe  te 
trouvait  eo«0Îiie  aennaioe  d«  cardinal  de  Reti,  qui  fit  oe  qu*il  put  pour  qa*ette  Ini  fM 
iM0f«  Aatft  ehose.  Mariée  enieaat.dle  nMiofnt,  je  Tai  dit,  ea  ta5a,  laisMiit  le  elMv»« 
Bas  de  Ifeéré  daas  tout  so»  brillaat  d^homme  à  la  mode.  Tallemaat  dea  Réanx  a.eaoaaNi 
mé  à  la  dttcbissa  ub  paik  vticle  gaiUard  à  U  satte  de  II.  da  Roqaahnuv.  Il  na  Aiut  pai 
fMiCMdre  eetta  duchaïaa  de  Lasdiguièfes  avee  sa  balle^ftUa^  qiû  était  ana  6andi  etnèaa 
dacanlliiatde  fteta. 

M  MemmpêUr  d*eaprît:  malaié  am»  feipact  pcair  le  texia  du  ehevaliep  et  powr  aii 
Jlfi— P>'t''^"dièras  dadiaa,  j»<apia'qaae*aalict«ie  ftata  d^impresHon,  al<qa*il  fntUie 
tout  simplement  redoubkr. 


t8  uvim  DB8  mux  iioiiims. 

mée  dégatne  Tépée  de  quelqu'un  de  la  compagnie  pour  se  défendre.  Il 

est  vrai  que  tout  cela  se  passait  en  carnaval  (I). 

La  dernière  lettre  qnej'ai  à  produire,  et  qui  est  restée  jusqu'ici  enfotiie 
dans  le  recueil  qu'on  ne  lit  pas,  est  d'un  tout  autre  caractère  que  la  pré- 
cédente, et  d'un  intérêt  inoral  tout  particulier;  elle  nous  rend  la  con- 
versation d'un  des  hommes  qui  causaient  le  mieux,  avec  le  plus  de 
douceur  et  d'insiuuation,  de  ce  La  Rochefoucauld  qui  n'avait  de  chagrin 
que  ses  Maximes^  mais  qui,  dans  le  commerce  de  la  vie,  savait  si  bien 
recouvrir  son  secret  d'une  enveloppe  flatteuse.  La  lettre  du  chevalier 
nous  le  montre  devisant  et  moralisant  dans  l'intimité;  si  fidèle  qu'ait 
voulu  être  le  secrétaire,  on  sent,  à  le  lire,  qu'il  n'a  pu  tout  rendre,  et 
l'on  découvre  bien  par-ci  par-là  quelque  solution  de  continuité  dans 
ce  qu'il  rapporte  :  «  Il  y  a,  dit  La  Rochefoucauld,  des  tons,  des  airs,  des 
manières  qui  font  tout  ce  qu'il  y  a  d'agréable  ou  de  désagréable,  de  dé- 
licat ou  de  choquant  dans  la  conversation.»  Hais,  quoique  tout  cela 
s'évanouisse  dès  qu'on  écrit,  on  croit  saisir  dans  le  mouvement  pro- 
longé du  discours  quelque  chose  même  de  ces  tons  qui  faisaient  de  ce 
penseur  amer  un  si  doux  causeur,  et  qui  attachaient  en  Técoutant. 
Cette  page  du  chevalier  devrait  s'ajouter,  dans  les  éditions  de  La  Roche^ 
foucauld,  à  la  suite  des  Réflexions  diverses  dont  elle  semble  une  appli- 
cation vivante.  La  lettre  est  adressée  à  une  duchesse  dont  on  ne  dit  pas 
le  nom: 

«  Vous  voulez  que  je  vous  écrive,  madame,  et  vous  mè  Tavez  commandé  de  s 
bonne  grâce  et  si  galamment,  que  je  n'ai  pu  vous  le  refuser...  Et  peut-être  qu'il 
seroit  encore  de  plus  mauvais  air  de  vous  manquer  de  parole  que  de  ne  vous 
rien  dire  d'agréable.  Quoi  qu'il  en  soit,  vous  me  donnez  le  moyen  de  me  sau- 
ver de  l'un  et  de  l'autre,  en  m'ordonnant  de  vous  rapfiorter  la  conversation  que 
j'eus  avant-hier  avec  monsieur  de  La  Rochefoucauld,  car  il  parla  presque  tou- 
jours, et  vous  savez  comme  il  s'en  acquitte.  Nous  étions  dans  un  coin  de  cham- 
bre, tète-à-tète,  à  nous  entretenir  sincèrement  de  tout  ce  qui  nous  venoit  dans 
l'esprit.  Nous  lisions  de  temps  en  temps  quelques  rondeaux  où  l'adresse  et  la  dé- 

.  (1)  G*est  dans  ua  temps  de  carnaval  aussi  que  le  chevalier  écrivait  à  une  jeune  dame 
une  lettre  incroyable  (la  9S*),  dans  laquelle  il  disserte  à  fond  sur  certaine  syllabe  que  le» 
précieuses  trouvaient  déshonnéle.  On  noterait  bien  d*autres  endroits  encore  où  une  sorte 
de  grossièreté  peree  sous  la  quintessence  et  prend  même  le  dessus:  la  lettre  195«.  qui 
eontient  une  théorie  savante  sur  le  mariage  à  irait;  la  131N,  où  il  fait  du  bel-esprit 
sur  des  choses  simplement  malproprei;  la  30«,  où ,  a  travers  la  gaudriole  »  tes  Fille» 
tfe  la  Reine  sont  traitées  fort  lestement.  Mais  la  17«,  qui  est  une  lettre  de  nipture,  ne 
saurait  se  qualifier  autrement  que  de  brutale,  et  elle  paraîtrait  aujourd*hui  indigne  d*ua 
honnête  homme.  Ces  taches  fréquentes,  jusque  dans  un  homme  aussi  poli  que  Tétait  le 
chevalier,  attestent  les  mœurs  d*alentour  et  donnent  raison  à  TaUemant  des  Réaut .  C'est 
sur  tous  ces  points  que  notre  siècle,  notre  société  moyenne,  moins  raffinée,  se  racbèle 
pourtant  et  retrouve  en  gros  ses  avantages. 


Ucatene  s'étoient  épuisées  (1).  —Mon  Dîéu!  me  dit^il,  que  le  monde  juge  mal 
de  ces  sortes  de  beautés!  et  ne  m*avouer>z-Tous  pas  que  nous  sommes  dans  un 
temps  où  ^ol^^e  se  doit  pas  trop  mêler  d'écrire?  —  Je  lui  répondis  que  feu  de- 
meurois  d'accord,  et  que  je  ne  Toyois  point  d'autre  raison  de  cette  injustice,  si 
ce  n'est  que  la  plupart  de  ces  juges  n'ont  ni  goût  ni  esprit.  —  Ce  n'est  pas  tant 
cela,  œ  me  semble,  reprit-il,  que  je  ne  sais  quoi  d'envieux  et  de  malin  qui  fait 
mal  prendre  ce  qu'on  écrit  de  meilleur.  -«  Ne  vous  l'imaginez  pas,  je  vous  prie, 
hii  repartis-je,  et  soyez  assuré  qu'il  est  impossible  de  connoitre  le  prix  d'une 
chose  excellente  sans  l'aimer,  ni  sans  être  favorable  à  celui  qui  l'a  faite.  Et  com- 
ment peut-on  mieux  témoigner  qu'on  est  stupîde  et  sans  goût,  que  d'être  insen- 
sible aux  charmes  de  l'esprit?  —  J'ai  remarqué,  reprit-il,  les  défouts  de  l'esprit 
et  du  caur  de  la  plupart  du  monde,  et  ceux  qui  ne  me  connotssent  que  par  là 
pensent  que  j'ai  tous  ces  défauts,  comme  si  j'avois  fait  mon  portrait.  Cest  une 
chose  étrange  que  mes  actions  et  mon  procédé  ne  les  en  désabusent  pas.  — - 
Vous  me  faites  souvenir,  lui  dis-je,  de  cet  admirable  génie  (2)  qui  laissa  tant  de 
beaux  ouvrages,  tant  de  chefs-d'œuvre  d'esprit  et  d'invention,  comme  une  vive 
lumière  dont  les  uns  furent  éclairés  et  la  plupart  éblouis;  mais,  parce  qu'il  étoit 
persuadé  qu'on  n'est  heureux  que  par  le  plaisir,  ni  malheureux  que  par  la  dou- 
leur (ce  qui  me  semble,  à  le  bien  examiner,  plus  clair  que  le  jour),  on  Ta  re- 
gardé comme  l'auteur  de  la  plus  infâme  et  de  la  plus  honteuse  débauche,  si  bien 
fue  la  pureté  de  ses  mœurs  ne  le  put  exempter  de  cette  horrible  calomnie.  — 
Je  serais  assez  de  son  avis,  me  dit-il,  et  je  crois  qu'on  pourroit  faire  une  maxime 
que  la  vertu  mal  entendue  n'est  guère  moins  incommode  que  le  vice  bien  mé- 
sagé  n'est  agréable  (3).  —  Ahl  monsieur,  m'écriai-je,  il  s'en  faut  bien  garder; 
ces  termes  sont  si  scandaleux,  qu'ils  feroient  condamner  la  chose  du  monde  la 
plus  boonète  et  la  plus  sainte.  —  Aussi  n'usai-je  de  ces  mots,  me  dit-il,  que 
pour  m'accommoder  au  langage  de  certaines  gens  qui  donnent  souvent  le  nom 
de  vice  à  la  vertu,  et  celui  de  vertu  au  vice.  Et  parce  que  tout  le  monde  veut 
être  beureux,  et  que  c'est  le  but  où  tendent  toutes  les  actions  de  la  vie,  j'admire 
que  ce  qu'ils  appellent  vice  soit  ordinairement  doux  et  commode,  et  que  la  vertu 
mal  entendue  soit  âpre  et  pesante.  Je  ne  m'étonne  pas  que  ce  grand  homme  (4) 
ait  eu  tant  d'ennemis;  la  véritable  vertu  se  confie  en  elle-même,  elle  se  montre 
sans  artifice  et  d'un  air  simple  et  naturel,  comme  celle  de  Socrate.  Mais  les  faux 
honnêtes  gens,  aussi  bien  que  les  faux  dévots,  ne  cherchent  que  l'apparence,  et 
je  crois  que,  dans  la  morale,  Sénèque  étoit  un  hypocrite  et  qu'Ëpicure  étoit  un 
saint.  Je  ne  vois  rien  de  si  beau  que  la  noblesse  du  cœur  et  la  hauteur  de  l'es- 
prit; c'est  de  là  que  procède  la  parfaite  honnêteté  que  je  mets  au-dessus  de  tout, 
et  qui  me  semble  à  préférer,  pour  l'heur  de  la  vie,  à  la  possession  d'un  royaume. 
Ain»,  j'aime  la  vraie  vertu  comme  je  hais  le  vrai  vice;  mais,  selon  mon  sens, 
pour  être  effectivement  vertueux,  au  moins  pour  l'être  de  bonne  grâce,  il  faut 
savoir  pratiquer  les  bienséances,  juger  sainement  de  tout,  et  donner  l'avantage 
aux  excellentes  choses  par-dessus  celles  qui  ne  sont  que  médiocres.  La  règle,  à 

(1)  Sans  doute  le  Reeueii  de  Rondeaux  imprimé  en  1650,  celui  même  d*où  La 
Bruyère  a  tiré  les  deux  rondeaux  qu*on  lit  dans  Tun  de  ses  chapitres. 
  Ëpicore. 

(S)  Je  rétabKs  ici  deux  mots  omis  qui  sont  indispensables  pour  le  sens. 
m  Toujours  Épicure* 


1MM  gpéf  la  pk»  certaine  ^o«r  nefatidotttatt  tk-wM  chase  €ifc«n  pmtertioii»  iftaB 
d'obsemfiM!  m<  éUa  «adbian  à  loiita  sarte  d?égiiiid»;  ai  râotaa^  ma  pÊUmkL  éê  A 
inaiiTaiae  gitu»  qaa  ë-éire  un  sot  ou  uaa  sotte^  e|<  de  sa  laîMcr  empiéter  aa>  |h4> 
VMiUonSi.Nouft  devoosquelquechoee  au»  eoutames  de»  lieux  où  naoi  vitRoaf^ 
pouff  na  pas»  choquer  la  révérence  publique^,  quoique  eefl  oouUuaea  soient  mau*- 
miaes;  mai»  noua  ae  leur  de^ns  que  de  rapparence  :  il  faut  les  eii^  payer  et  se 
bien  gander  de  le»  approuver  dans  éot^  oœor  (i),  de  peur  d'offenser  la  raisaiii 
uDHrerselleiqui  les  cooëamtie.  Bt  puis,  comme  une  Térité  ne  va  jamais  seule,  ili 
anm  aussi  qu>  une  erreur  en  attire  beaucavp  d'autrea.  Sur  ce  prinoipe  qu-oa» 
doi4.aouhaiter d'ôtre  beureus;  leshonaeurSfla» beauté,  la nileur,  Tespril, les ri-^ 
diessea  et  la  vertu,  mèm»,  tout  cela  n'est  à  désirer  que  pour- se>  rendre  la  vie 
agréable  (3)iJl  est  à  remarquer  qu'on  ne  voit  rien  de  pur  et  de  sincère,  qu*U  j 
a  du  bâeaietdu  mal  en.  loules^  les  choses  delà  vie,  qu'il  faut  les  prendre  et  1m 
dispensera  notre  usi^,  que  le  bonheur  de  l'un  seroii  servent  le  malheur  de 
l'autre,,  et  que  la  vertu  fuit  l'eicès  comme  le  défaut.  Peutrètre  qu'Aristide  et 
Soerate  n'étoientque  trop  vertueux,  et  qu'Alcibiade  et  Phédoa  ne  l'étoient  pas 
assez;  mais  je  ne  satssi,  pour  vivre  content  et  comme  nm  bonnéto  homme  du 
monde,  il  ne  vaudrait  pa»  mieux  élre  Alcibiade  et  Phéëon<  qu'Aristide  ou  So*- 
craie.  Quantité  de  choses  sont  nécessaires  pour  être  heureux^  mais  une  seulai 
sui&t  pour  être  à  plaindre;  et  ce  sont  les  plaisirs  de  l'esprit  et  du*  corps-  qui 
readent  la  vie  douce  et  plaisante ,  comme  les  doukure^  de  l'un  et  de  l'^utna 
la  font  trouver  dttre  eifiàcheuse.  Le  plus  heureux  homma  du*  manda  n'ai  jamaîa 
tous  ces  plaisérs  à  souhait.  Les  plus- grands  de  Tesprit,  aoÉaal  que:  j'en  puis  ju*" 
gBTy  c'est  la  véritable  gloire  et  lea  belles  conooissatfces;  et  je  pf<enda  garde ^ua 
ces  gena-là  ne  lea  ont  que  bien  peu,  qui  s'attachent  beaucoup  aux  plaisira  ém 
oavps.  Je  trouve  aussi  que  ces  plaisirs  sensuels  sont  grossiers,,  sujets  au  déiffxàk 
el  pas  trop  à  rechercher,  à  moins  que  ceux  de  l'esprit  ae  s'y  mêlent  Le  phia 
sensible  est  celui  de  l'amour;  mais  il  passe  bien  vite  si  Uesprit  n'est  de  ilb 
partie.  Et  comme  les  plaisirs  de  Tesprit  surpassent  de  bien  loin  ceux  do>  ourpt^^ 
il  me  semble  aussi,  que  les  extrêmes  douleurs  corporelles. sont  beaucoup  plua 
iasupportableaque  celles  de  l'esprit.  Je  vois,  de  plus,  que  œqui  sert  d'un  cdté 
nuit  d'un  autre;  que  le  plaisir  (kit  souvent  naitt«  la  douleur,  comme  la  dou^ 
leur  cause  le  pUisir,  et  que  notre  félicité  dépend  assez  de  la  fortune  et  ptaa 
encore  de  notre  conduite.  «^  Je  l'écootois  doucement  quand  obi  noua  vinttnter^ 
rompre,  et  j'étois  presque  d'accordi  de  tout  ce  qu'il  disoit..  Si  vuas  me  voales: 
croire,  madame,  vous  goûterez  les  raisons  d'un  si  parCaitemeat  honnête  homme^ 
et  vousine  serez  pas  la  dupe  de  la  Causse  honnêteté.»* 

Dans  ce  curieux  discours^qui  semble  reBOuvelé  d'Aristippa  0u  d'Beh» 
race,  ou  a  pu  relever  au  passage  bon  nonriM^a  é&  penaées)  toutes  iaîto» 
pour  courir  en  maximes;  on  a  dû  sentir  aussi  par  instoiis  qualquaa-unep 
des  idées  ftmiîHéres  au  cheraiier,  qui  se  sont  gtfssée»  eiNnme  par  mé^ 
^arde  dans  sa  rédaction,  mais  tout  aussitôt  le  pur  et  yralLa  Rocbefou- 

(1)  On  retrouve  tout-â-fait  ici  cetto  pemie  de  derriirB  dont  a  parlé  PMcab 

(2)  Je  rétablis  Mtte.phMMe  telle  4ak*eUe  est  damVàdilisadtt  ItMt  iUe  a-été^esanfée 
maladroitement  dans  [a  réimpressioia    de  HoUande. 


Mfid  jaoMMiieiioe.  Par  «mn^,  c'est  Mm  La  AochéfoiicMdi  qtii  dit: 
f Mous  ê&wmï%  ifselqBe  choie  aastcoilteims  des  liein  où  nem  mons, 
pour  ne  p»  thequer  ila  réiréreBQe  fHrblii|iie,  quoique  oa  OMitiiroes 
«ient  «laoYëifiea;  mais  nous  ne  lewr  deivons  ipxe  de  rapparence  :  il  faut 
Imea  fiagfer  tel  se  tiiea  igavder  de  tes  approuver  dans  eoD  cœur,  s  Pnki 
c'est  le  K^sevatter  qui  y  pour  arrondir  sa  phrase^  ^oute  :  de  peur  €^ 
farnr  la  mes»»  mnivereelle  qui  ieêemuiamue.  il  ne  s'est  pas  aperçu  qae 
ttlle  raisQn  universelle  et  iani  soît  peu  ptatontoienne  n'était  pas  oonv» 
pt'èle  avec  les  idées  de  La  Rocb^HBCwdd.  Et,  en  général,  le  cbev»« 
lier  ne  paradt  paa  s'âtoe  bien  rendu  ooinpte.de  la  poriée  de  celle  doe«* 
trioe  inemuante  :  il  oe  fimee  qu'à  l'exlérieiir  et  à  la  façen  de  l'honnête 
hoimne;  La  Rodieloucaiild  allait  un  peu  plus  avant  et  saratt  mieux  le 
ibifnoi(l). 

Celte  lettre  «me  lois  connue,  je  n'ai  plus  guère  long-temps  à  faire 
avec  le  chevalier;  il  était  surtout  bon,  lui  le  maître  des  cérémonies,  i 
nous  introduire  auprès  des  autres,  de  ceux  qui  valent  mieux  que  lui. 
n  parait  e*étre  retiré  à  une  certaine  époque  dans  son  maneir  des 
champs  et  n'avoir  plus  été  du  monde.  Il  avait  été  grès  jeaeur  et  s'était 
mis  sur  le  corps  force  dettes,  il  en  convient,  et  une  foule  de  créanciers, 
quoiqu'il  n'ait  point  fait  entrer  cette  condition  dans  sa  définition  de  Tbon- 
âètehomine^(2).  Lapiété,  dit-on,  de  la  manquisede  Sevret,  sa  belle-sœurf 
contribua  à  déterminersa  conversion.  On  ne  sait  d'ailleurs  rien  de  pré* 
ds.  Ce  qui  reste  pour  nous  bien  certain,  c'est  qu'il  était  de  ces  esprits 
distingués  d'abord,  fins  et  déliés,  mais  qui  se  figent  vite  et  qui  ne  se 
renonveHent  pas.  Les  écrits  sortis  de  sa  plume  dans  ses  dernières  années 
sont  insipides;  il  baisse  à  vue  d'œil,  il  se  rouille;  il  parle  de  la  cour  en  bel 
esprit  redevenu  provincial;  il  a  des  ressouvenirs  d'épicurien  qu'il  amal- 
game comme  il  peut  avec  des  visées  platoniques,  et,  dans  son  t^fia 
d'boooéte  lionmie  qui  est  sa  marotte  éternelle,  après  avoir  épuiaé  dm 
liste  des  anciens  pfaMoeophes,  il  va  jusqu'à  essayer  en  quelques  endroits 
d'yrâttai^ber...  qui?...  je  ne  sais  comment  dire  :  celui  qd'il  appelle  le 
jm/aù  modèle  de  toutes  les  vertus  et  qui  n*est  rien  moins  que  le  Sau- 

tfl)  «.  de  La  BMliaiDiicavld  était  om»!  depuis  le  miisrdeiiitniBSO,  fandleelieNK 
a»  m  imprintr  la  lettre  à  la  fin  delSSi,  et  U  ne  yaNft  pas^lieceUe  profeMion,  aa 
hmà  fi  épioarieMM^  ait  ehoqaé  panoone,  ni  même  qa!on  4'ait  aaaleaMfit  remarqaée. 

^  «Voir  4a  lettre  ill«,  eè  il  te  niantre.eoiMiie  MmÛgé  par  les  oréaoeiers  qui  rciupê» 
Aaiaatde^Nrtvde  obei  lai  et  defnira  des^naitei;  ia  lettre  S9%  «tir  le  fritte  état  de  •mé 
tfkirea;  la  lettre  S»,  sv  «ne  dette  de  jen.  Oo  «tconnalt  ^acone  la  >io«aur  d^alon  et  la 
•aattonporaîa  du  cbevaUerde  GffaniniontàdeceHaitieiaoeodetes;  en  teici  «ne  qa'ilie»* 
lame  en  CM^Ier^les  :  «  H  7  avoît  è  la  auite  de  ilenaiev  «a  fari  gùkini  homme  qui  «e 
WneH  poMUBt  *pat'd*itier  de  quelqae  JadoBlvie  ea  Jouaat..  •  {OEmfrtm  p9êikuwim^^ 
p.  Ii0|.  Cette  «polile  indurtrie  sert  de  tezte  à  m»  iwn  mot  et  ne  le  acandaliae  pas  aatfi»* 
■anL^oetletptastlMiiiiètasgaiiS'ontdoBcde  peine^ae  pasétrcdeteorlBBi^  etè«e 
passe  aaHir 410  la «eantnaM^ 


as  nvuB  M»  DEUX  Homn. 

Teur  du  mondes  Le  cheYalier  yieillissant,  avec  ses  airs  solennels,  n*est 
plus  qu'une  ruine,  le  monument  singulier  d'une  vieille  mode,  un  de 
ces  originaux  qu'il  aurait  fallu  voir  poser  devant  La  Bruyère; 

Il  obtint  pourtant,  à  cette  époque,  une  sorte  de  célébrité  par  ses 
écrits;  on  le  trouve  assez  souvent  cité  par  Bouhours,  par  Daniel,  par 
Bayle,  par  ceux  qui,  étant  un  peu  de  province  ou  de  collège  et  arriérés 
par  rapport  au  beau  monde,  le  croyaient  un  modèle  du  dernier  goût. 
Il  eut  ce  que  j'appelle  un  succès  de  Hollande,  lui  à  qui  les  manières  de 
Hollande  déplaisaient  tant.  Chez  nous,  M""*  de  Sévigné  Ta  écrasé  d'un 
mot,  pour  avoir  osé  critiquer  Voiture  :  «  Corbinelli,  dit-elle  (I),  aban- 
donne le  chevalier  de  Biéré  et  son  chien  de  BtyU,  et  la  ridicule  critique 
qu'il  fait,  en  collet  monté,  d'un  esprit  libre,  badin  et  charmant  comme 
Voiture  :  tant  pis  pour  ceux  qui  ne  l'entendent  pas!  »  Ceci  demande 
quelque  explication  et  touche  à  un  point  très  fin  de  notre  littérature. 
J'ai  dit  que  M.  de  Méré  était  bon  surtout  à  nous  initier  près  des  autres, 
et  j'en  profite  jusqu'au  bout. 

Dans  une  lettre  à  Saint-Pavin,  le  chevalier,  en  lui  envoyant  des  re- 
marques sur  la  Justesse  dans  lesquelles  Voiture  est  critiqué,  lui  avait  dit  : 

«  Je  ne  sais  si  vous  trouverez  bon  que  j'observe  des  fautes  contre  la  justesse 
en  cet  auteur.  Je  pense  aussi  que  je  n*en  eusse  rien  dit  sans  M""**  la  marquise  de 
Sablé  qui  ne  croit  pas  que  jamais  homme  ait  approché  de  Péloquence  de  Voiture, 
et  surtout  dans  la  justesse  qu'il  avoit  à  s'expliquer.  Et  combien  de  fois  ai-je  en- 
tendu dire  à  cette  dame  :  Mon  Dieu!  qu'il  acoit  Cesprit  juste!  qu^il  pensait  juste! 

(I)  Lettre  du  Si  novembre  1679.  —  Mais,  à  propos  de  M»*  de  Sévigné  et  de  ses  rigueunt, 
je  m*aperçois  que  j*ai  omis  de  dire ,  sur  la  foi  des  meilleurs  biographes  modernes,  que 
le  chevalier  de  Méré  en  avait  été  autrefois  amoureux  ;  c'est  que  je  n*en  crois  rien ,  et  je 
soupçonne  qu*il  y  a  eu  ici  quelque  méprise.  Mcuige,  danx  VÈpUre  délicatoire  de  ses 
Observationë  sur  la  Langue  frnnçoisti,  disait  à  M.  de  Méré  i  «  Je  vous  prie  de  vous 
souvenir  que,  lorsque  nous  fcsions  notre  cour  ensemble  à  une  dame  de  grande  qualité  et 
de  grand  mérite,  quelque  passion  que  j'eusse  pour  cette  illustre  personne,  je  souffroif 
volontiers  qu'elle  vous  aimât  plus  que  moi,  parce  que  je  vous  aimois  aussi  plus  que  moi- 
même.  »  C'est  sur  cette  seule  phrase  que  porte  la  supposition;  on  n'a  pas  mis  en  doute 
qu*il  ne  fût  question  de  M"»  de  Sévigné,  comme  si  Blénage  ne  connaissait  pas  d'àutrei 
grandes  dames  à  qui  il  eut  l'honneur  de  faire  sa  cour  avec  passion  (style  du  temps). 
U  dit  positivement  ailleurs  :  a  Ce  fut  moi  qui  introduiâis  le  chevalier  de  Méré  chez  M»«  de 
Lesdiguières. .  Il  la  vit  jusqu'à  sa  mort,  et,  après  elle,  il  passa  à  M»*  la  maréehale  de  Glé- 
rembaut.  »  { BÊtnnfiana,  tome  II.  )  Je  crois  tout  à  fait  que  c'est  de  cette  duchesse,  d^jà 
morte,  qu'il  s'agit  dans  la  phrase  précédente.  M"*  de  Lesdiguières,  en  effet,  aioM  bîêiitdt 
le  chevalier  plus  que  le  bon  pédant  Ménage  qu'il  n'eut  pas  de  peine  à  supplanter,  et 
celui-ci,  qui  n'aurait  pas  si  galamment  proclamé  sa  défaite  auprès  de  M»«  de  Sévigné» 
«n  prenait  très  bien  son  parti  pour  ce  qui  était  de  la  duchesse;  car  ici  il  n'y  avait  pat 
moyen  de  se  faire  illusion,  et  la  préférence  était  plus  claire  que  le  jour.  Notez  que  le  nom 
de  M>M  de  Sévigné  ne  revient  jamais  sous  la  plume  du  chevalier,  qui  ne  se  fait  pas  Unie 
de  citer  i  tout  moment  les  dames  de  ses  pensées.  Je  soumets  ces  observations  à  la  critique 
attentive  des  deux  excellens  iHOgraphes,  MM.  de  Monmerqué  et  Walckenaer,  qui  ont  dèt 
long-temps  comme  la  haute  main  sur  cç  beau  domaine  de  okitre  histoire  littéraire. 


LE  CHEVALIER  DE  MÉRÉ.  33 

quHl  parlait  et  qu*il  écriooit  /t^/e/ jusqu'à  dire  guHl  rioii  si  juste  et  si  à  propcs 
qu^à  le  voir  rire  elle  devinait  ce  qu'on  avoit  dit.  Tai  connu  Voiture  :  on  sait 
assez  que  c'étoit  un  génie  exquis  et  d'une  subtile  et  haute  intelligence;  mais  je 
TOUS  puis  assurer  que  dans  ses  discours  ni  dans  ses  écrits,  ni  dans  ses  actions,  il 
n'avoit  pas  toujours  cette  extrême  justesse,  soit  que  cela  lui  vint  de  distraction 
on  de  négligence.  Je  fus  assez  étourdi  pour  le  dire  à  M"*<^  la  marquise  de  Sablé, 
un  soir  que  j'étois  allé  chez  elle  avec  M««  la  maréchale  de  Clérerabaut;  je  m'of- 
fris même  de  montrer  dans  ses  Lettres  quantité  de  fautes  contre  la  justesse,  et 
TOUS  jugez  bien  que  cela  ne  se  passa  pas  sans  dispute.  W^^  la  maréchale  prit  )e 
parti  de  M"*  la  marquise,  soit  par  complaisance  ou  qu'en  effet  ce  fût  son  senti-> 
ment.  Quelques  jours  après,  je  fis  ces  observations,  où  je  ne  voulus  pas  insulter; 
je  me  contentai  d'apprendre  à  ces  dames  que  je  n'étois  pas  chimérique  et  que  je 
n'imposois  à  personne.  Un  de  mes  amis  fit  voir  à  M™«  la  marquise  les  endroits 
que  j'avois  remarqués,  et  cette  dame,  que  toute  la  cour  admire,  me  parut  encoie 
admirable  en  cela  qu'elle  ne  les  eut  pas  plus  tôt  vus  qu'elle  se  rendit  sans  mur- 
murer. Je  vous  assure  aussi  que  madame  de  Longuevillc,  que  Voiture  a  tant  louée, 
trouve  que  j'ai  raison  partout.  Que  si  M.  le  Prince,  comme  vous  dites,  se  montre 
un  peu  moins  favorable  à  mes  observations,  c'est  que,  dès  sa  première  enfance, 
il  estime  cet  excellent  génie,  et  que  les  héros  ne  reviennent  pas  aisément.  Aussi 
je  tiens  d'un  auteur  grec  que  c'étoit  un  crime  à  la  cour  d'Alexandre  de  remar- 
quer les  moindres  fautes  dans  les  œuvres  d'Homère.  » 

Voilure  et  Homère!  Mais,  après  avoir  ri^  on  reniarque  pourtant  cet 
accord  singulier  des  personnes  les  plus  spirituelles  d'alors,  de  H""**  de 
Sévigné,  de  M*"*  de  Sablé,  cette  Sévigné  de  la  génération  précédente. 
Boileau  lui-même  ne  parle  de  Voiture  qu'avec  égards  et  en  toute  révé- 
rence. Pour  se  rendre  compte  de  la  grande  réputation  du  personnage 
et,  en  général,  pour  s'expliquer  ces  hommes  qui  laissent  après  eux  des 
témoignages  d'eux-mêmes  si  inférieurs  à  la  vogue  dont  ils  ont  joui,  il 
faut  se  dire  que  les  contemporains,  surtout  dans  la  société,  s'attachent 
bien  plus  à  la  personne  du  talent  qu'aux  œuvres;  là  où  ils  voient  une 
source  vive,  volontiers  ils  l'adorent,  tandis  que  la  postérité,  qui  ne  juge 
que  par  les  effets,  veut  absolument,  pour  en]faire  cas,  que  la  source  soit 
devenue  un  grand  fleuve. 

Qu'on  soit  Voiture  ou  Bolingbroke,  la  postérité  vous  demande  ce  que 
vous  aurez  laissé  plutôt  que  ce  que  vous  aurez  été,  et  elle  se  montrera 
même  d'autant  plus  exigeante  que  vous  aurez  eu  plus  de  nom. 

Pour  la  réputation  du  chevalier,  il  esta  regretter  que,  dans  ses  beaux 
jours,  il  n'ait  pas  eu  une  place  à  l'Académie  française;  il  en  était  très 
digne  à  sa  date.  D'Olivet  ensuite  lui  aurait  consacré  une  de  ses  petites 
notices  en  deux  ou  trois  pages  d'un  style  si  exact  et  si  excellent,  et  qui 
l'aurait  fixé  à  son  rang  littéraire.  Si  on  me  deniandait,  en  eflèt,  ce 
qu'était  proprement  et  par-dessus  tout  le  chevalier  de  Héré,  je  n'hési- 
terais pas  à  répondre  :  Cétait  un  académicien.  Ses  écrits,  surtout  ses 
Lutre$  et  ses  Cmvers^Ums  avec  le  maréchal  de  Glérembaut,  fourni- 
Tons  XXI.  3 


34  MTOI  M8  mSCX  MORDU. 

raient  matière  à  une  infinité  de  remarques  pour  les  définitions  pré-* 
cises  et  pour  les  fines  nuances  des  mots  en  usage  dans  le  langage  poli. 
Le  chevalier  est  toul-à-feit  un  écrivain.  Son  style  a  de  la  manière;  mais, 
entre  les  styles  maniérés  d'alors,  c'est  un  des  plus  distingués,  des  plus 
marqués  au  coin  de  la  propriété  et  de  la  justesse  des  termes.  11  avait 
le  sentiment  du  mieux  et  de  la  perfection  dans  Texpression,  même  en 
causant.  11  aimait  les  choses  bien  prises.  J'ai  dit  qu'il  était  précieux;  il 
se  sépare  pourtant,  par  plus  d'un  endroit,  des  précieuses,  a  Quelques 
dames  qui  ont  l'esprit  admirable,  écrit-il,  et  qui  s'en  devrdent  servir 
pour  rendre  justice  à  chaque  chose,  condamnent  des  mots  qui  sont  fort 
bons,  et  dont  il  est  presque  impossible  de  se  passer.  Les  personnes  qui 
en  usent  trop  souvent,  et  d'ordinaire  pour  ne  rien  dire,  leur  ont  donné 
cette  aversion;  mais,  encore  qu'il  se  faille  soumettre  au  jugement  et 
même  à  l'aversion  de  ces  dames,  je  crois  pourtant  que  l'on  ne  feroit  pas 
mal  de  s'en  rapporter  quelquefois  à  tant  d'excellents  hommes  qui  ju- 
gent sainement  et  sans  caprice,  et  qui  sont  assemblés  depuis  si  long- 
temps pour  décider  du  langage.  »  11  aurait  eu  voix  au  chapitre  en  bien 
des  cas,  s'il  avait  siégé  parmi  ces  excellens  hommes.  Encore  aujourd'hui^ 
s'il  s'agissait  de  bien  fixer  le  moment  où  le  terme  d*urb<mité,  par  exem-* 
pie,  fut  introduit,  non  sans  quelque  difficulté,  dans  la  langue  du  monde, 
à  quel  témoignage  pourraitH3n  recourir  plus  sûrement  qu'à  celui  du 
chevalier,  qui,  dans  une  lettre  à  la  maréchale  de  ***,  écrivait  :  «  J'es- 
père, madame,  qu'enfin  vous  donnerez  cours  à  ce  nouveau  mot  d'wr- 
hanité  que  Balzac,  avec  sa  grande  éloquence,  ne  put  mettre  en  usage, 
car  vous  l'employez  quelquefois....  II  me  semble  que  cette  urbanité 
n'est  point  ce  qu'on  appelle  de  bons  mots,  et  qu'elle  consiste  en  je  ne 
Sais  quoi  de  civil  et  de  poli,  je  ne  sais  quoi  de  railleur  et  de  flatteur 
tout  ensemble.  »  Nous  avons  déjà  au  passage  noté  de  ces  locutions  qu'il 
affectionne  et  qui  avaient  cours  autour  de  lui  :  dire  des  choses;  faire  F  es- 
prit. Ce  sont  des  gallicismes  attiques.  M*^  de  Sablé  usait  volontiers  de 
la  première  de  ces  expressions,  dire  des  vhoses,  donnant  à  entendre  que 
la  manière  relève  tout  et  fait  tout  passer;  c'était  sentir  d'avance  conmie 
Voltaire  : 

La  grâce,  en  s'expriinant,  vaut  mieux  que  ce  qu'on  dit. 

Quant  à  cet  autre  mot  :  faine  l* esprit»  il  était  du  maréchal  de  Qé- 
rembaut,  et  le  chevalier  le  OHiflrme  aussitôt  et  l'explique  de  la  sorte  : 
«Je  me  souviens  de  quelques  bons  maîtres  qui  montroient  les  exer- 
cices dans  use  si  grande  justeMe  qu'il  n'y  avoit  rien  de  défectueux  ni 
de  superflu;  pas  un  temps  de  perdu,  ni  le  moindre  mouvement  qui  ne 
servit  à  l'action.  Gts  maitres  me  disoient  que,  si  une  fois  on  a  le  corpB 
fait,  le  reste  ne  ooûte  plus  gwèrè.  U  me  semble  aussi  que  ceux  qui  ont 
tesprit  fait  entendeiit  «oui  «a  qu'on  dit,  et  qu'il  ne  leor  faat  plus  après 


LE  «Bfi¥AUU  M  IHUli.  3^ 

cela  que  de  bons  avertisseurs.  »  Quand  le  Dictionnaire  de  rÂcadémie^ 
continué  par  nos  petits-neveux,  en  sera  au  mot  incompatible,  quel 
meilleur  exemple  aura-t-on  à  citer,  pour  le  sens  absolu  du  mot,  que 
ce  trait  du  chevalier  contre  les  raffinés  qui  ne  savent  causer,  dit-il, 
qu'avec  ceux  de  leur  cabale,  et  qui  voudraient  toujours  être  en  parti- 
culier, comme  s'ils  avaient  à  dire  quelque  mystère  :  a  Je  trouve  d'ail- 
leurs que  d'être  comme  incompatible,  et  de  ne  pouvoir  souffrir  que  des 
gens  qui  nous  reviennent,  c'est  une  heureuse  invention  pour  se  rendre 
insupportable  à  la  plupart  des  dames,  parce  que,  d'ordinaire,  elles  sont 
bien  aises  d'avmr  à  choisir?  »  Je  pourrais  continuer  ainsi  et  varier  les 
détails  sur  ce  mérite  d'écrivain  et  presque  de  grammairien  du  cheva- 
lier, qui  s'en  piquait  tant  soit  peu;  mais  il  ne  faut  pas  abuser.  Je  crois 
avoir  bien  assez  dit  pour  montrer  qu'il  ne  méritait  pas  le  mépris  et 
l'oubli  total  où  il  est  tombé,  et  que  c'est  un  de  ces  personnages  du  passé 
qu'il  n'est  pas  inutile  ni  trop  ennuyeux  de  rencontrer  une  fois  dans  sa 
vie,  quand  on  sait  les  prendre  par  le  bon  côté.  M™«  de  Sablé  et  M.  de 
La  Rochefoucauld,  en  leur  temps,  trouvaient  plaisir  à  s'entretenir  avec 
lui  :  est-ce  à  nous  d'être  si  difficiles? 

Et  puis,  en  relisant  tout  ceci,  une  pensée  dernière  me  vient,  qui  re- 
met chacun  à  sa  place.  Qu'est-ce  que  prétendre  tirer  de  l'oubli?  Nous 
ressemblons  tous  à  une  suite  de  naufragés  qui  essaient  de  se  sauver  les 
ans  les  autres,  pour  périr  eux-mêmes  l'instant  d'après. 

Sainte^buve. 


msasBaassssaasaas 


HISTOIRE 


DE  DON  PËDRE  r 


ROI  DE  GASTILLE. 


TftOlSIÈMB  PAKTIE. 


X. 

PREMIÈRE  GUERRE  d'aRAGON.   —   1356-1358. 
I. 

Le  traité  d'Atienza,  aussi  mal  observé  par  la  €astille  que  par  l'Ara- 
gon,  n'avait  pu  établir  des  relations  amicales  entre  les  deux  cours. 
Depuis  la  retraite  d'Alburquerque,  la  froideur  et  la  défiance  s'étaient 
augmentées.  Entre  deux  rois  voisins,  tous  les  deux  jeunes,  ambitieux, 
emportés,  visant  à  une  domination  absolue,  un  conflit  était  toujours 
imminent,  et  il  aurait  eu  lieu  plus  tôt  sans  doute,  si  Pierre  IV  n'eût 
été  obligé  de  tourner  son  attention  du  côté  de  la  Sardaigne  révoltée, 
tandis  que  la  guerre  civile  occupait  uniquement  don  Pèdre.  De  part 

(1)  Voyez  les  livraisons  des  l«r  et  15  décembre. 


HISTOIRE  DB  DON  PÈDRB.  37 

et  d'autre  les  griefs  étaient  graves.  L'Aragonais  voyait  avec  peine  ses 
frères  consanguins,  don  Femand  et  don  Juan,  accueillis  à  la  cour  de 
Castille  et  devenus  puissans  grâce  aux  discordes  civiles  de  ce  pays.  La 
cession  des  places  d'Alicante  et  d'Orihuela  faite  par  don  Femand  à  don 
Pëdre  avait  paru  révéler  des  projets  d'agression,  que  Pierre  IV  s'était 
efforcé  de  détourner,  en  travaillant  en  secret  à  détacher  les  infans  du 
service  de  la  Castille  pour  les  attirer  au  sien  sous  de  grandes  pro- 
messes (1).  En  effet,  la  possession  de  deux  villes  si  importantes  ouvrait 
au  Castillan  le  royaume  de  Valence  et  semblait  l'inviter  à  en  faire  la 
conquête.  De  son  côté,  le  roi  don  Pèdre  alléguait  de  plus  sérieux  sujets 
de  plainte;  d'àt)ord  l'asile  accordé  par  Pierre  IV  aux  seigneurs  proscrits 
après  la  prise  de  Toro,  contrairement  aux  conventions  annexées  au 
traité  d'Atienza;  puis  la  commanderie  d'Alcâniz,  située  dans  le  royaume 
de  Valence,  mais  propriété  de  l'ordre  de  Calatrava,  et  par  conséquent 
relevant  du  maître  de  Castille,  avait  été  concédée  par  l'Aragonais  à  un 
chevalier  rebelle  à  son  chef,  ou  du  moins  Pierre  IV  avait  reconnu  ce 
frère  insubordonné  et  lui  accordait  sa  protection.  Les  mêmes  réclama- 
tions s'élevaient  à  l'égard  de  la  commanderie  de  Montalvan,  dépendant 
de  l'ordre  de  Saintr-Jacques.  et  usurpée,  malgré  la  défense  expresse  de 
don  Fadrique,  depuis  sa  réconciliation  avec  son  frère;  enfln,  des  cor- 
saires catalans,  croisant  sur  les  côtes  d'Andalousie,  avaient  fait  éprouver 
de  grandes  pertes  au  commerce  de  cette  province.  Sous  prétexte  de 
poursuivre  les  navires  génois,  ils  avaient  capturé  ou  pillé  nombre  de 
vaisseaux  chargés  de  grains,  et  l'on  attribuait  à  leurs  violences  la  fa- 
mine désastreuse  qui  avait  ravagé  le  midi  de  la  Péninsule  [%.  A  ces 
griefs  patens,  et  qui  donnaient  lieu  à  des  communications  diplomati- 
ques assez  peu  amicales,  se  joignait  le  soupçon  des  intrigues  secrètes 
entretenues  par  le  roi  d'Aragon  avec  tous  les  mécontens  de  la  Castille. 
Les  tentatives  récentes  qu'il  avait  faites  pour  ramener  à  son  service  don 
Femand  et  don  Juan,  que  don  Pèdre  considérait  comme  ses  vassaux, 
semblaient  à  ce  dernier  une  séduction  coupable.  En  effet,  en  proposant 
une  réconciliation  à  ses  frères,  Pierre  IV  ne  visait  qu'à  recouvrer  les 
places  d'Alicante  et  d'Orihuela,  gages  de  la  fidélité  des  infans,  si  chère- 
ment achetée  par  le  roi  de  Castille.  On  n'ignorait  pas  à  Séville  que 
l'Aragonais  avait  encore  d'autres  correspondances  mystérieuses  avec 
don  Tello,  avec  don  Henri  et  les  ligueurs  réfugiés  en  France.  De  part 
et  d'autre  la  méfiance  était  extrême.  On  s'attribuait  les  desseins  les  plus 
perfides.  En  un  mot,  la  rupture  était  inévitable,  lorsqu'un  événement 
fortuit  vmt  la  précipiter. 

(1)  Le  seigneur  d'H^ar  était  rintermédiaire  de  cette  négociation  en  1355.  Voyez  lettre 
de  Pierre  IV  au  seigneur  d'Hijar,  datée  de  Gastel  de  CaUer,  l«r  juillet  1355.  Archiva 
9$niral  de  Aragon,  registre  1293  Secrêtorum,  p.  iS. 

(S)  Zurita,  Anal,  de  Aragon,  p.  268  et  sut.  —  Ayala,  p.  817. 


38  UYin  DB»  DIVX  mvsmk, 

Don  Pèdre,  s'étaat  embarqué  à  Sé¥ille,  avait  descendu  le  Guadal- 
quivir  jusqu'à  San-Lucar  de  Barrameda  pour  assister  à  la  pêche  des 
ttions  dans  la  madrague.  Au  moment  où  il  entrait  dans  le  goUe^ 
une  escadre  de  dix  galères  catalanes  y  arrivait  venant  de  BarceloBe^ 
Ces  vaisseaux,  commandés  par  un  amiral  célèbre,  appelé  Fnmcèa 
de  Perellôs,  étaient  à  la  solde  du  roi  de  France,  qui,  avec  le  coih 
sentement  du  roi  d* Aragon,  les  avait  fait  armer  pour  croiser  contre 
les  Anglais  sur  les  càtes  de  TOcéan.  Perellos,  corsaire  par  goût  et  pas 
habitude,  bien  que  d'une  famille  considérable  et  attaché  à  la  maîsoa 
du  roi  d* Aragon  (1),  donnait  k  chasse  à  troifi  barques  de  Placencia  {^) 
chargées  d'huile,  et  les  avait  suivies  jusqu'en  rade  de  San-Lucar. 
Bien  qu'elles  portassent  le  pavillcm  castillan,  qu'elles  fussent  dans  ua 
port  ami  et  dans  les  eaux  mêmes  de  la  galère  montée  par  le  roi  de  Cas* 
tille,  les  Catalans  s'en  emparèrent,  prétendant  qu'elles  étaient  chargées 
de  marchandises  génoises  et  comme  telles  de  bomie  prise,  le  roi  d'Ar^ 
gon  étant  en  guerre  avec  la  république  de  Gênes.  Aussitèt  don  Pèdre 
envoya  faire  des  représentations  à  l'amiral  aragonais,.  l'avertiasaut  qu'il 
violait  les  lois  de  la  mer  et  qu'il  manquait  an  respect  dû  à  sa  persoime. 
Perellôs  répondit  insolemment  qu'il  ne  devait  compte  de  sa  conduite 
qu'à  son  maître  le  roi  d'Aragon.  En  ce  moment  don  Pédre,  n'ayant  pas 
un  seul  vaisseau  de  guerre  sur  la  rade,  se  trouvait  hors  d'état  de  £air« 
respecter  son  pavillon;  cependant  il  dépêcha  de  nouveau  à  PerelUfi 
pour  lui  signifier  que,  faute  d'une  satisfaction  immédiate»  il  rendrait 
responsables  de  son  attentat  les  négocians  catalans  établis  à  Séville 
et  qu'il  ferait  séquestrer  leurs  biens.  L'amiral,  se  sentant  le  pins  fort, 
refusa  de  lâcher  sa  proie,  il  vendit  ses  prises;  bien  plusy  il  osa  renuHk- 
ter  le  Guadalquivir  et  commit  quriques  déprédations  sur  le  rivage  ; 
puis,  virant  de  bord,  il  rentra  dans  l'Océan  et  poursuivit  sa  route  vers 
les  côtes  de  France  (^). 

Transporté  de  fureur,  don  Pèdre  courut  à  Séville,  et,  sans  voukw 
écouter  aucune  représentation,  il  ordonna  de  mettre  aux  fers  tous  les 
sujets  catalans,  fit  saisir  leurs  propriétés,  vider  leurs  magasins ,  et 
vendre  leurs  marchandises.  Le  même  jour,  armant  à  la  bâte  sept  gin 
1ères,  il  s'embarqua  avec  toute  la  jeune  uoblesse  de  Séville  (4),  et  se 
mit  à  la  poursuite  de  Perellôs.  Arrivé  à  Tavira,  dans  les  eaux  du  Par-* 
tugal,  il  apprit  que  les  Catalans  avaient  trop  d'avance  pour  qu'il  pût 

(1)  ZuriU,  p.  969,  teno. 

(S)  Placencia  en  Biscaïe,  à  quatre  lieues  de  Bilbao.  Le. comte  de  la  Rocâ  suppcee  fut 
mal  à  propos,  ce  me  semble,  que  ces  barques  venaient  de  Plaisance  en  Italie.  Rey  dan 
Pedro  dêf,,  p.  87,  ▼eno. 

(S)  AyalA,  p.  il5. 

(4)  Zuniga,  Anales  eeeUsiastieêê  de  Seviifo,  t.  U,  p.  141,  remarque  i|ae4on  Pèdre 
fut  le  premier  roi  de  Casiitte  ^uî  %'embêrqm  ptuv  nue  eipédîtioamaritiaie. 


BBTOfRE  DE  DOIf  PÈMIS.  39 

«pérer  de  tes  atteindre.  Force  lui  fiit  donc  de  revenir  à  Se  ville  sans 
spoir  tiré  vengeanoe  de  rinsulte  foite  à  son  pavillon.  Encore  plus 
jmié  par  ie  mauvais  succès  de  sa  croisière,  il  envoya  des  ambassa- 
deurs à  Barcelone  pour  porter  ses  plaintes,  et  en  même  temps  il  fit 
partir  quelques  vaisseaux  avec  ordre  de  cingler  vers  les  Baléares  et 
de  capturer  les  navires  catalans  qu'ils  rencontreraient  dans  ces  pa- 
rages (i);  en  sorte  que  le  roi  d'Aragon  devait  apprendre  le  commence- 
ment des  hostilités  avant  Tattentat  qui  leur  servait  de  prétexte.  Ayala 
suppose  que  le  roi  bit  excité  à  ces  vicriences  par  les  parens  de  Marie  de 
Padtlla,  qui,  sentuit  diminuer  leur  crédit,  voulurent,  dit-il,  se  rendre 
nécessaires  en  poussant  leur  maître  à  une  guerre  dangereuse^  mais  le 
caractère  altier  de  don  Pèdre,  ses  anciens  griefs  et  Tinsutte  personnelle 
qu'il  venait  de  recevoir  suffisent,  ce  me  semble,  pour  expliquer  sa 
conduite  (S). 

FendanÀque  les  galères  castillannes  insultaient  les  côtes  des  Baléares, 
ies  ambassadeurs  de  don  Pëdre  arrivaient  à  Barcelone  avec  les  instruc- 
tions suivantes  :  ils  devaient  demander  la  déposition  des  commandeurs 
d'Alcaniz  et  de  Montalvan;  le  châtiment  des  corsaires  qui  avaient  troublé 
le  commerce  des  villes  d'Andalousie;  l'extradition  des  Castillans  réfu- 
giés en  Aragon,  et  nommément  celle  de  Tévéque  de  Sigûenza  et  de  Pe- 
rahmso  Aljofrin,  qui,  lors  de  Feutrée  de  don  Fadrique  à  Tolède,  s'était 
emparé  des  caisses  royales;  enfin,  ils  devaient  exiger  que  Francès  Pe- 
rellôs  fût  livré  au  roi  de  Castille  pour  recevoir  tel  châtiment  qu'il  lui 
plairait  d'infliger.  Que  si  l'Aragonis  refusait  de  faire  droit  à  ces  de- 
mandes, les  ambassadeurs  avaient  ordre  de  lui  déclarer  la  guerre,  de 
k  défier,  selon  le  formulaire  diplomatique  du  moyen-âge. 

Pierre  IV,  qui  voulait  gagner  du  temps,  répondit  avec  modération. 
n  offrit  de  remettre  la  commanderie  d' Alcaniz  à  la  disposition  du  maître 
4b  Calatrava  dès  qu'il  serait  en  mesure  de  dédommager  le  titulaire  ac- 
tuel par  une  indemnité  suffisante.  Quant  à  la  commanderie  de  Montal- 
van, c'était,  disaiMly  une  afifatre  pendante  devant  la  cour  d'Avignon,  et 
an  saint-père  appartenait  de  prononcer  entre  le  maître  et  les  chevaliers  ; 
ees  derniers  alléguant  d'ailleurs  avec  quelque  apparence  de  rmson  que 
leur  élection  était  régulière  et  conforme  aux  statuts  de  Saint-Jacques, 
car  elle  avait  eu  lieu  pendant  l'interdit  du  royaume  de  Castille  qui  sus- 
pendmt  rautorMé  des  maîtres.  Le  roi  d'Aragon  se  montrait  disposé  à 
expulser  de  ses  états  les  réfugiés  castillans,  et  même  à  livrer  Peralonso 
A](jofrin,  aux  termes  de  la  convention  d'Atienza,  ce  dernier  ayant  en- 
couru sentence  de  trahison  pour  avoir  dérobé  le  trésor  de  son  seigneur; 
mais  a  se  refusait  à  faire  arrêter  Tévêque  de  Sigûenza^  par  des  scru- 
tin Cfir.  AymU,  p.  00.  — Znrita,  1  H,  p.  BTl,  Teno. 
(S)  AyaU,  p.  «17. 


40  RBYUB  DBS  DBUX  MONDES. 

pules  religieux  réels  ou  feintsqui  contrastaient  fort  avec  l'impiété  notoire 
de  don  Pèdre.  Enûn,  tout  en  exprimant  un  vif  déplaisir  de  Toutrage 
commis  par  Perellôs,  il  déclarait  qu'en  sa  qualité  de  roi  et  de  seigneur, 
il  était  seul  juge  de  son  vassal;  qu'il  examinerait  l'affaire,  et  que,  s'il 
le  trouvait  coupable,  il  en  ferait  si  bonne  justice  que  le  roi  de  Castille 
s'en  tint  pour  satisfait  (1). 

Sur  cette  réponse,  les  envoyés  de  Castille  se  retirèrent,  non  sans 
laisser  voir  que  leur  mattre  ne  s'en  contenterait  pas.  Cependant 
Pierre IV,  comme  pour  témoigner  de  son  amour  pour  la  paix,  fit  pu- 
bliquement commander  à  Gonzalo  Mexia  et  à  Gomez  Carrillo,  amis 
connus  du  comte  deTrastamare  et  les  plus  illustres  des  réfugiés  castil- 
lans, qu'ils  eussent  à  quitter  immédiatement  le  royaume  d'Aragon.  En 
effet,  il  les  fit  aussitôt  partir  pour  la  France;  mais,  tout  en  affectant  de 
les  traiter  avec  rigueur,  il  les  chargeait  de  négocier  avec  don  Henri  et 
de  lui  offrir  du  service  dans  ses  états  [ï).  Don  Pèdre  n'était  point  homme 
à  se  payer  d'une  si  mince  satisfaction.  11  répliqua  par  un  message  plus 
impérieux  que  le  premier.  Après  avoir  renouvelé  ses  plaintes  avec  plus 
de  hauteur  que  jamais,  il  écrivit  au  roi  d'Aragon  :  a  Cherchez  main- 
tenant un  autre  ami;  j'ai  cessé  d'être  le  vôtre,  et  par  mes  mains  j'a- 
menderai le  tort  qu'avez  fait  à  mon  honneur  (3).  o  Avant  même  que 
cette  lettre  eût  été  rendue,  les  hostilités  commençaient  sur  plusieurs 
points  à  la  fois. 

Les  possessions  des  rois  d'Aragon  en  Espagne  se  composaient  de 
l'Aragon  proprement  dit,  de  la  Catalogne  et  du  royaume  de  Valence, 
trois  provinces  distinctes  par  leur  administration ,  par  les  mœurs  et 
même  par  la  langue  de  leurs  habitans ,  mais  réunies  sous  le  même 
sceptre  depuis  assez  long-temps  pour  constituer  un  état  politiquement 
homogène.  Limitrophe  de  la  Navarre,  dos  deux  Castilles  et  du  royaume 
de  Murcie ,  le  territoire  aragonais  n'a  pas  de  frontières  nettement  tra- 
cées par  1^  nature.  Sa  plus  grande  étendue  est  du  nord  au  sud,  et  l'on 
sait  que  les  hautes  chaînes  de  montagnes  dans  la  Péninsule  s'élèvent 
de  l'ouest  à  l'est;  telle  est  encore  la  direction  des  principales  rivières 
qui  se  jettent  dans  la  Méditerranée.  Trois  grandes  chaînes  sensible- 
ment parallèles  entre  elles  s'avancent  de  la  Castille  en  Aragon.  Ce 
sont,  en  commençant  par  le  nord,  la  sierra  de  Moncayo ,  celle  de  Mo- 
lina  ou  de  l'Albarracin,  enfin  la  sierra  d'Albacete.  On  peut  les  com- 
parer à  autant  de  barrières  perpendiculaires  aux  limites  de  l'Aragon  et 

(1)  Ayala,  p.  219.  —  ZuriU,  t.  II,  p.  270  et  suiv. 

{%)  Areh.  gen,  de  Aragon.  Instructions  à  Mosen  Francesch  de  Perellôs  (  probablement 
le  même  que  Tamiral  de  ce  nom),  envoyé  du  roi  d'Aragon  en  France.  Sans  date,  mais 
Traisemblablement  de  la  fin  d'août  1356.  Registre  1S9S  Secreiorum,  p.  38. 

(3)  ZuriU,  t.  II,  p,  271.  —  Mémoires  de  Pierre  lY,  dans  Carbonell,  Chraniea  d'Et-- 
panya,  p.  183,  yerso. 


HISTOIRE  DB  DON  PÉDRB.  41 

de  la  Castille;  mais,  en-deçà  et  au-delà  de  ces  barrières,  il  y  a  de  larges 
yallées  qui  ne  sont  séparées  que  par  une  ligne  idéale.  Ce  sont  de  grandes 
Yoies  ouvertes  aux  Castillans  et  aux  Aragonais  pour  la  guerre  et  le 
commerce.  Au  xiv«  siècle,  ces  vastes  débouchés  étaient  défendus  du 
côté  de  TAragon  d'abord  par  Tarazona,  ville  située  au  nord  des  monta- 
gnes de  Moncayo,  limitrophe  à  la  fois  de  la  Castille  et  de  la  Navarre; 
au  sud  de  ces  montagnes,  Calatayud  et  Daroca  servaient  de  boulevard 
au  Bas-Aragon  ;  entre  la  chaîne  de  Molina  et  celle  d'Albacete ,  le 
royaume  de  Valence,  presque  entièrement  ouvert  aux  incursions  sur 
une  longue  frontière,  n'offrait  guère  de  place  importante  que  sa  ca- 
pitale et  la  forteresse  de  Murviedro.  L'extrémité  méridionale  de  ce 
royaume,  isolée  par  les  montagnes  d'Albacete,  était  gardée  par  trois 
places  considérées  alors  comme  très  fortes,  Alicante,  Orihuela  et  Guar- 
damar.  Au  moment  où  la  guerre  éclata,  elles  étaient  occupées  par  des 
garnisons  castillannes  ou  par  les  vassaux  particuliers  de  l'mfant  don 
Fernand  d'Aragon,  dout  elles  étaient  l'apanage. 

Du  côté  de  la  Castille,  une  ligne  semblable  de  villes  fortifiées  proté- 
geait l'espace  intermédiaire  entre  les  trois  chaînes  de  montagnes.  Au 
nord ,  Agreda ,  sur  l'extrême  frontière,  s'élevait  opposée  à  Tarazona. 
Venaient  ensuite,  en  descendant  vers  le  sud,  Almazan  et  Soria,  placées 
dans  l'angle  rentrant  de  la  sierra  de  Moncayo;  Medina-Celi  et  Molina 
entre  celte  chaîne  et  les  monts  de  l'Albarracin;  Requena  sur  la  limite 
occidentale  du  royaume  de  Valence;  enfin  Murcie  et  les  villes  de  l'In- 
fant au  sud  de  la  sierra  d'Albacete.  Je  n'indique  de  part  et  d'autre  que 
les  principales  places  d'armes,  celles  qui  pouvaient  servir  de  base  à  de 
grandes  opérations  militaires,  et  je  néglige  une  foule  de  châteaux  plus 
ou  moins  bien  fortifiés  qui  jalonnaient  du  nord  au  sud  cette  longue 
frontière. 

Chacune  des  villes  de  Castille  que  je  viens  de  nommer  avait  ou  une 
garnison  ou  des  milices  assez  nombreuses  et  assez  exercées  aux  armes 
pour  faire  des  incursions  dans  leur  voishiage.  Diego  de  Padilla,  avec 
les  chevaliers  de  Calatrava  et  la  bannière  de  Murcie .  entra  dans  le 
royaume  de  Valence  (1),  où  pénétraient  en  même  temps  de  l'autre  côté 
des  montagnes  d'Albacete  les  milices  de  la  Castille  neuve  sorties  de 
Requena.  Au  nord,  Gutier  Femandez,  parti  de  Molina,  marchait  sur 
Daroca  et  Calatayud  (î).  Sur  leur  passage  ils  mettaient  tout  à  feu  et  à 
sang.  Les  bandes  castillannes,  sans  discipline,  appelées  tumultuaire- 
ment  aux  armes  par  leurs  seigneurs,  ravageaient  le  territoire  ennemi 
avec  cette  animosité  qu'on  remarque  presque  toujours  chez  les  habi- 
tans  des  frontières  contre  leurs  voisins  étrangers.  Surpris  par  cette 

(1)  n  ravagea  le  territoire  de  Gastalla  et  de  Homil,  mais  sans  pouvoir  prendre  ces  deux 
TÎUes  faute  de  machines.  Gascaies,  Hiêi.  de  Murda,  p.  lil. 
(i)  Il  Tut  repoussé  et  battu  par  le  comte  de  Luna.  Ayala,  p.  asi. 


A2  RivuB  Dn  mwKi  moÊmm^ 

brusque  attaque,  le  roi  d'Aragon  se  bâta  de  se  mettre  en  défense.  Son 
premier  soin  fut  de  réparer  les  fortifications  de  Valence  et  d'y  jeter  une 
garnison  considérable;  il  appela  sa  noblesse  aux  armes,  et  demanda 
même  l'assistance  de  ses  vassaux  étrangers,  du  comte  de  Foix  et  de 
l'infant  Louis  de  Navarre.  Bientôt  des  incurvons  dévastatrices  répondir 
rent  aux  courses  des  Castillans.  Sur  toute  la  fronlîèpe,  en  ne  voyaiit  que 
pillages  et  incendies.  Malheur  aux  hameaux  et  aux  villes  sans  murailkest 
les  guerriers  du  moyen-âge  ne  laissaient  que  des  cendres  sur  leurs 
traces. 

n. 

Les  seigneurs  castillans  expulsés  de  l'Aragon,  ou  plutôt  députés  à 
don  Henri,  le  trouvèrent  déjà  aux  gages  du  roi  de  France,  près  de  quit- 
ter Paris  pour  joindre  la  nombreuse  armée  qui  peu  de  temps  après 
allait  être  détruite  dans  les  plaines  du  Poitou.  Les  offres  du  roi  d'Ara- 
gon changèrent  aussitôt  les  projets*  du  Comte,  empressé  de  renoncer  au 
rôle  de  capitaine  d'aventure  pour  devenir  le  chef  des  méconlens  de  la 
Castille.  Acceptant  sans  hésiter  les  conditions  qu'on  lui  présentait,  il 
quitta  la  France  et  parut  bientôt  sur  le  théâtre  de  la  guerre  avec  une 
suite  nombreuse  de  bannis  qui  s'étaient  attachés  à  sa  personne.  Aux 
termes  du  traité  qu'il  conclut  à  Pina  avec  Pierre  IV,  dès  son  entrée  en 
Aragon  (i),  il  lui  rendit  hommage  et  s'engagea  à  le  servir  fidèlement 
comme  son  seigneur  naturel.  En  retour,  il  devait  recevoir  l'investiture 
de  tous  les  domaines  appartenant  aux  infans  d'Aragon  actuellement  au 
service  du  roi  de  Castille,  sauf  la  seigneurie  d'Albarracin  que  Pierre  IV 
se  réservait  expressément.  Outre  ces  possessions  immenses,  mais  qu'il 
fallait  conquérir,  don  Henri  obtint  immédiatement  plusieurs  châteaux 
dans  les  états  du  roi  (2),  ainsi  que  la  plupart  des  terres  confisquées  par 
ce  prince  sur  sa  belle-mère  dona  Léonor,  toutefois  avec  cette  clause  re- 
marquable, que,  content  ou  mécontent  (3),  il  fût  toujours  tenu  d'y  rece- 
voir son  nouveau  suzerain  le  roi  d'Aragon.  A  ces  dons  magnifiques  fut 
ajouté  un  traitement  annuel  de  130,000  sous  barcelonais  (4),  sans 
compter  la  sdde  de  600  hommes  d'armes  et  d'autant  de  génétaires  (5) 

(1)  Zurita,  t  U,  b.  27t  et  sui?.  Selon  cet  auteur,  le  traité  de  Pina  est  du  S  nevembre 
1356. 

(3)  En  Catalogne,  Hontbiancli,  Tarrega,  Vlllagrassa;  en  Aragon,  Tamarit,  Ricla,  Epila; 
dans  le  royaume  de  yalence,[GasteUon  del  Campo  de  Burriana  et  Villareal.  Mémoires 
dB  FiêTTê  iVé&an  CarboneU,  p.  ISi.  R  parait  que  les  habitans  de  Castelkm  et  de  Villa- 
real refusèrent  leng-teiafs  de  reconaaitra  don  Henri  pour  leur  seigneur,  malgré  les 
ii^oDctions  réitérées  du  roi  d* Aragon.  Arch,  gên,  de  Ar»,  registre  1543,  p.  36  et  suiv. 

(3)  Pagado  à  irado, 

(i)  68,S33  réaux^  un  peu  |4us  de  IT.MO  francs. 

(5)  Cavalls  armât  s  e  eavalèëuWomds^  Les  preum'élMMit  bandé»  stoier,  leifecoadi 
ava  V  ni  des  couvertures  da  cuir  ou^de  toile  piquén^ 


JBifMiE  HE  ixni  pènRE.  43 

dont  il  auraîi  le  commandoment  parUculier,  à  raison  de  sept  sous  par 
Jour  et  par  bomnie  pevr  les  premiers  et  de  cinq  sous  pour  les  seconds^ 
Pierre  IV  s'engageait  encore  à  ne  jamais  conclure  de  paix  ou  de  trêise 
a^^ec  le  roi  de  Cas^lie  sans  le  consentement  du  comte  de  Trastaraare. 
ie  ne  dois  point  «oublier  wa  article  du  trailé  de  Pina  iqui  indique  assez 
dairement  de  quelles  «rmesles  nouveaux  aUiés  comptaient  laire  usage. 
fl  ^ipalait  que,  si  'don  Fadriqvie  passait  au  service  du  roi  d'Aragon  et 
M  faisait  tiommage,  il  aurait  rinmestiture  de  tous  les  lûens  apparte- 
nant à  l'ordre  de  Saint-Jacques  et  dépendant  de  cette  couronne  (i).  H 
est  iR];i09stt>le  de  savoir  si  c^te  elanse  M  introduite  avec  le  consente* 
meïA  on  à  l'insu  de  don  Fadrique,  mais  il  y  a  grande  apparence  que 
les  rélflTtions  «ntre  les  deux  frères  n'avaient  jamais  été  complètement 
interrompues.  Quoi  qu'il  en  soit^  si  cet  article  vint  à  ta  connaissance  de 
don  Pèdre,  il  dut  accrottre  sa  méfiance  et  «es  soupçons  contre  le  maître 
de  Saint-lacques  qu'il  crut  d'intelligence  avec  ses  ennemis. 

Tandis  que  Pierre  lY  attirait  à  son  service  les  émigrés  castillans,  la 
fidélité  de  ses  sujets  était  mise  à  l'épreuve.  Vers  la  fin  de  i356,  don 
Pèdre  envoya  dans  le  royaume  de  Valence  l'infant  don  Femand  qui 
venait  de  se  dénaturer,  c'est-à-dire  de  renoncer  solennellement  à 
l'hommage  qu'il  devatt  au  roi  d'Aragon  comme  à  son  seigneur  natu- 
rel (S).  Don  Pèdre  espérait  que  l'infant  allait  rallier  les  restes  des  con* 
ferrés  de  TUnion.  Mais  les  temps  étaient  bien  changés;  nul  vestige 
de  ces  passions  si  violentes  qui  avaient  agité  le  pays  neuf  années  aupa- 
ravant. L'infant  était  oublié  ainsi  que  l'Union.  Pas  une  seule  ville  ne  se 
déclara  pour  lui,  pas  un  chevalier  ne  joignit  sa  bannière  à  la  sienne. 
Après  quelques  escarmouches  insignifiantes,  il  fut  obligé  de  se  replier 
honteusement  sur  Hurcie  devant  les  troupes  conduites  par  don  Pèdre 
d'Ëxerica  et  le  comte  de  Dénia.  Il  ^mblait  n'être  entré  dans  le  royaume 
de  Valence  que  pour  faire  éclater  la 'fidélité  du  peuple  qu'il  prétendait 
corrompre.  Alicaate,  la  plus  forte  de  see  places,  chassa  la  garnison 

(1)  J*ai  rappiurté  daprèt.ZarUa  le  traité  de  .Pina.  Je  n'ai  putrouTer  Forigiiial  dans  les 
archives  d'Aragon ,  mais  seulement  une  convention  nouvelle  rappelant  celle  de  Pina  et 
datée  deSaragosse/SO'janvier  195T.  D'après  un 'troisième  traité  daté  de  Saragosse,  30  août 
1357,  la  solde  Hes' hommes  d'armes  est  portée  à  S  sons,  et  celle  des  génétaires  à  6  sous. 
En  tampt  deipeix,  le  comte  de  TraitaiDare  pourra  conserver  400  hommes  d^armes  aux 
gages  du  roi,  à  raison  de  3  souAet  demi.  Le  roi  d'Aragon  ^<iute<que,  dans  le  cas  où  sou 
trésorier  refuserait  de  payer  au  Comte  les  subsides  promis,  il  s'engage  à  les  acquitter 
sur  sa  cassette  particulière,  quinze  jours  après  la  première  sommation.  On  doit  remarquer 
que,  dans  ce  dernier  traité  de  Saragosse,  il  n*est  point  question  de  don  Fadrique  ni  des 
ttens  appartenant  aux  infans  d*Aragan  et  donnés  au  comte  de  TrastanMre.  U  est  à  croire 
qu'à  cette  époque  (août  1357)  le  roi  traitait  secrètement  avec  ces  princes.  Arch*  gen.  de 
Araganf  parchemins.  Segona  Caixa,  no  20.  En  1356,  don  Henri  n'avait  pu  encore  rassem- 
bler le  nombre  d'hommes  stipulé.  H  n'avait,  suivant  les  itTemotre»  é9  Pierre  IV,  que 
300  hommes  dNrrmes  et  autant  île  génétaires.  Garbonell;  p.  tSi. 

(2)  Gascales,  Bi$t.  de  Mureia,  p.  iSl. 


U  nruB  Dn  dbux  Moron. 

castillannequiroccupait  depuis  la  cession  faite  par  Tinfant  à  don  Pèdre; 
aussitôt  les  Aragonais  s'empressèrent  d*en  augmenter  les  fortifications 
et  de  la  mettre  à  l'abri  de  toute  insulte  (!]. 

La  guerre,  qui  jusqu'alors  n'avait  été  qu'une  suite  de  rapides  incur- 
sions ou  plutôt  de  pillages,  semblait  devoir  prendre  une  face  nouvelle 
au  commencement  de  l'année  1357.  De  part  et  d'autre  on  avait  em- 
ployé l'hiver  à  de  grands  préparatifs.  Don  Pèdre,  pour  se  procurer  de 
l'argent,  avait  eu  recours  aux  négocians  de  Séville,  qui  lui  firent  des 
avances  considérables.  11  ne  craignit  point,  pour  augmenter  ses  res- 
sources, de  s'emparer  des  riches  ornemens  qui  décoraient  les  tombeaux 
de  saint  Ferdinand ,  de  la  reine  Beatriz  et  de  leur  fils  don  Alphonse  X  (2). 
Ces  objets,  beaucoup  plus  précieux  par  le  traviail  que  par  la  matière, 
disparurent  dès-lors  sans  que  le  clergé  osât  y  mettre  obstacle;  le  roi 
publiait  qu'il  ne  fallait  pas  laisser  tant  de  richesses  exposées  à  la  cupi- 
dité des  voleurs  dans  un  lieu  mal  gardé.  Tel  fut  le  prétexte  frivole  de 
ce  sacrilège  que  les  arts  déplorent  aujourd'hui. 

Vers  la  même  époque,  c'est-à-dire  dans  les  premiers  jours  de  jan- 
vier 1357,  la  reine  Marie,  mère  de  don  Pèdre,  mourut  à  Evora  après 
une  courte  maladie.  On  a  vu  qu'elle  avait  quitté  la  Castille  peu  après  la 
prise  de  Toro  et  qu'elle  s'était  réfugiée  en  Portugal.  Elle  y  vécut  quel- 
que temps,  en  apparence  étrangère  à  toute  intrigue  politique,  plus  oc- 
cupée, conime  il  semble,  de  donner  un  successeur  à  Martin  Telbo  qu'à 
disputer  le  pouvoir  à  son  fils.  Suivant  le  bruit  public,  le  poison  abrégea 
ses  jours  (3).  Des  écrivains  modernes  ont  accusé  don  Pèdre  d'avoir  puni 
par  un  parricide  la  partialité  que  la  reine  avait  montrée  pour  la  cause 
des  ligueurs.  Je  crois  inutile  de  le  justifier  d'une  accusation  qui  ne  re- 
pose sur  aucun  fondement  et  que  ne  confirme  nul  témoignage  con- 
temporain. La  reine  Marie  était  trop  universellement  méprisée  pour 
rallier  aucune  des  factions  qui  divisaient  la  Castille.  On  la  savait  inca- 
pable de  jouer  un  rôle  politique;  le  hasard  seul  avait  mis  un  instant 
entre  ses  mains  les  destinées  du  royaume,  lorsque  pendant  l'absence 
de  son  fils  elle  livra  Toro  aux  confédérés.  Il  faut,  de  parti  pris,  attrir- 
buer  à  don  Pèdre  les  actions  les  plus  atroces  pour  lui  imputer  jusqu'à 
des  crimes  complètement  inutiles.  Si  la  mort  de  la  reine  Marie  ne  fut 
pas  naturelle,  l'opinion  des  plus  graves  auteurs  contemporains  en  fait 
retomber  la  responsabilité  sur  le  roi  de  Portugal  son  père,  irrité,  dit- 
on,  du  scandale  de  ses  nouvelles  amours.  Ayala,  en  rapportant  le  fait 
comme  accrédité  de  son  temps.,  n'exprime  ni  pitié  pour  la  victime,  ni 
blâme  pour  son  bourreau.  Roi  et  père,  Alphonse  de  Portugal,  en  ven- 


(1)  Zurita,  t.  U,  p.  275.  —  Cascales,  Hist  de  Mureia,  p.  122. 

(2)  Zuniga,  An,  eceL^  U,  142.  Voir  à  rappeodice  la  description  des  tombeaux. 

(3)  Ayala,  p.  226. 


HISTOm  DB  DON  PiDRB.  45 

géant  l'homieur  de  sa  maison,  usait  d'un  droit,  et,  dans  les  idées  du 
moyen-âge,  remplissait  presque  un  devoir  (1). 

L'hiver  durait  encore  quand  don  Pèdre  quitta  Séville  pour  aller 
prendre  à  Holina  le  commandement  des  troupes  qu'il  y  rassemblait 
de  toutes  parts.  Hais,  avant  de  mettre  le  pied  sur  le  territoire  ennemi, 
une  nouvelle  défection  vint  le  surprendre  et  Talarmer  au  milieu  de 
ses  projets  de  conquête.  Pendant  son  séjour  à  Séville,  le  roi  avait  paru 
louché  de  la  rare  beauté  de  dona  Aldonzà,  fille  du  fameux  Alooso 
Gbronel,  et  femme  de  don  Alvar  Ferez  de  Gnzman.  Les  attentions  d'un 
roi  de  vingt-trois  ans,  déjà  connu  par  l'emportement  de  ses  passions, 
devaient  eilhiyer  le  mari  de  dona  Aldonza.  Elles  n'avaient  pas  moins 
causé  d'inquiétude  aux  parens  de  Marie  de  Padilla,  et  j*ai  rapporté  qu'on 
avait  attribué  leurs  conseils  belliqueux  au  désir  d'éloigner  le  roi  de 
Séville.  La  guerre  déclarée,  don  Alvar  reçut  l'ordre  de  partir  pour  la 
frontière  d'Aragon  avec  son  beau-frère,  don  Juan  de  La  Cerda;  il 
devait  commander  un  petit  corps  de  troupes  cantonné  à  Seron.  Là, 
des  bruits  alarmans  pour  son  honneur  vinrent  le  remplir  d'indigna- 
tion et  de  désespoir.  Persuadés  que  le  roi  voulait  profiter  de  leur  ab- 
^nce  pour  leur  faire  le  plus  sanglant  outrage,  les  deux  beaux-frères 
quittèrent  précipitamment  le  poste  qui  leur  était  confié.  Don  Alvar, 
ayant  mandé  sa  femme  auprès  de  lui,  passa  la  frontière  et  offrit  ses 
^rvices  à  l'Aragonais,  tandis  que  don  Juan  de  La  Cerda,  plus  hardi,  se 
jeta  dans  le  château  de  Gibraleon,  dont  il  avait  reçu  l'investiture  par 
le  traité  secret  conclu  à  Toro  entre  les  ligueurs  et  le  roi  prisonnier. 
Maître  de  cette  forteresse,  héritier  des  biens  et  des  cliens  d'Alonso  Co- 
ronel ,  il  se  flattait  de  faire  une  puissante  diversion  et  même  d'exciter 
la  guerre  civile  au  sein  de  l'Andalousie  (â).  A  la  nouvelle  de  ces  mouve- 
mens,  le  roi  hésita  quelque  temps  sur  le  parti  qu'il  devait  prendre.  Un 
moment,  il  fut  sur  le  point  de  retourner  à  Séville,  mais  bientôt,  mieux 
4nstruit  des  dispositions  manifestées  par  les  riches-hommes  et  les  com- 
munes au  bruit  de  cette  levée  de  bouchers,  il  se  détermina  à  pousser 
sa  pointe  et  à  pénétrer  en  Aragon. 


m. 

Cependant  le  cardinal  Guillaume,  accouru  sur  le  théâtre  de  la  guerre 
avec  la  mission  d'interposer  l'autorité  du  saint-siége  entre  les  deux 
princes  rivaux,  avait  profité  de  la  première  impression  produite  sur 
don  Pèdre  par  la  rébellion  de  La  Cerda  pour  en  obtenir  une  trêve  de 
quinze  jours.  Elle  avait  été  signée  à  Deza,  et  le  cardinal  employait  ce 


<1)  AjalA,  loc.  du  —  Apologia  M  rty  dan  P$dro,  p.  180. 
<^  Ayala,  tti,  i34. 


^  RIFIJB  D»  DWX 

délai  en  négodatioûs,  s'oflbaiit  commt  arbitre  aax  deux  rois,  et  le&  o»- 
jurant  de  remettre  leur  querelle  à  U  décision  du  saint«-père.  La  trêve 
n'était  pas  encore  expirée  que  don  Pëdre,  rassuré  sur  k  situation  de 
l'Andalousie,  franchit  brusquement  la  frontière  et  se  porta  sur  Tara-- 
zona,  Yille  riche  à  cette  époque,  mais  médiocrement  fortifiée.  Dès 
qu'il  en  eut  reconnu  Teneeinte,  il  fit  donner  l'assaut  au  quartier  maure, 
où  les  murailles  étaient  moins  élevées  >  par  les  cberaliers  de  Sainfr^ 
Jacques,  sous  les  ordres  de  leur  mattre  don  Fadrique.  Après  un  oombal 
assez  court,  quoique  sanglant,  ils  pénétrèrent  dans  la  ville»  liais  une 
partie  de  la  garnison  parvint  à  se  réfugier  dans  un  autre  quartier 
nommé  l'Azuda,  qui,  entouré  d'im  rempart,  formait  comme  une  ville 
distincte,  car  l'Azuda  avait  son  seigneur  féodal,  GciiUauiiie  de  Lorriz, 
conseiller  du  roi  d'Aragon  et  gouverneur  de  Valence.  U  était  absent  ^i 
ce  moment,  et  sa  femme,  tremblante  dans  son  donjon,  n'avait  ni 
l'énergie  ni  le  pouvoir  nécessaire  pour  prolonger  la  résistance.  La  nuit 
avait  interrompu  l'attaque.  Dès  le  lendemain,  les  assiégés  de  l'Azuda 
se  rendirent  par  une  caipitulation  qui  mérite  d'être  rapportée,  car  elle 
montre  ce  qu'était  à  cette  époque  le  droit  de  la  guerre.  11  fut  convenu 
que  tous  les  babitans  de  Tarazona  sortiraient  de  la  ville  avec  ieurê 
corps  et  ce  qu'ils  pourraient  emporter  siur  leurs  épaules,  le  vainqueur 
leur  accordant  un  sauf-cooduit  et  une  escorte  pour  les  conduire  à  Tu- 
delà  en  Navarre,  éloignée  de  quatre  heoes.  Les  maisons  et  tous  les  im- 
meubles devaient  appartenir  au  roi  de  CastiUe  (4).  Ainsi,  au  xi\*  siècle, 
en  Espagne,  la  guerre  se  taisait  entre  chrétiens  comme  à  l'époque  de 
l'expulsion  des  Arabes,  ou  comme  en  Italie  aux  premiers  temps  de 
Rome.  On  chassait  les  babitans  de  leurs  demeures  et  la  terre  était  pai^ 
tagée  entre  les  soldats  de  l'armée  victorieuse,  à  la  charge  de  la  cultiver 
et  de  la  défendre. 

Mattre  de  Tarazona,  don  Pèdre  assiégea  et  prit  rapidement  plusieurs 
petites  places  du  voisinage»  Dans  le  château  de  LosFayos,  il  se  retrouva 
en  présence  de  ce  Martin  Atiarca,  épargné  par  lui  À  la  prise  de  Toro; 
mais  il  ne  fallait  pas  implorer  deux  fois  sa  olémence,  et  Abaroa  fut 
aussitôt  mis  à  mort.  Les  succès  du  roi  et  le  partage  du  territoire  de 
Tarazona  excitèrent  un  vif  enthousiasme  en  Castille;  toute  la  noblesse, 
vassaux  fidèles  ou  ligueurs  repentans,  accouraient  sous  la  bannière 
royale.  L'infant  don  Juan  d'Aragon  et  don  Fernand  de  Castro,  mortel- 
lement brouillés  avec  les  bâtards,  amenèrent  de  nombreux  renforts. 
Don  Tello  lui-même,  se  déterminant  enfin  à  quitter  la  Biscaïe,  arrivait 
au  camp  du  roi  avec  ses  vassaux  et  beaucoup  d'infanterie  légère.  Des 
étrangers  venaient  offrir  leurs  services.  Le  sire  d'Albrel,  apprenant  que 

(1)  Cfr.  Ayalfty  p.  237.  —  Zurita,  t.  U,  p.  279.  —  Le  roi  d*Aragon,  dans  ses  mémoires, 
accuse  le  gouverneur  de  Ttraiooa»  Migueàde  Gunroa,  d'avoir  liv«é  Uf>l«e  aiu  Castillans 
par  grand'  malice.  Carbonell,  p.  1S5. 


48  RBYIJB  BE8  DEUX  MONDES. 

que  sa  méfiance  lui  montrât  à  Tintérieur  de  son  royaume  des  dangers 
dont  il  a^ait  seul  le  secret,  il  parut  accepter  cette  fois  avec  plaisir  la 
médiation  du  saintrsiége,  et  à  l'exemple  du  roi  d'Aragon  s'empressa 
de  nommer  des  plénipotentiaires  pour  traiter  de  la  paix.  Une  ville  neu- 
tre, Tudela  en  Navarre,  fut  désignée  pour  les  conférences  que  devait 
présider  le  cardinal-légat.  La  Castille  était  représentée  par  Juan  de 
Hinestrosa,  Juan  de  Benavides  et  Inigo  Lopez  de  Orozco;  l'Aragon  par 
Bernai  de  Cabrera,  Pedro  de  Exerica  et  Alvar  Garcia  d'Albornoz  (i). 
Ce  dernier^  sujet  castillan,  avait  été  choisi  sans  doute  pour  soutenir  les 
intérêts  du  comte  de  Trastamare  et  des  autres  bannis.  Le  10  mars  1357, 
on  se  réunit  en  plein  air,  suivant  un  ancien  usage  espagnol,  sous  un 
orme,  hors  des  portes  de  Tudela  (2).  Le  cardinal,  qui  voulait  surtout 
éviter  l'effusion  du  sang,  insista  pour  qu'une  trêve  fût  établie  entre  les 
deux  puissances  belligérantes,  d'une  assez  longue  durée  pour  per- 
mettre de  résoudre  par  des  négociations  les  nombreuses  difficultés 
qu'il  prévoyait.  Il  faut  se  rappeler  que  chacun  des  deux  rois  avait  des 
^liés  compromis  dans  sa  querelle,  vassaux  puissans  dont.il  s'était  en-' 
gagé  à  soutenir  les  prétentions  particulières.  Le  roi  d'Aragon  était  lié 
envers  don  Henri  par  les  conventions  de  Pina  et  de  Saragosse  qui  lui 
interdisaient  de  traiter  sans  son  consentement  avec  le  roi  de  Castille; 
en  revanche,  ce  dernier  devait  prendre  en  considération  les  intérêts  de 
la  reine  douairière  d'Aragon,  sa  tante,  des  deux  infans  ses  cousins, 
enfin  des  bannis  aragonais  qui  s'étaient  placés  sous  sa  protection. 

Après  quelques  débats,  il  fut  stipulé  que  le  roi  de  Castille  lèverait  le 
séquestre  mis  sur  les  biens  de  don  Henri  et  de  ses  adhérons,  et  qu'il 
accorderait  une  amnistie  à  tous  les  émigrés  ses  sujets,  excepté  ceux 
qui  sous  le  règne  précédent  auraient  encouru  sentence  de  haute  tra- 
hison. De  son  côté,  le  roi  d'Aragon  devait  rendre  à  sa  belle-mère  dona 
Léonor,  aux  enfans  de  cette  princesse  et  à  leurs  partisans  les  domaines 
dont  il  s'était  emparé,  enfin  publier  une  amnistie  sous  des  réserves 
analogues  aux  précédentes.  Les  deux  rois,  chacun  dans  ses  contestations 
avec  les  membres  de  sa  famille,  devaient  recourir  à  l'arbitrage  du  légat. 

Oh  convint  pareillement  que  dans  le  délai  d'un  mois  le  légat  rece- 
vrait, à  titre  de  dépôt,  les  villes  dont  les  rois  de  Castille  et  d'Aragon  se 
disputaient  la  possession,  c'est-ànlire  d'un  côté  Tarazona,  de  l'autre 
AUcante  et  quelques  châteaux  sur  la  frontière  de  Murcie.  Les  pléni^io- 
tentiares,  depuis  le  jour  de  la  signature  du  traité  jusqu'à  Noël,  devaient 
produire  les  titres  de  leurs  maîtres  et  faire  valoir  leurs  droits.  Passé  ce 
terme,  et  faute  d'accord  amiable  entre  eux,  au  légat  appartenait  de 
prononcer  en  dernier  ressort.  On  lui  accordait  un  nouveau  délai  de  six 

(1)  Zurita,  t.  H,  p.  «80. 

(i)  C'est  encore  aujourd'hui  en  plein  air,  sous  un  peuplier,  qu'a  lieu  la  réunion  des 
députés  de  la  confédération  basque,  à  Guernica. 


HKTOIM  DB  DOH  PÂDRE.  W 

mois  pour  préparer  sa  sentence.  Son  jugement  rendu,  si  les  deux  rois 
oe  le  ratifiaient  point,  les  hostilités  ne  pouvaient  cependant  être  re- 
prises qu'au  bout  d'un  an.  Ainsi,  la  trêve  devait  durer  deux  années  et 
quelques  mois  de  plus.  A  ces  articles  furent  ajoutées  des  clauses  pénales 
contre  les  infractions;  c'étaient  d'abord  l'excommunication  et  l'interdit, 
|Niis  uDe  amende  de  cent  mille  marcs  d'argent,  dont  moitié  pour  la  cour 
apostolique  et  moitié  pour  la  partie  qui  demeurerait  ûdèle  aux  conveu- 
tiûoscHlessus  (1). 

Malgré  l'égalité  apparente  de  ces  stipulations,  la  trêve  était  en  réalité 
audésaTantage  du  roi  de  CastiUe,  qu'elle  obligeait  de  s'arrêter  au  mi- 
lieu de  ses  succès,  à  la  tête  d'une  armée  nombreuse,  et  déjà  établi  en 
force  sur  le  pays  ennemi.  En  outre,  il  n'avait  nullement  le  désir  de 
se  réconcilier  avec  son  frère,  tandis  que  le  roi  d'Aragon,  ainsi  qu'on  l'a 
dit  plus  haut,  en  traitant  avec  les  infans,  continuait  publiquement  des 
négodatioDs  commencées  en  secret  pour  le  même  résultat.  Sans  désa- 
vouer ses  plénipotentiaires,  don  Pëdre  ne  voulut  pas  ratifler  les  con- 
ireotions  signées  par  eux.  Quant  à  Tarazona,  il  prétendait  qu'elle  devait 
loi  appartenir  à  titre  de  conquête,  et  qu'il  n'y  avait  aucune  parité  entre 
ses  droits  sur  cette  place  et  ceux  que  le  roi  d'Aragon  alléguait  sur  Ali- 
cante.  Par  une  subtilité  digne  du  temps,  il  soutenait  que  Tarazona,^ 
attaquée  il  est  vrai  pendant  la  trêve  précédente  de  quinze  jours,  avait 
été  prise  cependant  après  l'expiration  de  cette  même  trêve  et  dès-lors 
légitimement  gagnée  (2).  Au  reste,  pour  prouyer  ses  intentions  irrévo- 
cables à  ce  sujet,  il  nomma  Juan  de  Hinestrosa  gouverneur  de  la  ville, 
et  le  chargea  d'y  établir  une  espèce  de  colonie  militaire.  Le  territoire 
etles  maisons  de  Tarazona  furent  partagés  à  trois  cents  gentilshommes 
castillans  (3). 

Cooune  on  peut  le  penser,  le  légat  se  plaignit  vivement  de  ce  man- 
que de  foi.  Après  trois  mois  de  réclamations  inutiles,  ayant  épuisé  les 
menaces  et  les  prières,  il  lança  contre  don  Pèdre  une  sentence  d'ex- 
communication, et  mit  l'interdit  sur  son  royaume  (4).  Mais  don  Pèdre 
élait  aguerri  contre  les  foudres  dU  saint-siége;  il  se  sentait  fort,  et  ses 
^jets  avaient  appris  à  craindre  sa  colère  plus  que  les  censures  aposto- 
liques. De  fait,  aucun  symptAme  alarmant  pour  son  autorité  ne  suivit 
la  sentence  du  légat.  La  convention  de  Tudela  ne  fut  exécutée  qu'en  un 
^^  point;  les  hostilités  demeurèrent  suspendues. 

^  le  roi  d'Aragon  profitait  de  cet  instant  de  relâche  pour  susciter 
de  nouveaux  ennemis  à  don  Pèdre  et  pour  recruter  des  auxiliaires 

il)  Àrckho  gen,  de  Aragon,  reg.  1894  Paeium  et  Tréugarum^  p.  1  et  suiv. 
(^'  A}«lt,  p.  ass.  —  Cascales,  Hiêt.  de  Mur,,  p.  123. 

ffi  AytU^  p.  438.  ' 

(*)  ire*,  gin,  de  Aragon,  reg.  lS9i  Pae,  0f  Dreug.,  p.  14.  —  La  sentence  d*excom- 
"**»«»iion  eit  datée  de  TttdcU,  W  juin  1357. 

ÎOMK  Ml.  4 


josque  dans  sob  camp.  Depuis  plusieurs  mois,  Pierre  IV  avait  entamé 
une  correspioiMtoiiee  secrète  a^ec  l'infaot  d* Aragon  son  frère,  et  ce 
prîBoe,  toujours  mobile  et  inconetani,  s'était  laissé  gagner  à  ses  pronse»* 
sas.  Au  mois  de  déeembre  1357,  don  fîernmd  parut  tout  à  oeop  dans  le 
royaume  de  Valence,  et,  après  s'être  dénaturé  setenneUement  foat  la 
seconde  fois,  par  ime  de  ces  comédies  si  fréquentes  alors  (i),  il  remit  à 
rAragonais  Orihuela  et  les  autres  diàieaimi  qu'il  possédait  dans  cette 
province,  et  pour  lesquels  il  avait  déjà  fait  hommage  au  roi  de  Gastille. 
NonuBé  aussitôt  procurateur-général  du  royaume,  il  arma  ses  vassaux 
«agornis  et  y  jcngnit  une  troupe  asseï  nombveuse  de  Castillans  atta-< 
diésà  sa  pawnne.  Par  un  Irmté  de  paâ  et  de  réconciliatio»  qui  fut 
signé  à  la  Canada  del  Pomelo,  le  7  décembre  1357,  Pierre  IV  s'crtiligea 
de  lui  rendre  tous  ses  domaines,  de  solder  les  Castillans  qu'il  pourrait 
attirer  à  son  service,  enfin,  de  ne  faire  ni  paîoc  ni  trêve  avec  don  Pèdre 
s«Ds  son  assentiment  (2).  Cette  dernière  condition,  deveoast,  comme  on 
le  voit,  une  formule  banale  de  tous  les  traités  concliis  avec  les  trans-^ 
fuges.  Pour  Tintant  don  Juan,  brouillé  dq^uis  long-tenq>s  avec  son 
frère,  ennemi  des  bâtards  à  cause  de  ses  prétentions  sur  la  seigneurie 
de  Biscaïe,  il  demeura  auprès  de  don  Pèdre,  traité  en  apparence  avec  la 
même  faveur,  mais,  en  réalité,  objet  de  naéfianoe  et  d'ai«rsion  pour 
tous  les  partis. 

Vers  le  même  temps,  la  comtesse  de  Trastamare,  retenue  prisonnière 
depuis  plus  d'une  année  à  la  Àuite  de  la  prise  de  Toro,  parvint  à  s'échap- 
per et  à  gagner  l'Aragon.  Gomez  Carrillo,  majordome  de  don  Henri, 
peu  après  la  proclamation  de  la  trêve  de  Tudela,  avait  adressé  au  roi  de 
CastiUe  des  offres  de  soumission  qui  furent  acceptées.  Il  revint  à  la 
cour,  fut  bien  accueilli,  et  obtint  même  l'investiture  de  la  ville  de  Ta- 
mariz,  pour  laquelle  il  se  reconnut  homme-lige  du  roi.  Mais  sa  défec- 
tion était  feinte  et  n'avait  d'autre  but  que  de  le  rapprocher  de  la  com- 
tesse de  Trastamare.  Pendant  qu'il  affectait  le  plus  grand  xèle  pour  son 
nouveau  maître,  il  préparaît  dans  un  pn^nd  secret  fat  fuite  de  la 
captive,  qu'il  avait  trouvé  moy»  d'instruire  de  ses  réritables  inton* 
tiens.  Dès  qu'une  occasion  favorable  se  présenta,  il  disparut  avec  la 
Comtesse,  enlevant  ainsi  «u  rot  le  plus  important  de  ses  otages  et  le  plus 
compromis  depuis  l'aflianGe  déclarée  entre  don  Henri  et  Pierre  IV  (3). 

V. 

Le  récit  des  événemens  qui  suivirent  l'expédition  de  don  Pèdre  en 
Aragon  ne  m'a  pas  permis  de  rapporter  à  leur  date  ceux  qui  se  pas-- 

(1)  ZuriU,  p.  284  et  suiv.  —  Hist,  de  Mureia,  H4.  —  Garbonell,  p.  tS5. 
(S)  Âreh,  gén.  de  ÀrauoM^  outçigrQfoê.  Sêgona  Caixu. 
(3)  Ayala,  p.  232. 


«aient  em  Mrfme  temps  en  Andalotitie.  Nous  «tous  laissé  *oette  {irovince 
«l^tée  par  l'iMurrodioii  de  J«an  de  La  Genla«  Le  roi  avait  bien  jngé 
la  sîtuatioD  d«  pays  en  Taiiandoimani  à  ses  propnes  forces  contre  la 
lerée  ée  boiicHers  tentée  par  oe  ciMrf  andacîeax.  Apnès  quel^fo^  ra^ 
vagesexeroés  dans  les  emironsdeGilindeon.sa  |]Sace  d'amies,  La  Gerda 
livra  bataîHe  aux  milices  de  Sévitte,  sototmms  fst  les  hommes  d'annes 
de  Ferez  ik>Bce,  seigoewr  deSlacheaa,  du  ێmis  OH  de  BoccaRiegra, 
amiral  <de  CasiQie,  et  de  t^oelques  rkiies^hoimnes  andalows.  Les  re^ 
beUts  fnrmt  taillés  en  pitoss,  lear  «iief  ftit  «eniirit  prieeiiiner  à  Se- 
ville  et  enfermé  <lans  h  tour  del  ^rov  fita  anneiiçant  cette  victoire  à 
don  Pëdre,  on  lui  mandait  de  faire  comnaltre  ses  ialentians  à  l'égard  du 
capiîf^  La  repense  ne  se  fit  pas  attendre.  Un  arbalétrier  de  la  farde 
partit  sur-le-champ  de  Tarazona  peur  Sévitte  mm>  «rdne  de  se  Ime  li- 
vr^  Joasi  de  La  Cerda  et  de  le  mettre  à  mort.  iVesque  <en  même  lernp», 
la  femme  de  ce  seigneur,  dona  Maria  Coronel,  je>cme  dame  aussi  cé- 
lèbre par  sa  vertu  que  par  sa  rare  beauté,  accourait  de  Séville  au  caflfip 
du  roi,  et  se  jetait  à  ses  pieds  demandant  la  graoe  du  coupable.  Tou- 
ché de  ses  larmes,  den  j^re  lui  accorda  des  lettres  de  pardon,  incer- 
tain toutefois  si  eUes  pourraient  Ini  servir.  En  effet,  quelqoe  diligence  , 
que  fît  rtnforiunée,  elle  n'arriva  à  Sévitte  que  huit  jours  après  l'eié- 
cution  de  son  mari  (1).  On  accusa  le  roi  ée  n'avoir  accordé  la  grâce  du 
rebelle  que  parce  qu'il  savait  qu'Ole  ne  pouvaH  être  connue  À  Séville 
assez  à  temps  pour  prévenir  sa  mort  A  mon  sentiment,  cette  supposi- 
tion est  inj«sle.  La  condamnation  de  Juan  de  La  Gerda  était  rigourense 
peut^tre,  mais  assurémenl  légale.  Pris^  les  armes  4  la  main  et  rebelle 
pour  la  seconde  fois,  pouvait^il  espérer  son  pardon  d'un  prince  cpii  l'a- 
vait comblé  de  ses  bienfaits?  Il  n'avait  pas  même,  ponr  excuser  sa  ré- 
volte, le  prételte  de  la  jalousie  qui  avait  déterminé  ladéfootîon  de  don 
Alvar  de  Guzman,  son  bean-flrëre.  L'arrêt  de  mort  expédié,  te  roi  vit  à 
ses  g^ionx  la  malheureuse  dona  Maria,  et  n'eut  pas  le  courage  de  ré- 
sister à  ses  sfipplieaitioBS.  Bès^lors,  les  deux  ordres  contradictoires  étant 
donnés  presque  en  même  temps,  le  sort  dn  priscmnier  ne  dépendait 
plus  que  d'une  espèce  de  basaûtd,  et  le  roi  ne  pouvait  retirer  le  peu 
d'heures  d'avance  qu'avait  son  arbalétrier  sur  doiia  Maria  Gonmd.  An 
moms  quelques  Jours  d'ospoir  tenant  aoeordés  à  la  suppliante,  et  il  est 
eouverainement  injuste  de<<dnnger  en  un  raffinement  de  cruauté  ce 
<ini  ne  fiit  sans  doute  qu'un  mouvement  généreux  de  compassion  et  de 
clém^Qce.  Veuve  à  viufgt  ans,  dona  Maria  se  retira  dans  le  couvent  de 
Sainte-Oaire  à  Séville,  où  elle  fit  profession.  Elle  n'en  sortit  qu'en  1374 
pour  fonder  le  monaslère  de  Sainte-hiès  dans  là  même  vfRe,  et  c'est  là 
qu'elle  mourut  vénérée  comme  une  sainte. 

(1)  A]nU,  9. 


52  nruB  un  dkux  moicdu. 

La  tradition  populaire  en  Espagne,  et  surtout  en  Andalousie,  a  con- 
servé le  nom  de  Maria  Coronel,  et  l'associe  dans  maint  récit  tragique  à 
celui  de  don  Pèdre.  Par  une  de  ces  confusions  si  fréquentes  dans  les 
légendes  héroïques,  qui,  transmises  de  bouche  en  bouche,  s'embellissent 
sans  cesse  par  des  additions  romanesques,  l'amour  du  roi  pour  Aldonza 
Coronel,  femme  d'Alvar  Ferez  de  Guzman,  a  été  transporté  à  sa  sœur, 
dona  Maria,  yeuve  de  don  Juan  de  La  Cerda.  Suivant  une  légende,  qui  est 
devenue  de  l'histoire  pour  les  habitons  de  Séville,  dona  Maria,  chaste 
autant  que  belle,  repousse  toujours  avec  indignation  les  hommages  de 
don  Pèdre.  C'est  en  vain  qu'elle  oppose  les  grilles  du  couvent  de  Sainte- 
Claire,  comme  un  rempart,  à  la  passion  impétueuse  du  tyran.  Avertie 
que  ses  satellites  se  disposent  à  l'arracher  du  saint  lieu,  elle  fait  creuser 
à  la  hâte,  dans  le  jardin  du  monastère,  une  large  fosse,  dans  laquelle 
elle  se  couche,  et  que  par  son  ordre  on  recouvre  de  branchages  et  de 
terre.  Mais  cette  terre  fraîchement  remuée  la  trahirait  sans  doute, 
quand  un  miracle  survient  fort  à  propos.  A  peine  est-elle  descendue 
dans  cette  espèce  de  tombeau,  que  la  fosse  se  couvre  d'herbes  et  de 
fleurs,  et  rien  ne  la  distingue  plus  du  gazon  d'alentour.  Cependant 
l'amour  du  roi  s'irrite  par  les  obstacles.  Il  soupçonne  que  la  belle 
veuve  a  trompé  la  vigilance  de  ses  ministres;  il  vient  lui-même  au 
couvent  de  Sainte-Claire  pour  l'enlever.  Cette  fois,  ce  n'est  plus  un  mi- 
racle, mais  un  stratagème  héroïque  qui  sauve  la  noble  matrone.  Dé- 
testant cette  fatale  beauté,  qui  l'expose  à  d*indignes'outrages,  elle  saisit 
d'une  main  assurée  im  vase  rempli  d'huile  bouillante,  et  le  verse  sur 
son  visage  et  sur  sa  gorge;  puis,  couverte  d'horribles  brûlures,  elle  se 
présente  au  roi,  et  le  fait  fuir  épouvanté  en  lui  déclarant  qu'elle  est  at- 
teinte de  la  lèpre.  «  Sur  son  corps  miraculeusement  conservé,  dit  Zu- 
niga,  on  voit  encore  les  traces  du  liquide  brûlant,  et  l'on  peut  à  bon 
droit  le  tenir  pour  un  corps  saint  (i).  »  J'ai  rapporté  longuement  cette 
légende,  inconnue  aux  auteurs  contemporains,  pour  donner  une  idée 
des  transformations  que  l'histoire  de  don  Pèdre  a  subies  par  la  tra* 
dition,  et  des  couleurs  poétiques  que  lui  a  données  la  vive  imagination 
du  peuple  espagnol.  Après  le  récit  merveilleux,  vient  la  simple  vérité 
de  l'histoire. 

Aussitôt  après  la  conclusion  de  la  trêve  avec  l'Aragonais,  don  Pèdre 
revint  à  Séville  pour  presser  la  construction  et  l'armement  d'une  puis- 
sante flotte.  Les  insultes  des  corsaires  catalans  lui  avaient  fait  amère- 
ment sentir  l'infériorité  de  sa  marine,  et  son  esprit,  toujours  séduit  par 

(t)  Zuniga,  Analêi  de  Switta,  tome  H,  p.  148.  Le  peaple  raconte  que  Marie  Coro- 
nel, poursuivie  par  don  Pèdre  dans  le  faubourg  de  Triana,  se  plongea  la  tète  dans  une 
poêle  où  une  Bohémienne  faisait  frire  des  beignets.  On  m*a  montré  la  maison  devant  la- 
quelle avait  eu  lieu  Vévénement,  et,  comme  preuve  irrécusable,  on  m*a  fait  remarquer 
que  cette  maison  est  encore  habitée  par  des  Bohémiens,  qui  font  la  cuisine  en  pleine  rue. 


mSTOUIB  DK  DON  PiDBE.  53 

les  projets  audacieux  et  gigantesques,  aspirait  à  la  gloire  de  vaincre 
son  ennemi  sur  un  élément  où  jusqu'alors  il  dominait  sans  rival.  11  se 
proposait  de  porter  la  guerre  au  centre  même  des  provinces  arago- 
naises,  d'assiéger  leur  capitale  aussitôt  qu'il  lui  serait  permis  de  re- 
prendre les  hostilités.  En  même  temps  il  essayait  d'entraîner  le  prince 
Louis  de  Navarre  dans  une  coalition  contre  Pierre  lY,  lui  promettant 
en  retour  de  défier  le  roi  de  France,  son  ennemi,  et  d'aller  porter  la 
guerre  au-delà  des  Pyrénées  (1):  Au  milieu  de  ces  préparatifs  et  de  ces 
négociations,  c'est-à-dire  au  corhmencement  de  l'année  id58,  do&a 
Aldonza  Coronel  vintàSéville  pour  solliciter,  comme  sa  sœur,  la  grâce 
de  son  mari,  Alvar  de  Guzman,  réfugié  en  Aragon  (^.  D'abord  elle  de- 
meura auprès  de  dona  Maria  dans  le  couvent  de  Sainte-Glaire,  et  quel- 
que temps  parut  insensible  aux  marques  d'amour  que  lui  donnait  don 
Pèdre.  Vaincue  à  la  fin,  elle  quitta  volontairement  le  monastère,  et  ac- 
cepta un  logis  préparé  pour  elle  par  le  roi  dans  la  tour  del  Oro,  située 
an  bord  du  Guadalquivir.  Là  elle  eut  bientôt  une  maison  royale,  une 
espèce  de  garde;  chevaliers,  écuyers  pour  la  défendre  au  besoin;  en 
un  mot  elle  devint  à  tous  les  yeux  la  maîtresse  préférée  du  roi  de  Cas- 
tille.  Ayala  rapporte  que  don  Pèdre,  toujours  excessif  dans  ses>mours, 
avait  commandé  à  l'alguacil-mayor  de  Séville  d'obéir,  comme  à  lui- 
même,  aux  ordres  donnés  pendant  son  absence  par  dona  Aldonza, 
et  transmis  par  les  chevaliers  commis  à  sa  garde;  car,  suivant  toute 
apparence,  la  favorite  était  invisible  comme  une  sultane  de  l'Orient. 
Cependant  Marie  de  Padilla  occupait  toujours  dans  la  même  ville  l'Al- 
cazar  ou  le  château  royal;  elle  avait  sa  maison  de  reine,  sa  cour,  sa 
garde  de  chevaliers.  Imitateur  du  despotisme  des  princes  musulmans, 
don  Pèdre  tenait  peut-être  à  honneur  d'avoir,  comme  eux,  plusieurs 
femmes  rivales  de  puissance  et  de  faste.  Tandis  que  l'ancienne  et  la 
nouvelle  maltresse,  chacune  dans  son  château  fort,  semblaient  se  dé- 
fier, les  fréquentes  absences  du  roi,  que  son  goût  pour  la  chasse  éloi- 
gnait de  Séville  souvent  pour  plusieurs  jours,  pouvaient  donner  lien  à 
de  graves  conflits  entre  ces  femmes  jalouses  qui  partageaient  la  cour 
en  deux  camps  ennemis. 

Pendant  une  de  ces  absences  du  roi,  Juan  de  Hinestrosa  vint  à  Sé- 
ville, de  retour  d'une  mission  en  Portugal,  apportant  la  promesse  d'Al- 
phonse IV  de  coopérer  par  l'envoi  d'une  escadre  à  l'expédition  qui  se 
préparait  contre  l'Aragon.  Don  Pèdre,  qui  chassait  aux  environs  de 

(1)  Le  roi  de  NaTarre  était  alors  prisonnier  du  roi  de  France.  Le  prince  Louis ,  régent 
de  Navarre,  était  en  même  temps  sollicité  par  le  roi  d'Aragon,  et  faisait  des  deux  côtés 
des  promesses  qu'il  n*a?ait  nullement  Fintention  de  tenir.  Zurita,  t.  H,  p.  i89,  SSi.  Car- 
boneU,  p.  185. 

(2)  Que  penser  de  la  jalousie  de  don  AWar,  qui  envoyait  sa  femme  solliciter  à  Séville 
le  roi  amoureux  d'elle? 


54  ttiKwfis  DV6  dutx  aoifim. 

Carmona,  venait  de  mander  auprès  de  hri  doua  AldOfnsa.  Cette  marqoè 
de  préférence  fui  aussitôt  interprétée  comme  le  signal  ide  la  empiète 
disgrâce  de  Marie  dePadilia.  Hinestrosa  son  «oncle,  considéré  oontme  te 
chef  de  f  a  famille,  était  haï  par  une  partie  de  la  <coiir.  <}oiifi»s  dans  It 
fayeur  éclatante  d' AMonza  GÔronel,  les  ennemis  des  ^dtifla  crurent  sans 
doute  prévenir  les  secrets  desseins  du  prinoe  «n  portant  un  premier 
coup  au  mmistre,  parent  de  'la  maîtresse  délaissée.  Le  goiiverDein*4e 
la  tour  del  Oro,  sans  «doute  à  TiindKgaliioti'd'Aldonsa,  complice  peul^ 
être  ou  instrument  d'fme  intrigue  de  cour,  montra  le  blanc  seing  di 
roi  à  ralguacfl^mayor  et  le  somma  de  faire  arrêter  jkmiie  ffinestrosa. 
Sur-le-champ  Tordre  fut  «xécuté,  et  le  même  jour  Mego  de  Padilla  (M 
également  jeté  en  pdson.  A  la  facilité  avec  lacfueRe  ces  deux  hommes, 
naguère  si  puissans,  tombaient  du  faite  des  grandeurs  dans  on  cachot^ 
sans  qu'une  reix  s'élevât  pour  les  défendre,  à  Tobéissance  ff^engle  que 
trouvaieirt  les  ordres  les  plus  extraordinaires  donnés  au  nom  d«  roi,  on 
reconnaît  combien  les  Padilla  étaient  détestés,  et  surtout  combien  don 
Pèdre  était  absolu  et  redouté  dans  ses  états,  où  deux  ans  auparavant  fl 
ne  trouvait  que  des  rebelles.  Mais,  si  Hatne  de  PadiHa  ne  pouvait  prévenir 
les  infidélités  de  son  amant ,  on  vit  bientôt  que  «eule  elle  avait  sa  con- 
fiance, et  qu'il  était  dangereux  de  provoquer  cette  reine  indulgente* 
Instruit  par  elle  de  Tarre^tion  de  Juan  de  Hinestrosa  et  de  son  ne- 
veu, le  roi  fit  éclater  son  indignation.  11  s'empressa  de  retourner  a 
SéviUe  auprès  de  Marie  de  Padilla  et  s'efforça  de  rassurer  ses  parens 
par  de  nouvelles  faveurs.  Quant  à  dona  Aldon^a,  brusquement  aban*»^ 
donnée  à  Carmona ,  elle  fut  bientôt  obligée  d'aller  <;acber  sa  honte 
dans  le  couvent  de  Sainte-Claire,  où  sa  vie  s'acbet^a,  dit^on,  dans  le  Te* 
pentir.  'Il  ne  parait  pas  que  l'alguadl-mayor  ait  ressenti  quelque  effet 
de  la  colère  du  roi.  11  n'était  coupable  que  par  l'excès^  son  obéissance, 
et  c'est  une  faute  que  les  despotes  pardonnent  facilement  (i). 

XI. 

VENGEANCES  DE  DON  PÈDRE.   —  iSKS. 
I. 

A  la  haine  implacable  que  don  Pèdre  renfermait  dans  son  cœur  contre 
les  riches-hommes  qui  avaient  joué  un  rôle  dans  la  ligue,  se  joignaient 

(1)  Ayala»  !p.  a84.  Quelque  étrange  que  puisse  {Mvaitre  cette  aneedote,  jem'ai  point  hé- 
sité à  la  rapporter  sur  rautorité  d'Ayala,  qui  fut  peutr-ètre  témoin  de  «eette  intrigue  de 
palais.  En  effet,  il  était  probablement  alors  à  SéviUe,  d*où  nous  le  lœrroos  bientôt  ipartir 
avec  la  flotte  du  roi.  Il  est  remarquable  que  Zuhiga  ait  gardé  le  silence  sur  «âtfévénement» 
après  avoir  donné  iplaae  aux  «contes  pqpiulaireB  sur  lifâria  GaroneL  ^..iliiiil.  jài94S»v4Ua, 
année  1358. 


iK  mm  piDm.  55^ 

des  soupçons  ÎDoessans  cmtre  tout  ee  qui  rentoarût,  méfiance  excu- 
sable, trop  bieB  joslifiée  peut-^ètre  après  ime  si  triste  épreuve  de  Tin-* 
coDstance  de  ses su^ts.  Le  traité  coocfai  à  Piaa  entre  le  roi  d*Ârag«»n  et 
don  Benri,  sortont  la  clause  (|ui  prévoyait clmipposatt  en  quelque  sorte 
k  trahison  de  don  Fadrîque^  n'avaient  pu  lui  d^neurer  long-temps  m- 
oonmis.  D'im  autre  c6té,  la  récente  défection  de  Tinfant  don  Fernande 
oe&e  de  Gemes  Carrillo,  la  rébellion  de  don  Juan  de  La  Cerda  et  d'Alvar 
de  Guzman^luî  semMaîentai^ntde  preuves  d'une  immense  conjura- 
tien  ourdie  contre  son  autorité  et  sa  vie  même  par  des  ennemis  que  ses 
bienfaits  n'avaient  pu  séduire  ni  ses  rigueurs  intimider.  Un  instant, 
dans  la  dernière  campagne  d'Aragon ,  û  avait  vu  réunis  autour  de  sa 
bannière  don  Fadrique,  don  Tello  et  l'infaml  don  Juan.  On  dit  que  dë»- 
lors  il  avait  conçu  le  projet  de  les  faire  périr  tous  les  trois  (1);  mrâ  le 
voisinage  de  l'armée  aragonaise,  et  le  grand  nombre  de  vassaux  dé* 
voués  que  les  jeunes  princes  menaient  à  leur  suite,  l'avaient  obligé 
d'aijourner  l'exécution  de  ses  desseins  sinistres.  Cependant  ces  hommes 
qu'il  abhorrait  venaient  de  faire  preuve  de  sèle  à  son  service.  Don  Fa- 
drique  s'était  signalé  à  l'assaut  de  Tarazona;  mais  en  présence  des  cbe-» 
valiers  de  son  ordre,  placé  entre  la  crainte  de  passer  pour  un  lâche 
et  la  nécessité  de  se  montrer  soldat  fidèle,  il  n'avait  pu  se  dispenser  de 
combattre,  et  sa  bravoure  ne  paraissait  qu'un  calcul  pour  préparer  sa 
désertion.  Bon  Tello  avait  amené  de  puissans  renforts  à  l'armée  castil- 
lanne;  mais  à  son  afEectation  de  ne  paraître  qu'entouré  de  ses  fidèles  Bis- 
caïens,  à  la  défiance  injurieuse  qu'il  ne  prenait  pas  la  peine  de  cacher, 
le  roi  croyait  surprendre  l'aveu  de  projets  coupables,  et  attribuait  son 
arrivée  sur  le  théâtre  de  la  guerre  plutôt  au  désir  d'épis  une  occasion 
poor  le  trahir  qu'à  un  dévouement  âncère  pom^  sa  personne.  D'ail- 
leurs, don  Tello  n'avaiMl  pas  fait  assassiner  tout  récemment  Juan  de 
Avendano,  émissaire  secret  de  don  Pèdre  en  Biscaïe?  N'avait-il  pas, 
ainsi  que  don  Fadrique,  conseillé  de  rendre  Tarazona  au  roi  d'Aragon? 
Gomn^ent  espérer  que  les  fils  de  Léonor  se  feraient  la  guerre  entre  eux, 
ou  qu'ils  oublieraient  leur  mère  assassinée,  leurs  amis  massacrés  à 
Toro?  En  un  mot,  que  ses  frères  fussent  animés  de  sentimens  géné- 
reux ou  entraînés  par  une  ambition  coupable,  don  Pèdre  ne  voyait  en 
eux  que  des  ennemis.  Sa  propre  haine  lui  révélait  celle  qu'il  devait 
leur  inspirer. 

Cependant,  fidèle  à  ses  habitudes  de  dissimulation,  il  leur  cachait  avec 
soin  ses  inquiétudes,  et  don  Fadrique  particulièrement  semblait  jouir 
auprès  de  lui  de  la  plus  haute  faveur.  Il  avait  im  commandement  très 
important  sur  la  frontière  de  Murcie,  et  le  roi  lui  avait  laissé  ses  pleins 
pouvoirs  pour  la  solution  des  difficultés  pendantes  entre  la  Castille  et 

(I)  Ayala,  p.  SSl. 


S6  RBYUB  DB6  DEUX  MONDES. 

TAragon  au  sujet  de  la  fixation  des  limites.  De  sou  côté,  don  Fadrique 
affectait  un  entier  déyouement  à  son  frère,  et  ne  perdait  aucune  occa- 
sion d*en  faire  montre.  Le  château  de  Jumilla,  sur  le  territoire  contesté 
entre  les  royaumes  de  Hurcie  et  de  Valence,  avait  été  occupé  par  un 
riche-homme  aragonais  qui  s'en  prétendait  propriétaire,  tandis  que  les 
plénipotentiaires  castillans  réclamaient  cette  forteresse  comme  comprise 
dans  les  domaines  de  leur  maître  (i).  Sans  attendre  l'issue  des  négocia- 
tions fort  actives  à  ce  sujet,  don  Fadrique  s'empara  de  Jumilla  par  un 
coup  de  main  et  y  fit  arborer  la  bannière  de  Caslille.  Don  Pèdre  ne  se 
trompa  point  sur  le  motif  qui  avait  poussé  le  maître  de  Saint-Jacques  à 
cet  acte  d'hostilité,  et  n'hésita  pas  à  l'attribuer  aux  intrigues  du  comte 
de  Trastamare  intéressé  à  rompre  la  trêve.  D'ailleurs,  don  Fadrique  était 
entouré  d'espions,  et,  tandis  qu'il  paraissait  tout  sacrifier  pour  plaire  au 
roi,  on  découvrit  qu'il  correspondait  secrètement  avec  don  Henri  et  le 
roi  d'Aragon.  Gonzalo  Hexia,  commandeurde  Saint-Jacques,,  était  leur 
intermédiaire,  et,  vers  la  fin  de  Tannée  1357,  il  était  parti  de  Carinena 
chargé  d'un  message  mystérieux  pour  le  Maître  (2).  C'était  à  la  suite 
d'une  conférence  avec  le  commandeur  que  don  Fadrique  avait  pris  Ju- 
milla. Don  Pèdre,  toujours  vivement  irrité  contre  le  roi  d'Aragon,  ac- 
cusant d'ailleurs  la  partiaUté  du  légat,  était  bien  résolu  à  rompre  la 
trêve  et  à  reprendre  les  armes;  mais,  avant  de  s'engager  dans  une  guerre 
étrangère,  il  voulut  autour  de  lui  déraciner  la  guerre  civile. 

Dans  ce  dessein,  il  s'ouvrit  à  l'infant  d'Aragon  don  Juan,  prince  faible 
et  méchant,  pour  lequel  il  avait  autant  de  mépris  que  d'aversion;  mais 
il  le  regardait  comme  un  instrument  maniable,  et  c'était  à  ses  yeux  le 
dernier  raffinement  de  la  politique  que  d'armer  ses  ennemis  les  uns 
contre  les  autres.  Le  â9  mai  4358,  le  roi,  instruit  de  l'arrivée  du  maître 
de  Saint-Jacques  qu'il  venait  de  mander  à  Séville,  fit  venir  de  grand 
matin  dans  son  palais  l'infant  don  Juan  et  Diego  Ferez  Sarraiento,  ade- 
lantade  de  Castille.  Là,  dans  son  cabinet,  leur  ayant  présenté  un  cruci- 
fix et  les  Évangiles  ;  il  leur  fit  prêter  d'abord  le  serment  de  garder  un 
secret  inviolable  sur  ce  qu'il  allait  leur  découvrir.  Puis,  s'adressant  à 
l'infant,  il  lui  tint  ce  discours  :  «  Cousin,  vous  savez  et  je  sais  aussi  que 
le  maître  de  Saint-Jacques,  don  Fadrique  mon  frère,  vous  veut  du  mal 
et  vous  le  lui  rendez.  J'ai  des  preuves  qu'il  me  trahit,  et  aujourd'hui  je 

(t)  Carbonell,  p.  186.  —  Areh.  gen.  de  Ar.  Voir  plusieurs  lettres  de  Pierre  IV  au  su- 
jet de  ses  droits  sur  cette  place,  uotamment  sa  consultation  au  docteur  En  Ramon  Casteilan, 
reg.  1394,  p.  89,  31  et  suiv. 

(2)  y.  passeport  accordé  à  Gonzalo  Mexin  par  le  roi  d* Aragon  pour  aller,  de  la  part  du 
comte  de  Trastamare,  conférer  avec  le  maître  de  Saint-Jacques  de  certaines  affaires , 
valable  pour  une  ou  plusieurs  fois,  iendo  o  viniendo  por  unas  à  muiiai  vegadas  del 
diio  Conde  al  dito  Maestre,  et  del  dito  Maeslre  al  dito  Conde.  Carinena,  28  décem- 
bre 1357.  arc/4,  gen,  de  Aragon,  reg.  15*3,  p.  5  verso.  V.  Appendice. 


HISTOni  DB  BON  PÈDRE.  57 

▼eux  le  taer.  Je  yods  demande  de  m'aider,  et  ce  faisant  yous  me  ren- 
drez serrice.  Lui  mort,  je  pars  aussitôt  pour  la  Biscaïe,  où  je  compte 
traiter  de  même  don  Telle.  Alors  je  vous  donnerai  sa  terre  de  Biscaïe 
et  de  Lara;  car,  marié,  comme  tous  l'êtes,  avec  dona  Isabel,  fille  de  don 
Juan  Nunez  de  Lara,  ce  riche  domaine  tous  revient  de  plein  droit.  » 
Sans  se  montrer  surpris  de  cette  horrible  franchise,  et  ne  pensant  qu'à 
l'immense  fortune  qu'il  avait  toujours  convoitée,  l'infant  répondit  avec 
empressement  :  a  Sire,  je  me  tiens  pour  obligé  de  Totre  confiance  à  me 
réTéler  tos  secrets  desseins.  11  est  vrai  que  je  bais  le  mattre  de  Sainte 
Jacques  et  ses  frères.  Eux  me  haïssent  pour  l'amour  que  je  tous  porto. 
Cest  pourquoi  je  suis  content  d'apprendre  que  vous  aTCz  résolu  de  tous 
défaire  du  Maître.  Si  c'est  votre  plaisir,  moi-même  je  le  tuerai.  »  Alors 
le  roi  :  «  Cousin  infant,  dit-il,  je  tous  remercie,  et  vous  prie  de  faire 
ainsi  cpie  tous  dites,  d  Perez  Sarraiento,  indigné  de  la  bassesse  de  l'in- 
fant, interrompit  d'un  ton  sévère,  a  Monseigneur,  dit-il  à  don  Juan, 
réjouissez-Yous  de  la  justice  que  va  faire  notre  sire  le  roi,  mais  croyez 
qu'il  ne  manquera  pas  d'arbalétriers  pour  dépêcher  le  Maître,  d  Ces  pa- 
nnes déplurent  à  don  Pèdre  qui,  dans  la  suite,  ne  les  oublia  point. 

Qudques  heures  après  cette  conversation ,  don  Fadrique  entrait  à 
SéTiUe,  Tenant  de  Jumilla.  On  dit  qu'en  dehors  des  portes  un  clerc, 
aposté  peut-être  par  Sarmiento,  l'avertit  en  termes  mystérieux  qu'un 
grand  danger  le  menaçait;  mais  le  Maître  ne  tint  compte  de  ses  paroles, 
ou  peut-être  n'en  comprit-il  pas  le  sens  (i).  Traversant  la  ville  sans 
s'arrêter,  il  entra  dans  l'Alcazar  avec  une  suite  nombreuse  de  cheva- 
liers de  son  ordre  et  de  gentilshommes  de  sa  maison.  Il  trouva  le  roi 
jouant  aux  dames  avec  un  de  ses  courtisans.  Déjà  passé  maître  dans 
l'art  de  feindre,  don  Pèdre  reçut  don  Fadrique  d'un  air  ouvert ,  le  sou- 
rire sur  les  lèvres,  et  lui  donna  sa  main  à  baiser.  Puis,  interrompant 
son  jeu ,  il  lui  demanda  quelle  avait  été  sa  dernière  étape  et  s'il  était 
content  de  son  logis  à  Séville?  Le  Maître  répondit  qu'il  venait  de  faire 
une  traite  de  cinq  lieues,  et  cpie,  dans  son  empressement  à  présenter 
ses  hommages  au  roi,  il  ne  s'était  pas  encore  enquis  de  son  loge- 
ment, a  Eh  bien!  dit  don  Pèdre,  qui  voyait  don  Fadrique  fort  ac- 
compagné, occupez-TOus  d'abord  de  votre  logis,  puis  tous  rcTiendrez 
me  voir.  &  Et  après  lui  avoir  fait  un  signe  d'adieu  amical,  il  se  remit  à 
son  jeu.  En  quittant  le  roi ,  don  Fadrique  passa  chez  Marie  de  Padilla, 
<iui  occupait  avec  ses  filles  un  appartement  dans  l'Alcazar.  C'était  une 
espèce  de  harem,  avec  son  étiquette  tout  orientale.  En  ce  moment  il 
dut  congédier  les  chevaliers  de  sa  suite,  et  entra  seul  avec  Diego  de 
Padilla,  maître  de  Calatrava,  qui,  ne  sachant  rien  de  ce  qui  se  tramait, 

(1)  Bomaneeê  $obr9  el  r$y  D,  P$dro.  —  Rades,  Hi$t.  del  Ord,  de  Santiago,  p.  48. 
—  Biit.  de  Mureia^  p.  ISS.  —  AyaU  ne  parle  pas  de  cette  circonstance. 


88  BS^^S  D8B  JDBQX  KORMS. 

étaàl  venu  à  sa  reneootre,  pour  loi  faire  honneur,  conme  Àaon  colègiw. 
La  favorite,  douce  et  bonne,  reçut  don  Fadrique  les  larmes  aux  yen , 
et  mcmtra  tant  de  tristesse  à  sa  vue  qu'il  en  fut  un  peu  surpris,  hkm. 
éloigné  cependant  de  soupçonner  la  cause  de  l'émotion  extraordinaire 
causée  par  sa  présence.  Seule  avec  l'infant  et  Perez  Sarmiento,  elle 
connaissait  les  desseins  du  rm  et  avait  essayé  yaineraont  de  le  fléchir^ 
Après  avoir  embrassé  les  filles  de  Marie,  qu'il  nommait  ses  nièces,  le 
maître  de  Saint-Jacques  descendit  dans  la  cour  de  l' Alcazar,  où  il  comp^ 
4ftit  retrouver  ses  gens  et  sa  monture;  mais  les  portiers  avaîest  reçn 
Tordre  de  faire  évacuer  la  cour  et  de  fermer  les  portes.  Persuadé  que 
cette  consigne  ne  pouvait  le  regarder,  il  demandait  qu'on  &i  avancer  sa 
mule,  lorscpi'un  de  ses  chevaliers,  nommé  Suero  Gutierrez,  remar- 
quant dans  tout  le  château  un  mouvement  inaccoutumé,  s'approcha  de 
loi.  «  Monseigneur,  dit-il,  la  poterne  est  ouverte,  sortez!  Une  fois  hcyrs 
de  l'Âlcazar,  les  mules  ne  vous  manqueront  pas.  »  Comme  il  le  pres- 
iNÛt,  survinrent  deux  chevaUers  de  l'hôtel,  qui  l'avertirent  que  le  roi 
le  demandait.  Don  Fadrique  obéit  aussitôt  et  se  dirigea  vers  l'apparte- 
ment du  roi ,  qui  occupait  alors  un  des  bâtimens  compris  dans  l'ea- 
ceinte  de  l'Alcazar,  et  qu'on  nommait  le  palaâs  de  fer  (1).  A  la  porte  se 
tenait  Pero  Lopez  Padilla,  chef  des  arbalétriers  à  masse  de  la  garde, 
avec  quatre  de  ses  gens.  Don  Fadrique,  toujours  accompagné  du  maître 
de  Calatrava,  heurta  à  la  porte.  Un  seul  des  battans  s'ouvrit,  et  ïxm 
entrevit  le  roi,  qui  cria  aussitôt  :  a  Pero  Lopez  1  arrêtez  le  Maître!  — 
Lequel  des  deux ,  sire?  demanda  Tofflcier,  hésitant  entre  don  Fadrique 
et  don  Diego  de  Padilla.  —  Le  maitre  de  Saintr-Jacquesl  »>  répondit  le 
roi  d'une  voix  tonnante.  Aussitôt  Pero  Lopez,  smissant  le  bras  de  àoa 
Fadriqiie,  lui  dit  :  «  Vous  êtes  mon  prisonnier.  »  Don  Fadrique,  atterré, 
ne  faisait  aucune  résistance,  lorsque  le  roi  cria  :  «  Arbalétriers,  tuez  le 
maître  de  Saint-Jacques!  »  Un  instant,  la  surprise,  le  respect  pour  la  croix 
rouge  de  Saint-Jacques,  tinrent  ces  hommes  hnmobiles.  Alors  un  des 
chevaliers  de  l'hôtel,  s'avançant  à  la  porte  :  a  Traîtres!  que  faites-vous? 
4ii-û;  n  entendez-vous  pas  que  le  roi  vous  commande  de  tuer  le  Mat- 
tre?  »  Les  arbalétriers  levaient  la  masse,  lorsque  don  Fadrique,  se  tké- 
gageant  avec  vigueur  de  l'étreinte  de  Pero  Lopez,  s'élança  dans  la  cour 
et  voulut  se  mettre  en  défense.  Hais  la  croisée  de  son  épée,  qu'il  pcvr*- 
taît  sous  le  grand  manteau  de  son  ordre,  s'était  engagée  dans  le  ceiiit- 
turon  et  il  ne  pouvait  dégainer.  Poursuivi  par  les  arbalétriers,  il  cou- 
rait çà  et  là  par  la  cour,  évitant  leurs  coups  et  ne  pouvant  parvenir  à 
tirer  son  épée.  Enfin  un  des  gardes  du  roi,  nommé  Nuno  Fenuméet, 
l'atteignit  d'un  coup  de  masse  à  la  tête  et  l'abattit.  Ses  trois  oompagnons 
le  frappèrent  aussitôt  à  coups  redoublés.  Il  était  étendu  par  terre  et 

.    (1)  Ou  de  stuc.  Les  «MivsGeijts  offrent  cette  faritoie.:  hUm  ou  yêêo. 


tiaigpé  dflffis  soD  sang  kursque  doo  Pèâre  descendit  dans  la  couf,  eber-* 
ckanlde  l'œil  quelques-uns  des  chevaliers  de  Saint-Jacques  qu'il  avait 
wéssàa  de  faire  i^ir  avec  leur  chef.  Mais  on  a  vu  que,  pendant  que  doa 
ïadrique  rendait  visit&  à  Marie  de  PadiUa,  les  j^rtiers  avaient  faîU  vider 
la  cour  à  toute  sa  suite.  U  n'y  restait  plus  cpie  le  pi«inier  écuyer  da 
Maitre,  Suicho  Ruiz  de  Villegas,  qui  y  en  apercevant  le  roi ,  se  précifûta 
dan»  l'apparteHient  de  Marie  de  PadiUa  et  saisit  entre  ses  bras  Tainée 
de  ses  filles»  ehercbant  à  s'en  faire  une  sauve-garde  contra  les  meur- 
triers. Don  Pëdore,  qui  le  suivait  la  dague  au  poing,  lui  fit  arribcber 
r^ifant  et  hri  donna  le  premier  coup;  puis,  un  de  ses  courtisans,,  en- 
nemi partieidier  de  Sancho  de  Viilegas,  l'acheva  sur  la  place.  Laissant 
la  chambre  de  sa  maîtresse  inoodée  de  sang,  le  roi  redescendit  dans  la 
ceur  et  s'approcha  du  Maitre,  qu'il  trouva  gisant  à  terre,  immobile, 
mais  respirait  encore.  U  tira  son  poignard  et  le  remit  à  un  esclave 
africain  (i)  pour  donner  le  coup  de  grâce  au  moribond.  Alors,  assuré 
de  sa  vengeance^  il  passa  dan»  une  salle  à  deux  pas  du  cadavre  de  son 
frère  et  se  mit  à  table  (â). 

Don  Pèdre  pouvait  manger  devant  son  enn^ni  mort;  mais  ses  repas 
ne  ressemldaient  pas  à  ceux  de  Yitellius.  11  lui  fallait  prendre  des  forces, 
car  il  avait  de  rudes  fatigues  à  sout^ûr.  Un  moment  après,  il  était  à 
cheval  courant  vers  le  nevd.  Cependant  il  avait  eu  le  temps  de  dépêcher 
des  arbalétriers  aux  principaux  partisans  de  àoa  Fadrique.  A  Cordoue, 
à  Salamanque,  à  Hora,,  à  toro,  à  Villarejo,  ces  messagers  de  mort  al* 
bieni  exécuter  ponctualkment  leurs  ordres  terribles.  L'heure  de  la  ven- 
geance avait  sonné,  et  rim{dacable  mémoire  de  don  Pèdre  allait  punir 
toutes  les  offenses  qu'il  avait  dissimulées  jusqu'alors.  U  n'avait  oublié 
m  Alphonse  Tenoriot,.  qui  avait  tiré  l'épée  en  sa  présence  aux  confé- 
rences de  Toro  (3),  ni  Lope  de  Beodana,  ce  commandeur  de  Saintniac- 
que»  qui  l'avait  joué  lorsqu'il  vint  aux  portes  de  Segura  (4).  Ge  furent 
ses  plus  iliustres  victimes.  Les  autres,  agens  plus  ou  moins  obscurs  de 
don  Fadrique  ou  du  comte  de  Trastamare,  étaient  les  intermédiaires  de 

ft)  CVi  MoTD  de  su  edmarOj  Ayala.  —  M.  LlagDno  a  préféré  la  leçon  mozo  de  su  ed- 
«MTo,  m  pige  de  sa  tkambre,  dooaée  par  qatlqnes  maHiscrils.  Mais  VA^êné  et  les 
■aiUeiires  copies  donnent  Jforo.  11  ne  parait  Traisemblable  que  don  Pèdre,  comme  tout 
ks  despotes,  aimât  à  s'entourer  de  .serviteurs  étrangers.  On  verra  plus  tard  qu'il  donna 
le  commandement  des  arbalétriers  de  sa  garde  à  un  Géorgien.  Malgré  les  détails  circon- 
stanciés que  fournit  Ayala  sur  cet  événement,  on  n*est  point  d'accord,  parmi  les  antiquaires 
de  Sévitte.  sur  le  tieu  pi^ts  où  fut  tué  don  Fadrique.  Suivant  la  tradition  conservée  par 
ki  p«rticn  4e  rAleaa«v  le  Maître  aneait  été  assassiné  dans  la  saUe  es»  ostiiafot  (mosaiqtMt 
en  fûenee).  On  y  montre  encore  lea  traces  de  son  sang  eomme  on  montrait  à  Blab  k 
sang  du  duc  de  Guise.  Ayala  dit  positivement  que  le  Maître  fut  tué  dans  la  cour,  et 
que  don  Pèdre  dîna  dans  la  salle  des  ajsii^'o#. 

(9)  AyaU,  p.  S37,  243. 

(3)  V.  p.  97i. 

(i)  V.  p.  960. 


60  RBVUB  DBS  DBUX  MOlfDBS. 

leur  correspondance  avec  les  mécontens  des  principales  Tilles  de  Castille. 
Don  Juan  d'Aragon,  se  croyant  déjà  sûr  d'obtenir  la  seigneurie  de  Bis- 
caïe,  avait  résigné  entre  les  mains  du  roi  la  charge  d'adelantade  de  la 
frontière,  qui  fut  aussitôt  conférée  à  Enrique  Enriquez,  alguacil-mayor 
de  Séville.  Garci  Gutier  Telle,  chevalier  d'une  naissance  illustre,  rem- 
plaça ce  dernier  dans  les  fonctions  difficiles  de  magistrat  suprême  de  la 
plus  grande  ville  du  royaume.  Les  ordres  de  mort,  les  brevets  d'investi- 
ture étaient  expédiés  d'avance  et  ne  retinrent  pas  don  Pèdre  un  instante 
Séville.  Sept  jours  lui  suffirent  pour  se  rendre  à  Aguilar  del  Campo,  dans 
le  royaume  de  Léon  (i),  où  il  espérait  surprendre  don  Telle,  son  frère, 
avant  que  le  bruit  de  la  mort  de  don  Fadrique  l'eût  obligé  à  se  mettre 
sur  ses  gardes.  Une  diligence  aussi  extraordinaire  à  cette  époque  suppose 
des  relais  commandés,  et  prouve  suffisamment  que  la  mort  du  maître 
de  Saint-Jacques  n'était  que  le  début  d'un  vaste  plan,  longuement  mé- 
dité et  préparé  avec  une  singulière  prévoyance.  11  s'agissait  pour  don 
Pèdre  de  fonder  le  despotisme  royal  sur  les  ruines  du  pouvoir  aristo- 
cratique; depuis  long-temps  il  n'avait  pas  d'autre  pensée.  Un  hasard 
sauva  don  Telle.  11  était  à  la  chasse  lorsque  le  roi,  entrant  dans  Aguilar, 
fut  reconnu  par  un  écuyer  qui  courut  aussitôt  prévenir  son  maître. 
Don  Telle  s'enfuit  à  toute  bride  sans  regarder  derrière  lui.  Arrivé  en 
Biscaïe,  il  n'essaya  point  de  soulever  cette  province,  où  deux  ans  aupa- 
ravant il  avait  victorieusement  repoussé  les  forces  du  roi;  il  ne  s'arrêta 
pas  un  instant  pour  réunir  ses  vassaux  ou  leur  donner  des  ordres;  il 
ne  songeait  qu'à  mettre  la  mer  entre  son  frère  et  lui.  Le  7  juin,  il 
s'embarquait  à  Bermeo  dans  une  chaloupe  pour  gagner  Bayonne.  Peu 
d'heures  après,  don  Pèdre  entrait  à  Bermeo,  et,  se  jetant  dans  le  pre- 
mier navire  qu'il  trouva,  il  lui  donna  la  chasse  jusqu'à  la  hauteur  de 
Lequeitio.  Là,  les  vents  contraires  et  la  mer  menaçante  l'obligèrent  de 
renoncer  à  la  poursuite.  Moins  heureuse  que  son  mari,  dona  Juana  de 
Lara,  femme  de  don  Telle,  était  demeurée  prisonnière  dans  le  château 
d'AguUar  (2). 

On  s'explique  difficilement  la  conduite  des  Biscaïens  à  l'arrivée  du 
roi.  Pas  une  épée  ne  sortit  du  fourreau  pour  défendre  les  droits  de  l'hé- 
ritier de  Lara ,  et  ces  hardis  montagnards,  qui  naguère  se  levaient  en 
masse  pour  repousser  Tinvasion  d'une  armée  castillanne,  semblent  avoir 
accueilli  sans  opposition,  bien  plus,  avec  allégresse,  don  Pèdre  pour- 
suivant leur  seigneur  avec  quelques  arbalétriers.  Sans  doute  le  gouver- 
nement de  don  Telle  avait  indisposé  le  peuple  basque,  si  jaloux  de  ses 
antiques  hbertés.  Cet  Avendafio,  qui  d'abord  avait  conduit  ses  compa- 
triotes contre  les  troupes  du  roi,  et  qui,  depuis,  avait  péri  assassiné  par 

(1)  Ayala,  p  243. 

(S)  ibid.,  p.  Si3  et  SUIT, 


HiSTOIlB  DB  DON  PiORB.  61 

ordre  de  don  Tello,  parait  avoir  été  l'ame  de  cette  résistance  énergique. 
On  doit  voir  en  lui  un  de  ces  grands  citoyens,  un  de  ces  chefs  nationaux, 
à  peine  connus  hors  de  leur  province ,  mais  qui,  représentans  des  in- 
térêts populaires,  exercent  sur  leurs  compatriotes  une  autorité  sans 
limites.  La  dernière  guerre  civile  de  TEspagne  a  montré  tout  le  pou- 
voir de  tels  chefs.  En  s'attachant  Avendaiio,  don  Pèdre  avait  préparé 
la  conquête  de  la  Biscaîe.  Maintenant  il  se  présentait  comme  son  vengeur, 
et  c'est  pourquoi  il  fut  reçu  à  bras  ouverts.  Son  premier  soin  fut  de 
s-entourer  des  principaux  citoyens  de  la  seigneurie  de  Biscaîe.  Présens, 
flatteries,  promesses,  le  roi  n'épargna  rien  pour  les  gagner.  Le  moyen 
le  pins  sûr,  celui  qu'il  mit  habilement  en  usage,  fut  d'aflècter  le  plus 
grand  respect  pour  leur  indépendance.  Aussi  publiait-il  qu'après  avoir 
délivré  les  Biscaïens  d'un  seigneur  qui  les  opprimait,  il  laissait  à  l'assem- 
blée nationale  le  soin  d'en  élire  un  nouveau.  Cependant,  de  tous  côtés 
il  mande  les  députés  de  la  province,  et,  comédien  d'autant  plus  habile 
que  le  rôle  qu'il  jouait  n'était  pas  entièrement  feint,  il  se  montre  à  leurs 
yeux  comme  le  vengeur  du  peuple  et  l'ennemi  des  tyrans  féodaux  (dont 
il  a  déjà  tant  réduit  la  puissance.  Un  jeune  prince  rempli  d'ardeur  et 
de  feu ,  causant  familièrement  de  ses  projets  avec  ces  libres  monta- 
gnards, gagna  facilement  leur  confiance.  D'un  autre  côté,  don  Juan 
d'Aragon,  qui  suivait  le  roi  depuis  Séville,  leurré  par  ses  promesses, 
réclamait  hautement  la  seigneurie  de  Biscaîe  et  le  pressait  de  faire  re- 
connaître ses  droits.  Le  roi,  prodigue  ^e  sermens,  lui  répétait  qu'il  n'é- 
tait venu  à  autre  intention,  et  l'assurait  que  le  consentement  de  la  diète 
n'était  qu'une  vaine  formalité,  et  qu'il  était  certain  de  l'obtenir.  11  con- 
voque aussitôt  les  députés  biscaïens  à  Guemica  et  se  rend  lui-même  à 
cette  réunion,  toujours  tenue  en  plein  air,  selon  une  coutume  antique, 
sous  un  arbre,  objet  d'une  vénération  presque  superstitieuse  pour  les 
habitans  de  la  B&caîe  (i).  Là,  le  roi,  dans  un  discours  étudié,  reconnais- 
sant d'abord  l'indépendance  absolue  de  la  diète,  l'entretint  des  droits 
que  don  Juan  tenait  de  sa  femme,  seconde  fille  de  Nunez  de  Lara,  et 
son.  héritière  depuis  la  déchéance  de  don  Telle  et  de  dona  Juana.  11  con- 
clut en  demandant  aux  députés  s'ils  voulaient  reconnaître  don  Juan 
pour  leur  seigneur.  A  peine  eut-il  achevé  qu'un  cri  s'élève  :  «  Jamais 
la  Biscaîe  n'aura  d'autre  seigneur  que  le  roi  de  Castille.  Nous  n'en  vou- 
lons point  d'autre  !»  Ce  cri  poussé  par  dix  mille  voix  était  l'expression 
de  l'orgueil  et  du  bon  sens  national.  Puisqu'il  fallait  avoir  un  seigneur, 
les  Basques  voulaient  que  ce  seigneur  ne  fût  le  vassal  de  personne  (2). 

(1)  Dam  la  dernière  guerre  ciTÎle,  les  troupes  de  la  reine,  chaque  fois  qu^elles  entraient 
à  Guemica,  coupaient  le  peuplier  autour  duquel  se  réunissaient  les  députés  des  trois 
proTÎnces,  et  autant  de  fois  les  Basques  en  replantaient  un  autre  dès  que  Tennemi  s*étaii 
éloigné. 

(S)  Selon  la  tradition  reçue  en  Biscaie,  la  seigneurie  aurait  été  gouvernée  par  la  même 


DoaPèdre,  aflbctattt  la  surprise,  remercia  l'assenAlée,  et,  sues  s'eafth^ 
qwr  sur  Tottrequ'oa  lui  faisait»  ténaoïgna  e^nèien  il  était  flatté  d'un 
bMSDsage  aucfuel  il  é\mi  loin  de  s'attendre.  Mais  FinfanicommeBçaîl  à 
a'apercevoJEr  qu'il  était  pris  pour  dupe.  Il  éclatait  en  reproches.  Pour 
ïapaiser^^te  roi  lui  promit  de  tenter  un  Bouvel  effart.  «  Â  Gueraica, 
dit-ii,  rassemblée  réunie  à  la  bâte  n'a  fait  entendre  <pie  le  ycsu  de  quel* 
ques  cantons^  A  Bilbao,  la  principale  ifille  de  la  seigneurie,  j'obtiendrai 
plus  facileaient  que  les  BiscaKeos  vous  rendent  hommage.  D'après  lea 
prtYilégts  de  la  province,  c'est  dans  cette  capitale  seulement  que  la  te* 
oeonaissance  du  seigoew  doit  avoir  lieu  (I).  » 

Ottiaze  jours  s'étaient  écoulés  depuis  la  mort  de  don  Fadrique,  six 
depuis  la  fuite  de  doa  Telle,  et  d^  doo  Pèdre,  sans  airmée,  était  maître 
de  toute  la  Biscaie.  Le  lendema]»  de  son  arrivée  à  Bilbao,  il  mande 
l'infBMit,  qui  se  rend  à  son  palais  suivi  de  deux  ou  trois  écuyers  que  l'é- 
tiquette arrêtait  à  la  pof  te  de  la  chambre  du  roi.  L'infant  n'avait  point 
d'épée^  mais  seulement  une  ds^œ  à  la  ceinture.  Quelques  couriisana 
V entourent,  et,  comme  en  plaisantant,  examinent  son  arme  et  la  lui  en- 
lèvent. Tout  à  coup  un  chand^eUau  le  saisit  à  bras  le  corps,  et  en  même 
tcfflttps  un  arbalétrier  de  la  garde,  Juan  Diente,  un  de  ceux  qui  avaient 
twé  don  Fadrique,  lui  assène  par  derrière  un  coup  de  masse  sur  la  tète« 
Étourdi  du  coup,  don  iuan  se  dégage,  et,  tout  chancelant,  s'apfN^ocba 
de  Hinestrosa,  qui  lui  présente  la  pointe  de  son  q[>ée  et  lui  (arie  de  na 
pas  avancer.  Alors  les  arbalétriers,  redoublant  leurs  coups^  le  reot^ 
"Rersent  et  l'assomment.  La  place  devant  le  palais  était  remplie  de  peuple^ 
Une  fenêtre  s'ouvre  et  l'on  jette  le  cadavre  au  milieu  de  la  feule  em 
criant  :  a  Biseaïens,  voilà  celui  qui  se  prétendait  votre  seigneur!  »  Ella 
Sduje  trouva  que  le  roi  avait  fait  justice  et  qu'il  savait  détendre  les  frao-^ 
diises  de  la  Biscsue  (3). 

m. 

A  peine  l'infant  avait-il  rendu  le  dernier  soupir  que  Juan  de  Hines- 

flimîllle  depuis  leneuTÎème  siècle  jusqu'au  quatorzième.  Lope  de  Zuria,  quî  avait  défencfn 
awesuceè»  la  province  contre  AUbnse^  roi  de  LéoB>  fut  et»  seigneur  en  Sea.  Sa  race  9*é^ 
Ukpûi  avec  dona  Juana  de  Lara,  femme 4e  don  TaUo,  On aii^ae  Lope  de  Znm  hA  1^ 
premier  des  seigneurs  de  Biscaie  qui  prêta  solenneUemeat  le  serment  d'observer  les  fran^ 
chises  du  pays.  Un  des  premiers  articles  est  celui-ci  :  «  Tout  ordre  du  roi  ou  du  seigneur 
qui  sera  ou  pourrait  être  contraire  aux  franchises  de  la  Biscaïe ,  $era  obéi  et  non  ao^ 
campH,  n  Cest  une  (ietion  consttfntionneUe  eomme  ee  texte  de  la  Magna  Chaîna  :  7hm 
king  cannot  be  wrong, 

(1>  Diaprés  les  usages  de  Bijwaie,  le  seigncar  devait  prêter  sevmeafrée  garder  las  pvi* 
vtté^e»,  lo  entre  les  mains  de  la  mnnicipaiité  (nfimitmiQ).  de  Bilbaaç  i»  daaa  réglisé 
defieâniMSmeUriedela  nAaie  lUIe;  a»  aona  Varbre  de  Gnenûca;  4fi>  «iifia»  aaoa  Véglîs^ 
de  Sainte-Euphémie  à  Bermeo. 

(St  Ayida^pwSlUeésniv. 


lE  DI  DM  PiMHk  tt 

trosâ  moBtaità  cheTai  et  partait  poor  ftoa,  ville  qae  le  roi,  pendant  sa 
€i4»tivité  à  Toro,  avait  eédée  à  sa  taule,  la  reine  douairière  d'Aragan. 
£Ue  ignorait  la  mort  de  son  fils  dM  Juan  et  vivait  saas  défiance  ainec 
sa  bru  dona  Isabel  de  Lara^  lorsque  Hioestrosa,  s'étant  fait  remettre  an 
nom  d«i  roi  les  dés  de  la  ville»  se  présenta  devant  elle  et  s'assura  de  sa 
personne.  Le  lendemain,  don  Pèdbre>  qui  le  suivait  de  près,  arriva  de 
Bilbao  pour  ordonner  que  les  deux  piicceaws  ftissent  transférées  m 
château  de  Castrpîerie  qu'il  aurait  donné  en  apanage  À  Hinestrosa.  Le 
dévouement  du  châtelain  lui  répondait  que  ses  prisonnières  ne  lui  échap- 
peraient pas.  De  Roa,  le  roi  se  rendit  à  Burgos,  où  il  demmira  qoid- 
ques  jours,  pendant  que  du  nord  et  du  midi  ses  arbalétriers  lui  appor-»- 
taient,  pendues  à  l'arçon  de  leurs  selles,  les  têtes  des  chevaliers  qu'il 
avait  proscrits  en  «{uittant  SéviMe  (1).  Nul  autre  que  don  Tello  n'avait 
échappé  à  sa  vengeance.  Cependant  elle  n'était  pas  assouvie  encore,  et 
il  se  préparait  à  partir  pour  Yalladolid,  rêvant  de  nouvelles  exécutions, 
lorsqu'il  apprit  que  le  comte  de  Trastamare,  sur  la  nouvelle  de  la  mort 
de  son  frère,  avait  conmiencé  les  hostilités  dans  la  province  de  Soria  (^]. 
D'un  autre  côté,  l'infant  don  Fernand,  qui  occupait  Alicante  et  Orihuela, 
faisait  des  courses  jusque  dans  la  plaine  de  Murcie  (3).  Malgré  l'inexécu- 
tion des  articles  signés  à  Tudela,  la  trêve  entre  la  Castille  et  l' Aragon 
n'avait  pas  été  dénoncée,  et  la  prise  de  JurniUa  par  le  maître  de  Saint- 
Jaccpies  n'avait  pas  encore  été  suivie  de  représailles.  Les  incursions  de 
don  Fernand  et  de  don  Henri,  exécutées  sans  l'autorisation  de  Pierre  IV, 
étaient  comme  un  défi  jeté  par  eux  au  meurtrier  de  leurs  frères.  Don 
Pèdre,  quittant  Burgos  à  la  bâte,  se  porta  de  sa  personne  vers  la  fron- 
tière de  Soria;  mais  déjà  le  Comte,  après  avoir  brûlé  qudques  villages, 
était  rentré  en  Aragon  à  la  première  démonstration  de  résistance  qu'il 
avait  rencontrée.  Dans  le  royaume  de  Murcie,  doQ  Fernand  n'avait  pas 
obtenu  plus  de  succès,  et»  après  une  attaque  inutile  contre  Carthagène, 
il  s'était  retiré. avec  quelque  butin,  enunenant  des  Maures  et  des  imb, 
qu'on  vendait  comme  esclaves  lorsqu'on  n'en  pouvait  tirerrançon.  Le 
roi,  après  avoir  écrit  à  Pierre  IV  pour  se  plaindre  de  l'invasion  de  don 
Henri  et  de  la  rupture  de  la  trêve  (4),  laissa  quelques  troupes  en  cAser- 
valion  sur  la  frontière  et  revint  à  Séville  pour  achever  l'armement  de 
sa  flotte.  Cootmirement  aux  usages  diplomatiques  de  l'époque,  ce  fut  un 
simple  arbalétrier  de  sa  garde  qu'il  chargea  de  porter  sa  lettre  au  rai 
d'Aragon,  et  cet  oubli  des  formes  paraît  avoir  vivement  offensé  ce  der- 
nier. Après  avoir  répondu  par  d'amères  récriminations,  il  envoya  an 
roi  de  Castille  un  cartel  chevaleresque,  le  défiant  à  un  combat  en  champ 

41)  A^ébk.  p.  w. 

(3)  ibid.,  ibid.  —  Carbonell^  p.  18S  etsaiT. 

(4)  Âreh.  gen,  d9  Ar,  Autografos.  Almazaii,  10  juillet,  ère  1396  (I8M). 


64  UYUl  DBS  DBUX  MONDES. 

clos,  vingt  contre  vingt  ou  cent  contre  cent,  car  «  ce  n'est  pas  raison, 
disait-il,  que  des  rois  combattent  seuls  (i).  »  Suivant  Tomich,  auteur 
catalan  fort  exact,  Pierre  IV,  petit  et  faible  de  corps,  redoutant  la  force 
et  l'adresse  de  don  Pèdre,  aurait  chargé  Bernard  Galceran  de  Pinos, 
chevalier  aragonais,  célèbre  par  ses  prouesses  et  sa  vigueur,  de  défler 
son  rival  par  devant  le  pape.  Avec  un  tel  second,  Pierre  IV  se  croyait 
invincible.  Galceran  habitait  alors  Avignon,  banni  de  Barcelone  pour 
un  meurtre.  Acceptant  avec  joie  cette  mission  honorable,  il  vint  porter 
au  saint-père  son  gage  de  bataille,  et  plusieurs  jours  de  suite  fit  pro- 
clamer que  son  maître  accusait  le  roi  de  Castille  de  trahison  et  le  dé- 
fiait au  combat  avec  tel  second  qu'il  voudrait  choisir  (2).  Quelle  que  fût 
la  forme  du  cartel,  don  Pèdre  n'en  tint  compte;  c'était  à  la  tète  d'une 
puissante  armée  qu'il  voulait  se  présenter  devant  son  adversaire. 

XII. 

EXPÉDITIONS  MARITIlfES  CONTRE  l'ARAGON.  —  1358-1359. 

Au  commencement  de  l'été  de  1358,  douze  galères  castillannes  étaient 
dans  le  Guadalquivir  prêtes  à  prendre  la  mer.  Avec  cette  petite  flotte, 
renforcée  de  six  galères  génoises  à  sa  solde,  don  Pèdre  cingla  vers  les 
côtes  de  Valence,  pendant  qu'un  corps  de  six  cents  hommes  d'armes 
partant  de  Hurcie  s'avançait  pour  soutenir  ses  opérations.  Arrivé  en 
vue  de  Guardamar,  ville  appartenant  à  l'infant  d'Aragon,  le  roi  dé- 
barqua ses  équipages,  et  les  ayant  réunis  à  ses  troupes  de  terre,  exactes 
au  rendez-vous,  il  fit  donner  l'assaut  avec  beaucoup  de  vigueur.  Les 
assiégés,  chassés  de  l'enceinte  extérieure  par  une  grêle  de  flèches,  se 
réfugièrent  dans  le  donjon,  où  ils  tinrent  ferme.  Pendant  que  le  roi, 
poursuivant  son  premier  succès,  se  préparait  à  les  forcer,  une  bourras- 
que soudaine  s'éleva  et  poussa  ses  navires  à  la  côte.  Privés  d'une  paitie 
de  leurs  équipages  et  hors  d'état  de  manœuvrer,  la  plupart  allèrent  se 
briser  sur  la  plage.  Deux  galères  seulement,  une  castillanne  et  une  gé- 
noise, parvinrent  à  gagner  le  port  de  Carthagène.  Don  Pèdre,  perdant 
avec  sa  flotte  son  matériel  de  siège,  et  désespérant  d'enlever  d'assaut 
le  donjon,  se  retira  sur  Murcie,  mais  ce  ne  fut  pas  sans  avoir  déchargé 
«a  fureur  sur  la  ville  de  Guardamar,  qu'il  livra  aux  flammes  (3).  Les 

(1)  Zurita,  p.  S89. 

(S)  Zurita,  p.  S89,  verso.  Les  Mémoires  de  Pierre  IV  (dans  Garbonell)  ne  mention- 
nent pas  cette  anecdote,  à  laquelle  Zurita  parait  igouter  créance.  EUe  est  rapportée  éga- 
lement par  Abarca,  Anal,  de  iâr.,  1.  xxiv,  cap.  7,  §  11. 

(3)  Ayala^  p.  949. 


HISTOIRE  DB  DOU  PiDRE.  65l 

reTers  irritoiéht  cette  ame  énergique  au  lieu  de  rabattre.  Sur  le  rivage 
couvert  de  ses  débris,  il  rêvait  une  plus  puissante  expédition  et  dictait  au 
bruit  de  la  tempête  des  ordres  pour  l'armement  d'une  nouvelle  flotte. 
n  commanda  qu'on  fit  à  Séville  de  grands  approvisionnemens  de  bois; 
il  pressa  les  rois  de  Portugal  et  de  Grenade  de  lui  fournir  des  vaissaux, 
enfin  il  écrivit  aux  conseils  des  villes  maritimes  de  Galice,  des  Asturies 
et  de  Biscaïe,  pour  qu'on  mit  embargo  sur  tous  les  navires  en  état  de 
tenir  la  mer,  et  qu'on  les  lui  envoyât  à  Séville  (\).  Dans  l'espace  de 
moins  de  six  mois,  il  prétendait  y  réunir  la  flotte  la  plus  considérable 
qu'on  eût  Tue  dans  aucun  port  de  l'Espagne.  En  attendant,  quelques 
courses  dans  le  royaume  de  Valence,  le  siège  de  plusieurs  forteresses, 
entre  autres  de  Monteagudo,  qu'il  enleva  à  don  Tello  son  frère  (2),  oc- 
cupèrent son  activité  et  trompèrent  son  impatience  jusqu'à  l'entrée  de 
l'hiver.  Alors  il  revint  à  Séville,  où  sa  présence  donna  une  activité 
nouvelle  aux  préparatifs  maritimes.  Chaque  jour  il  visitait  les  arse- 
naux, inspectait  les  navires,  exerçait  la  chiourme.  H  prodiguait  l'or  et 
n'épargnait  rien  pour  exciter  l'ardeur  des  ouvriers  et  des  matelots. 

Malgré  les  petites  expéditions  dont  je  viens  de  parler,  les  négociations 
n'étaient  pas  entièrement  interrompues,  et  même,  suivant  les  casuistes 
politiques  du  moyen-âge,  la  trêve  de  Tudela  pouvait  être  considérée 
conune  existant  encore,  les  hostilités  n'ayant  eu  lieu  qu'entre  don  Pèdre 
et  ses  ennemis  particuliersile  comte  de  'Trastamare  et  l'infant  don  Fer- 
nand.  Mais  le  roi  d'Aragon  voulut  prendre  sa  revanche  de  l'incendie  de 
Guardamar.  Au  mois  de  mars  1359,  il  entra  en  Castille  avec  une  armée 
nombreuse,  brûla  la  ville  de  Haro  et  fit  mine  d'assiéger  Médina-Celi  (3). 
Après  cette  incursion  de  quelques  jours,  alarmé  des  grands  armemens 
qui  se  faisaient  à  Séville,  il  revint  précipitamment  en  Aragon,  et  ne 
s'occupa  plus  que  de  mettre  en  état  de  défense  les  côtes  de  Catalogne  et 
de  Valence. 

n. 

Au  moment  où  la  flotte  castillanne,  parfaitement  armée,  se  préparait 
i  quitter  le  Guadalquivir,  le  cardinal  Gui  de  Boulogne  arriva  en  Es* 
pagne  ayec  une  mission  du  saint-père.  Il  venait  renouveler  les  tenta- 
tives d'intervention  pacifique  où  avait  échoué  son  prédécesseur,  le 
cardinal  Guillaume.  Instruit  que  don  Pèdre  reprochait  à  ce  dernier  sa 
hauteur,  et  surtout  sa  partialité  pour  l'Aragonais,  il  crut  être  plus  heu- 
reux en  affectant  de  suivre  une  tout  autre  politique,  et  débuta  par  ca- 
resser cet  orgueil  si  facilement  irritable.  «Le  pape,  dit-il  à  don  Pèdre, 

(1)  Ayala,  p.  «50,  «5t. 

(i)  Ihid.,  p.  S5S. 

(3)  Zurita,  t.  U,  p.  S91. 

TOMK  XXI.  5 


66  RETDI  DIS  BBUX  HONDB. 

regarde  le  roi  de  Castille  oomme  le  bouclier  de  toute  la  chrétienté,  et 
gémit  de  le  Toir  tourner  ses  armes  contre  un  prince  catholique  au  lieu 
d'imiter  ses  glorieux  ancêtres  qui  ont  si  vaillamment  combattu  contre 
les  ennemis  de  la  foi.  Le  saint-père  regrette  de  ne  pouToir  Tenir  en 
personne  terminer  une  guerre  si  cruelle  et  si  nuisible  à  la  religion  (i]ji 
Quelle  que  fût  son  impatience  d'entrer  en  campagne,  don  Pèdre  ne  se 
montra  pas  insensible  à  ces  flatteries  adroites.  Il  Tint  recevoir  le  légat 
à  la  frontière,  dans  la  ville  d'Almatan,  et  lui  Qt  l'accueil  le  plus  gra^ 
cieux.  Néanmoins,  loin  de  rabattre  quelque  chose  de  ses  prétentions» 
il  les  éleva  encore.  11  demandait  toujours  la  remise  de  Perellèe  et  l'ex- 
pulsion des  émigrés  castillans,  parmi  lesquels  il  comptait  maintenant 
don  Femand,  le  frère  du  roi  d'Aragon.  En  outre,  il  réclamait  les  places 
d'Alicante  et  d'Orihuela,  ainsi  que  quelques  autres  forteresses,  se  fon- 
dant sur  ce  qu'elles  avaient  fait  autrefois  partie  du  royaume  de  Hurcie 
et  sur  ce  qu'elles  lui  avaient  été  cédées  ou  vendues,  lors  du  traité  de 
Toro,  par  don  Fernand  qui  en  était  le  seigneur.  Enfin  et  pour  dernière 
condition,  il  exigeait  que  le  roi  d'Aragon  lui  payât  les  frais  de  la  guerre 
estimés  par  lui  à  cinq  cent  mille  florins. 

Sans  se  récrier  contre  l'exagération  de  ces  demandes,  le  légat,  satis^ 
fait  d'avoir  retardé  par  sa  seule  présence  l'invasion  imminente  des  Cas- 
tillans, transmit  aussitôt  à  Pierre  IV  les  propositions  qu'il  venait  de  re- 
cevoir. De  ce  côté,  le  cardinal  ne  rencontrait  pas  une  moindre  obstination. 
L'Aragonais,  protestant  contre  toute  cession  de  territoire,  niait  absolu-- 
ment  les  droits  allégués  par  don  Pèdre  sur  les  places  du  rojaume  de 
Valence;  cependant,  dans  son  amour  pour  la  paix,  il  voulait  bien,  di- 
sait-il, s'en  rapporter  sur  ce  point  à  la  décision  du  saint-siége ,  et  pror 
visoirement  il  chargea  un  docteur  de  plaider  sa  cause  par  devant  le 
légat.  Quant  à  livrer  son  vassal  Perellès,  sur  une  simple  accusation,  i 
la  justice  d'un  prince  étranger,  l'honneur  de  sa  couronne  le  lui  intei^ 
disait;  seulement  il  renouvelait  la  promesse  de  le  faire  juger,  et,  dans 
le  cas  où  ses  tribunaux  le  trouveraient  coupable ,  il  offrait  de  le  re- 
mettre aux  mains  du  monarque  offensé.  Ses  refus  étaient  encore  plus 
péremptoires  au  sujet  des  indemnités  réclamées  par  le  roi  de  Castille, 
l'agresseur,  selon  lui,  n'étant  pas  fondé  à  mettre  les  dépenses  de  la  guerre 
à  la  charge  de  celui  qui  avait  repoussé  une  invasion  injuste.  Le  seul 
point  sur  lequel  Pierre  IV  se  montrait  facile  était  l'expulsion  des  émi^ 
grés  castillans,  et  il  semblait  avoir  oublié  ses  conventions  récentes  avec 
le  comte  de  Trastamare.  Toutefois  il  faisait  une  réserve  à  l'égard  de 
l'infant  don  Femand,  qui,  prince  aragonais  et  héritier  éventuel  de  sa 
couronne,  ne  pouvait  en  aucune  façon  être  assimilé  aux  autres  réfugiés 
sujets  de  don  Pèdre  (2). 

(1)  Ayala,  p.  956. 

(S)  AyaU,  p.  i5S,  266.  —  ZuriU,  SM. 


Entre  des  prétentions  si  apposées,  le  légat  prévit  que  le  dâ[>at  serait 
long  et  obstiné;  aussi  son  premier  soin  ftit  de  demander  aux  deux 
princes  une  trêve  d'un  an  au  m(Hns  pour  examiner  à  loisir  les  pièces 
de  ce  grand  procès,  recevoir  les  avis  du  saint-siége  et  régler  les  choses 
suivant  l'équité.  A  cette  proposition,  don  Pèdre  s'écria  qu'il  serait  in- 
sensé d'accorder  une  trêve  au  moment  où  sa  flotte,  année  avec  des  dé- 
penses énormes,  était  prête  à  mettre  à  la  voile,  et  lorsque  ses  troupes 
se  trouvaient  déjà  réunies,  soldées  et  sur  le  point  de  passer  la  fron- 
tière. Tout  ce  qu'il  pouvait  accorder  par  esprit  de  conciliation,  et  en 
témoignage  de  sa  déférence  pour  l'envoyé  du  saint-père,  c'était  de  ré- 
duire ses  demandes  à  la  remise  des  places  contestées  et  à  l'éloignement 
inmiédiat  des  émigrés  castillans.  Sur  ces  deux  points  il  sarait  toujours 
inflexible. 

L'Aragonais,  faisant  bon  marché  de  ses  sermens,  eût  volontiers  ex- 
pulsé sur-le-champ  le  comte  de  Trastamare  et  ses  compagnons,  mais  il 
persistait  à  garder  Âlicante  et  Orihuela  jusqu'à  la  décision  du  pape.  En 
définitive,  il  proposa  de  réduire  la  trêve  à  six  mois,  et  de  remetire  la 
solution  de  toutes  les  difficultés  pendantes  à  deux  plénipotentiaires 
aitre  lesquels  le  légat  ferait  office  d'arbitre  suprême.  Lorsque  le  légat 
rapporta  cette  réponse  :  «  Cardinal,  lui  dit  don  Pèdre,  qu'on  ne  me  parle 
plus  de  trêve.  Toutes  ces  propositions  ne  tendent  qu'à  me  faire  perdre 
mes  avantages.  Désormais  que  les  armes  décident  entre  nous  (1)1  » 

Pendant  ces  inutiles  pourparlers,  la  guerre  d'escarmouches  et  de  pil- 
lages continuait,  entretenue  surtout  par  les  émigrés  castillans  au  service 
du  comte  de  Trastamare  et  de  l'infant  d'Aragon.  J'omets  une  foule  de 
combats  obscurs,  de  bicoques  assiégées  ou  surprises,  pour  rapporter 
une  anecdote  singulière  attestée  par  un  auteur  grave,  Alonso  Hartines 
de  Talavera,  chapelain  de  don  Juan  II,  roi  de  Castille,  et  auteur  d'une 
chronique  estimée.  Don  Pèdre,  dit-il,  s' étant  présenté  devant  le  châ- 
teau de  Cabezon,  appartenant  au  comte  de  Trastamare,  somma  vai- 
nement le  gouverneur  de  lui  rendre  la  place.  Celui-ci,  fidèle  à  son  sei- 
gneur, ne  daigna  pas  répondre  au  héraut  qui  lui  faisait  de  magnifiques 
promesses,  et  refusa  même  une  entrevue  que  le  roi  lui  demandait. 
Toute  la  garnison  du  château  ne  consistait  cependant  qu'en  dix  écuyers, 
bannis  castillans;  mais  derrière  de  hautes  et  épaisses  murailles,  dans 
vn  donjon  bâti  sur  des  rochers  à  pic,  où  l'on  ne  pouvait  amener  des 
machines,  dix  hommes  résolus  n'avaient  pas  de  peine  à  se  défendre 
contre  une  armée  et  ne  cédaient  qu'à  la  famine.  Le  siège  devait  être  long, 
la  place  étant  bien  approvisionnée.  Pourtant  les  dix  écuyers,  tous  jeunes, 
étaient  bien  gens  à  repousser  bravement  un  assaut,  mais  non  pas  à 
soufliîr  patiemment  les  ennuis  d'un  blocus.  Il  leur  fallait  des  distrac- 

(i)  Ajala,  p.  366,  tl9. 


08  RSVUE  DBS  BBtl  MOttDtt* 

tîons>  et  ils  demandèrent  insolemment  au  châtelain  des  femmes  pour 
leur  tenir  compagnie  dans  leur  nid  d'aigles.  Or,  il  n'y  avait  à  Cabezon 
d'autres  fenunes  que  la  châtelaine  et  sa  fille,  a  Si  vous  ne  nous  les  livrez 
pour  en  faire  à  notre  plaisir,  dirent-ils  au  gouverneur,  nous  quittons 
tous  votre  château,  ou,  mieux  encore,  nous  en  ouvrons  la  porte  au  roi 
de  Castille.  »  En  de  telles  nécessités,  le  code  de  l'honneur  chevaleresque 
était  précis.  Au  siège  de  Tarifa,  Alonso  Ferez  de  Guzman,  sommé  de 
rendre  la  ville,  sous  peine  de  voir  massacrer  son  fils  à  ses  yeux,  répon- 
dit aux  Maures  en  leur  jetant  son  épée  pour  égorger  l'enfant  (i).  Cette 
action,  qui  valut  au  gouverneur  de  Tarifa  le  surnom  de  Guzman-le- 
Bon,  était  une  fazafla,  un  de  ces  précédens  héroïques  que  tout  prtuF- 
homme  devait  imiter.  PermiiHiur  homicidium  filii  poiius  quam  deditio 
castelli,  tel  est  l'axiome  d'un  docteur  chevaleresque  de  cette  époque.  Le 
châtelain  de  Cabezon,  aussi  magnanime  à  sa  manière  que  Guzman-le* 
Bon,  fit  en  sorte  que  sa  garnison  ne  songeât  plus  à  l'abandonner.  Ce- 
pendant deux  écuyers,  moins  pervers  que  leurs  camarades,  eurent  hor- 
reur de  leur  trahison  et  s'échappèrent  du  château.  Conduits  au  roi,  ils 
lui  racontèrent  la  mutmerie  dont  ils  avaient  été  les  témoins  et  les  suites 
qu'elle  avait  eues.  Don  Pèdre,  indigné,  supplia  aussitôt  le  gouverneur 
qu'il  lui  permit  de  faire  justice  des  coupables.  En  échange  de  ces  félons, 
il  offrait  dix  gentilshommes  de  son  armée,  qui  n'entreraient  dans  Ca- 
bezon qu'après  avoir  prêté  le  serment  de  défendre  le  château  envei^s  et 
contre  tous,  voire  contre  le  roi  lui-même,  et  de  mourir  à  leur  poste 
avec  le  commandant.  Cette  proposition  ayant  été  acceptée,  le  roi  fit 
écarteler  les  traîtres,  dont  les  corps  déchirés  furent  ensuite  livrés  aux 
flammes  (2).  Sous  les  couleurs  dont  une  imagination  romanesque  a 
orné  cette  aventure,  il  est  difficile  de  démêler  aujourd'hui  la  vérité  de 
la  fiction;  mais  on  y  voit  du  moins  l'opinion  du  peuple  sur  le  caractère 
de  don  Pèdre,  mélange  bizarre  desentimens  chevaleresques  et  d'amour 
de  la  justice  poussé  jusqu'à  la  férocité. 

Don  Pèdre,  attribuant  le  rejet  de  son  ultimatum  par  l'Aragonais  aux 
intrigues  des  émigrés  castillans  et  des  mécontens  de  son  royaume,  ne 
respirait  plus  que  vengeance.  En  présence  même  du  légat,  il  rendit  sen- 
tence de  haute  trahison  contre  l'infant  don  Fernand,  Henri  de  Trasta- 
mare,  Pedro  et  Gomez  Carrillo,  et  quelques  autres  réfugiés,  chevaliers 
de  distinction.  Ce  fut,  suivant  Ayala,  une  grande  faute  politique,  car, 
en  ce  moment  même,  plusieurs  des  bannis  sollicitaient  secrètement 
leur  pardon  et  n'aspiraient  qu'à  se  détacher  d'une  cause  qu'ils  croyaient 
perdue.  Proscrits  par  leur  seigneur  naturel,  et  n'ayant  plus  d*espoir 
que  dans  le  prince  qui  leur  donnait  asile,  ils  déployèrent  à  le  servir  un 


(1)  En  189(.  Biariana,  t.  I,  p.  849. 

(2)  Âtalaya  de  l(u  Crànieoê,  cité  par  M.  Uagimo,  Ajala,  p.  t71. 


■KTOIBB  ra  DOlf  PÈDRE.  69^* 

dévouement  fatal  à  la  Castille  (1).  La  fureur  de  don  Pèdre  ne  se  con-* 
tenta  point  d'une  yaine  formalité.  Il  lui  fallait  du  sang,  et,  malheureu* 
aement,  il  avait  entre  ses  mains  des  otages  chers  à  ses  ennemis  :  c'étaient* 
la  reine  Léonor,  mère  de  don  Femand,  prisonnière  dans  le  château  de 
Castrojeriz;  sa  bru,  dona  Isabel  de  Lara,  femme  de  don  Juan  d'Aragon, 
égorgé  à  Bilbao;  enfin,  dona  Juana  de  Lara,  femme  de  don  Telle.  Léo- 
nor  fut  la  première  victime.  On  dit  qu'aucun  CastiUan  n'ayant  osé  por> 
ter  la  main  sur  la  sœur  du  roi  don  Alphonse,  des  esclaves  africains  fu- 
rent chargés  de  lui  donner  la  mort  (%).  Peu  après,  dona  Juana  termina 
ses  jours  dans  un  donjon  de  Séville,  empoisonnée,  diton,  par  ordre  du 
roi.  Sa  sœur  Isabel,  prisonnière  pendant  quelque  temps  à  Castrojeriz, 
fat  transférée  dans  le  chftteau  de  Jerez,  où  elle  eut  bient6t  pour  com-? 
pagne  de  captivité  la  reine  Blanche,  amenée  de  Sigûenza.  Ces  deux> 
infortunées  ne  devaient  plus  sortir  vivantes  de  leur  prison  (3). 

Après  l'eiécution  de  ces  ordres  cruels,  qui  excitèrent  un  sentiment 
d'horreur  dans  toute  la  Castille,  don  Pèdre  quitta  Almazan  peur  aller 
pfendre  le  commandement  de  sa  flotte.  Sur  la  frontière  d'Aragon,  il 
laissait  cinq  corps  d'armée  échelonnés  depuis  la  Vieille-CastiUe  jusqu'à' 
Molina,  dans  le  royaume  de  Murcie.  Trois  de  ces  corps,  dont  le  princt^ 
pal  était  sous  les  oidres  de  Juan  de  Hinestrosa,  étaient  cantonnés  dans  la 
province  de  Soria,  et  destinés  à  opérer  contre  les  troupes  du  comte  de 
Trastamare.  Les  autres  étaient  opposés  à  l'infant  don  Femand,  qui  oc- 
cupait Orihuela,  à  l'extrémité  méridionale  du  royaume  de  Valence.  Ces 
cinq  divisions  présentaient  un  total  de  5,000  hommes  d'armes,  sans 
compter  les  arbalétriers  et  les  milices  des  communes  (4).  Au  nombre 
des  chefs  choisis  pour  commander  ces  diflérens  corps,  ce  n'est  pas  sans 
surprise  que  l'on  trouve  don  Femand  de  Castro,  frère  de  cette  Juana, 
reine  d'un  jour,  si  outrageusement  abandonnée  par  don  Pèdre  au  com- 
mencement de  la  dernière  guerre  civile.  On  l'a  vu  renier  solennelle- 
ment l'hommage-lige  dû  au  roi  et  prendre  la  part  la  plus  active  aux 
troubles  de  l'année  1354.  Marié  à  dona  Juana,  fille  naturelle  du  roi  don 
Alphonse  et  de  Léonor  de  Guzman,  il  avait  quitté  Toro  peu  après  la 
captivité  de  don  Pèdre  pour  se  rendre  en  Galice,  où  il  avait  de  grandes 
possessions  et  une  immense  clientelle.  Depuis  ce  moment,  il  demeure 
étranger  aux  troubles  civils  du  royaume.  Au  commencement  de  la 
guerre  d'Aragon,  après  la  prise  de  Tarazona,  il  amène  des  renforts  au 
camp  de  Castille,  et,  désormais,  il  est  devenu  un  vassal  fidèle.  Il  est 

(1)  Ayala,  p.  171.  Un  des  glomateurt  de  Gratia  Dei  prétend  que  Pero  Lopes  de  Ayala 
fat  «u  nombre  des  proscrits.  Cette  assertion  est  démentie  par  le  témoignage  d'Ayala  lui- 
Bème.  V.  Sêm.  enid.  dû  VaU.,  X.  XXYUI,  p.  tSS. 

(9)  Garbonell,  p.  180,  ^erso. 

(3)  Ayala,  p.  «71. 

(4)  IML,  p.  t78.         . 


70  mmm  vm  mwn  mmÊm^ 

traité  par  le  roi  a^ec  la  phis  grande  conftuiee,  et  cette  eonSanoe  eat 
mérUée  sans  doute,  car  son  dévoiiemeirt  M  à  Tépreiive  de  la  mati- 
Taise  Coriune.  A  défont  de  rease^nemew  pvécia  ipu  wfiiqa&cA  un  chaii» 
gement  si  complet,  on  a  supposé  à  don  Femaad  de  Castro  des  vucaîD^ 
téressées  qui  le  rattachaient  à  don  Pèdre.  Sa  soanr  dona  Joana,  sorrant 
quelques  auteurs,  aurait  eu  un  fils  du  roi,  et,  quelque  doute  que  l'oa 
pût  élever  sur  la  légitiBÙté  de  cet  tmfaiit,  il  derenait  cependant  utt  pr^ 
tendant  éventuel  à  la  courmne  de  CaeliUe.  Dans  cette  hypothèse^  doBr 
Femand  n'aurait  changé  de  parti  que  dans  l'espoir  d'obtenir  la  recon^ 
naissance  de  son  nereu.  Hais,  d'abord,  l'exislenee  même  de  ce  Me  n'est 
attestée  par  aucun  document  contemporain,  et,  de  plus,  la  suite  du 
récit  prouvera  que  don  Pèdre  réserva  toute  sa  tendresse  pour  les  enhna 
qu'il  avait  eus  de  Marie  de  Padilla.  Si  don  Femand  eut  quelques  illiH* 
sions  à  cet  égard,  elles  ne  purent  être  que  de  courte  durée.  U  est  beau*- 
coup  plus  vraisembliA>le  qu'une  off&nse  du  comte  de  TrasAamare  aUnma 
dans  son  ame  altière  une  haine  mortelle  contre  ses  anciens  alliée.  Dan 
Henri ,  qui  lui  avait  accordé  sa  soeur  lorsqu'il  avait  besoin  de  ses  ser- 
vices, fit  casser  le  mariage  dès  qu'il  se  crut  assec  fort  pour  s'en  pas- 
ser  (i).  Il  obligea  sa  seeur  à  revenir  auprès  de  lui,  et,  après  la  désper* 
sion  des  rebelles,  il  la  conduisit  en  Aragon,  où  die  se  remaria  dans  la 
suite  (d).  Suivant  toute  apparence,  Femand  de  Castro  conserva  un  si 
vif  ressentiment  de  cet  outrage,  qu'oubliant  ses  anciens  griefs  contre  le 
roi,  il  ne  pensa  (dus  qu'à  se  venger  de  don  Henri;  et,  pour  assurer  sa 
vengeance,  il  s'allia  franchement  à  l'implacable  ennemi  de  ce^ierniar. 
Quels  que  soient  les  motife  de  son  changement,  il  fut  le  seul  des  chefs 
de  la  ligue  que  don  Pèdre  ait  toujours  ménagé  et  avec  lequel  il  se  soit 
réconcilié  d'une  manière  franche  et  durable . 


m. 

La  flotte  réunie  à  Séville  n'attendait  que  Tarrivée  du  roi  pour  mettre 
à  la  voile.  Elle  se  composait  de  vingt-buit  galères  castiUannes,  deux  ga« 
léasses,  quatre  bâtimens  à  voiles  et  pontés,  nommée  U^oê,  outre  quatre* 
vingts  navires  marchands  éqoipés  pour  le  combat,  c'est«à-dire  ayant 
chacun  un  gaillard  élevé,  sur  l'avait  Dans  le  port  d'Algeziras,  elle  de-* 

(1)  J'ignore  à  quelle  époque  précise  cette  rupture  eut  lieu.  M.  Llaguno  (Ayala,  p.  381, 
note  3)  Suppose  que  le  roi  don  Pèdre  fit  casser  le  mariage  pour  brouiller  don  Femand 
avec  don  Henri.  Si  le  roi  prit  réellement  part  à  cette  intrigue,  il  faut  croire  que  son 
intervention  fût  lort  seerète,  p«iaqu0  dta  F«nund  porte  tout  ton  restestûnent  eootre  le 
oomte  deTrastaoïftpe.  Le  pnéleifta  pour  la  dinakilMMi  en  martast  ial  qao  lea  dem  époiurg 
étant  parens  à  un  degré  prohibé,  n'avoiflot  point  obtenu  de  disponsca.  lU  tétoienl  caniias 
issus  de  germains.  Dona  Isabel  Ponce  de  Léon,  mère  de  don  FMrotnd,  étail  OMiioe  fM^ 
maine  de  dona  Leonor  de  Goiman ,  mère  de  dona  Juana. 

(S)  A  un  seigneur  aragonais  nommé  don  Philippe  de  Castro. 


9I8T0IM  M  DOIV  r&bkB.  71 

irait  rriNer  trois  falèr«9  années  par  le  roi  maare  de  Grenade;  enfin  elle 
ilfcnt  ê^  encore  renforcée  ée  dix  galères  et  une  galéasse  envoyées 
fer  le  roi  de  Portugal.  Le  Taisseao  que  montait  don  Pèdre  était  le  pins 
frand  <p]*on  eût  yu  dans  ces  mers.  Cétalt  une  galère  nommée  Uxel  (1), 
frise  autrefois  sur  les  Maures.  Elle  portait  trois  châteaux  ou  tours  à 
pluaieure  étages,  où  Ton  plaçait  des  arbalétriers  qui,  dominant  les  na- 
fires  ennemis,  comiwtlMent  d'en  haut  avec  arantage.  L'entrepont  con- 
tenait une  écurie  pour  quarante  chevaux,  et,  outre  les  matelofs  néces- 
Mires  à  la  manœuvre,  son  éofuipage  se  composait  de  cent  soixante 
kommes  d'armes  et  cent  vingt  arbalétriers.  L'historien  PePô  Lopez 
cTAyaki  était  à  bord  de  ce  vaisseau,  commandant  du  chftteau  de  ponpe. 
Parmi  les  capitaines  des  airtres  navires,  on  remarquait  plusieurs  Gé- 
nois, considérés  comme  les  hommes  de  mer  les  plus  habiles  de  cette 
époque,  qui  tous,  afînsi  que  l'amiral  Gil  de  Boccanegra,  étaient  depuis 
long-temps  au  service  de  Gastille. 

Vers  la  fin  d'avril  iSm,  cette  grande  flotte  entra  dans  la  Méditer- 
ranée, après  avoir  vainement  attendu  pendant  deux  semaines  les 
vaisseaux  portugais  sur  la  rade  d'Algenras.  Le  7  mai,  elle  était  signa- 
lée à  la  hauteur  de  Carthagène,  où  elle  relâcha  encore  quelques 
Jours  (S).  En  quittant  Séville,  le  roi  avait  annoncé  qu'il  voulait  finir  b 
guerre  par  une  bataille  décisive.  Barcelone,  centre  du  commerce  et  de 
la  puissance  navale  des  monarques  aragonais,  devait  être  le  but  de  ses 
efforts.  A  cette  époque,  cette  ville,  encore  mal  fortifiée,  comptait  pour 
«  défense,  comme  Athènes  airtrefois,  sur  le  nombre  de  ses  vaisseaux 
^  le  courage  de  ses  marins.  Il  était  donc  important  de  ne  pas  laisser  à 
fennenai  le  toisir  d'y  organiser  une  résistance  vigoureuse;  néanmoins 
le  roi  perdit  inutilement  beaucoup  de  temps  à  croiser  devant  Algeziras, 
jpuis  devant  Carthagène;  enfin  il  s'arrêta  encore  devant  Guardamar, 
dont  il  eut  cette  fois  la  satisfectfon  de  prendre  le  château,  témoin  de 
ton  désastre  l'année  précédente.  Longeant  la  cftte  de  Valence  et  répan- 
dant partout  ralarme,  il  rallia  enfin  à  rembeuchure  de  l'Êbre  l'escadre 
portugaise.  Le  légat,  qui  se  trouvait  alors  à  Tortose,  se  fit  aussitôt  con-- 
dnire  à  son  bord,  et  vint  le  snpplier,  toujours  sans  succès,  d'accorder 
f|Mlqnes  jours  de  trêve.  Le  rai  l'accueillît  avec  honneur,  l'admit  à  sa 
teble,  mais  rejeta  bien  loin  toutes  ses  propositions. 

Une  escadrille  de  sept  galères»  qui  précàlait  la  flotte  castUlanne,  cber- 
chant  inutilement  des  navires  aragonais,  ramena  à  Carthagène,  an 

(I)  Qu9  dêcian  mrtf.  O'ftprès  «ette  «xpressbn  d*Ayâla,  on  ponrratt  croire  qne  lîzel 
ItMîC  le  nom  du  Ttineta.  Mais  dans  i|fidqiie8  pièces  des  Atehivn  ^Aragon  J*ai  trouté 
le  net  ûxtht  va  pluriel,  ee  qui  prouve  iiue  f^Mà  un  nom  générique  pour  désigiier  cer- 
lÉtae  ^ItMr  4e  nsTim» 

n  Jtnh.  yen.  de  Ar.  AtOogr.  Lettre  de  rinftuit  don  Femand  à  Pierre  IV,  de  Valence, 
V  met  IS9f ,  asnuonça&t  Vanltêe  prodkidne  de  fiescadre  portugaise* 


72  UVUB  DBS  BBUX  MONDES. 

bout  de  quelques  jours  de  croisière,  une  carraque  vénitienne,  capturée 
à  la  hauteur  des  Baléares.  Le  roi  de  Castille  était  alors  en  paix  avec  la 
République;  mais,  dit  Ayala,  c'est  l'usage  des  princes,  quand  ils  ont  une 
armée  en  mer,  d'emmener  de  gré  ou  de  force  tous  les  vaisseaux  neutres 
qu'ils  rencontrent  (1).  Tel  était  alors  le  droit  maritime  de  l'Europe.  La 
carraque,  richement  chargée,  fut  d'abord  déclarée  de  bonne  prise;  ce- 
pendant, quelque  ten^ps  après,  elle  fut  relâchée  sur  les  réclamations 
des  consuls  vénitiens. 

Barcelone,  au  xiv*"  siècle  la  ville  la  plus  commerçante  et  la  plus 
riche  de  l'Espagne,  est  bâtie  au  bord  d'une  anse  qui  s'ouvre  au  sud- 
sud-est  dans  la  Méditerranée.  En  face  de  la  ville,  une  langue  de  terre 
étroite,  sur  laquelle  est  situé  aujourd'hui  le  bourg  de  Barcelonette,  pro- 
tège le  mouillage  du  côté  de  l'est,  tandis  qu'une  chahie  de  montagnes 
p^u  éloignée  de  la  côte  le  défend  contre  les  vents  de  l'ouest  et  du  noixl. 
Au  sud,  l'entrée  du  port  est  resserrée  par  des  rochers  cachés  sous  l'eau 
et  des  bancs  de  sable,  qu'on  nomme  en  catalan  les  iasques.  Aujour- 
d'hui les  vaisseaux  vont  jeter  l'ancre  sous  la  presqu'île  de  Barcelonette; 
car,  du  côté  de  la  ville,  l'eau  est  peu  profonde  et  le  port  tend  à  se  com- 
bler. Il  résulte  même  de  documens  authentiques  qu'il  y  a  moins  de 
trois  siècles  les  galères  s'amarraient  près  de  la  bourse,  c'estrà-dire  que 
la  jmer  couvrait  l'emplacement  de  plusieurs  rues  modernes.  En  1359, 
la  ville  n'avait  pas  de  remparts  du  côté  du  rivage,  et  le  temps  manquait 
pour  élever  des  fortifications  régulières  qui  la  missent  à  l'abri  d'une 
descente.  Mais  le  roi  d'Aragon,  accourant  à  Barcelope,  avait  fait  pro- 
clamer l'antique  usage  :  Princeps  namque  {%  qui  obligeait  toute  la  po- 
pulation à  prendre  les  armes  et  à  former  la  milice  tumultuaire,  qui 
garde  encore  le  nom  de  somatènes  (3).  On  fit  disparaître  soigneusement 
les  balises  et  les  signaux  qui  marquaient  les  passes  entre  les  tasques, 
et  dans  ces  passes  mêmes  on  coula  des  ancres  énormes  pour  enfoncer 
les  bordages  des  navires  castillans  qui  s'y  engageraient  sans  précau- 
tion. Dix  galères  bien  armées,  quelques-unes  portant  des  bombardes, 
formèrent  une  ligne  d'embossage,  qui,  vers  le  sud,  s'appuyait  aux 
tasques  à  la  hauteur  du  mont  Jouy,  et  se  prolongeait  au  nord  jusqu'au 
couvent  des  frères  mineurs  (4),  couvrant  ainsi  l'entrée  des  principales 

(1)  Ayala,  p.  2i7. 

(9)  Carbonell,  p.  187.  Ce  sont  les  deux  premiers  mots  de  la  loi  qui  donne  au  prince  ou 
«n  magistrat  suprême  le  droit  de  convoquer  tous  les  honmies  en  état  de  combattre  lorsque 
la  ?ille  est  en  danger. 

(3)  Nom  donné  aux  levées  en  masse  de  la  Catalogne.  L*étymologie  la  plus  probable 
m*est  fournie  par  mon  ami  don  Manuel  de  Bofarull.  Les  hérauts  chargés  de  convoquer 
les  miliciens  criaient  devant  chaque  maison  :  Via  fora!  allons,  dehors!  Les  habitans  sor- 
taient en  armes  en  répondant  :  Som  atentt,  nous  sommes  prêts.  C'était  en  quelque  sorte 
on  mot  de  ralliement  qui  dans  la  suite  devint  le  nom  de  cette  espèce  de  landêturm. 

(i)  Ce  couvent  n'existe  plus  aiyourd'hui.  H  y  a  sur  son  emplacement  un  magasin  de 


HISTOIRB  DE  BON  PÈDRE.  73 

e&qaidéboucliaient  sur  le  port.  Quatre  machines  nommées  bricoles, 
wfcaMement  des  espèces  de  catapultes,  portées  sur  des  roues,  étaient 
»iTle  mage  y  prêtes  à  être  dirigées  sur  le  point  qu'assaillirait  l'ennemi. 
Eatoeles  galères,  quantité  d'autres  bâtimens  garnis  de  mantelets  et  de 
\)ai^gages  étaient  remplis  de  marins  et  de  gens  de  trait.  Enfin,  der- 
tiète  la  ligue  d*einbossage,  sur  la  grève  même,  les  habitans  de  Barce- 
lone a^ûent  improvisé  une  sorte  de  rempart  avec  des  barques  renver- 
sées, la  qaîUe  en  Tair,  derrière  lequel  se  rangèrent  tous  les  corps  de 
nè&ers,  chacun  sous  sa  bannière,  soutenus  par  les  somatènes 
campagne  appelés  dans  la  ville  par  le  tocsin  de  la  cathédrale.  Toi 
^paratifs  étaient  terminés,  lorsquela  flotte  castillanne  parut  en 
destasques,  forte  de  quarante  et  une  galères,  sans  compter  les  bât| 
àYoiles. 
Eq  donnant  imprudemment  dans  les  passes,  elle  aurait  peut 
èprouTé  de  grandes  avaries;  mais  un  esclave,  s'échappant  de  la  \i 
la  nage,  vint  révéler  aux  amiraux  de  don  Pèdre  Texistence  des  pièges 
sous-marins  dont  je  viens  de  parler.  Il  fallait  les  détruire  avant  de  rien 
âitreprendre  contre  la  ville,  et  pendant  deux  ou  trois  jours  des  chalou- 
pes furent  détachées  pour  enlever  les  ancres  disposées  dans  les  passes. 
Cet  obstacle  écarté,  toute  la  flotte  s'avança  en  bon  ordre,  le  lendemain 
de  la  Pentecôte,  10  juin  1359,  et  se  rangea  en  bataille  parallèlement  à  la 
ligne  d'embossage  aragonaise.  Toute  la  journée  on  combattit  de  loin 
sans  se  faire  grand  mal.  C'était  plutôt  une  reconnaissance  qu'une  atta- 
que sérieuse.  Vers  le  soir,  les  vaisseaux  castillans  se  retirèrent  et  allè- 
rent mouiller  en  dehors  des  tasques.  Pendant  la  nuit,  les  Catalans  res- 
«rrèrent  leur  ligne  d'embossage  et  la  rapprochèrent  de  la  ville,  afin  de 
poaYoir  être  soutenus  par  leurs  machines  et  les  gens  de  trait  qui  bor- 
daientle  rivage.  Le  lendemain,  rengagement  fut  plus  sérieux.  Les  na- 
vires castillans  portaient  sur  leurs  gaillards  d'arrière  des  catapultes  qui 
lançaient  de  grosses  pierres;  mais,  soit  que  ces  engins  tirassent  de  trop 
loin,  soit  qu'ils  fussent  mal  dirigés,  l'effet  en  fut  presque  nul,  et  les 
Catalans,  en  voyant  tomber  les  pierres  dans  l'eau,  répondaient  par  des 
huées  à  ces  décharges  inutiles.  Leur  artillerie,  au  contraire,  mieux 
servie,  produisit  quelque  désordre  parmi  les  assaillans.  Le  fait  suivant, 
rapporté  par  le  roi  d'Aragon  dans  ses  mémoires,  prouve  que  déjà  l'on 
5a^ait  pointer  les  canons  avec  quelque  précision  et  les  charger  assez 
rapidement  (i).  Le  principal  effort  des  Castillans  se  portait  contre  le 

i^Htfbon.  Le  moiustère  était  situé  précisément  en  face  des  Ataraianas,  à  gauche  de  la 
fgmpe  qa.  conduit  à  la  Muraille  de  mer. 

(1)  Lw  canons  se  composaient  alors  de  barres  de  fer  forgé  assemblées  comme  les 
^oret  dantonneau  et  reUées  par  des  cercles  de  fer.  U  culasse  était  ouverte,  et  pour 
^lied^i  ^"^^^^  cylindrique  ou  une  chambre f  comme  on  dirait  aigourd'hui, 
fgtop     ^poudre.  Les  canonnien  attient  on  certainnombre  de  ces  boites  toutes  chargée» 


H  RBVW  DIS  VaXSt  MOIIMSi 

premier  vaiaseau  à  la  droite  de  la  ligne  d'emboseage,  et  ilsdétacbèreoti, 
pour  Taccabler,  leur  plus  gros  navire  armé  d'une  éoornie  catapulta» 
a  Comme  elle  allait  jouer,  dit  Pierre  IV,  notre  vaisseau  tira  uoe  bom- 
barde dont  la  pierre,  donnant  dam  le  ch&teau  d'arrière  du  Castillan,  y 
fit  des  avaries  et  occit  un  homme.  Tôt  après  ladite  bombarde  lâcha  un 
autre  trait  qui  fërit  Farbre  de  la  nef  ennemie»  en  fit  voler  un  grand 
édat  et  navra  plusieurs  mariniers  (1).  » 

Maltraités  dans  toutes  leurs  attaques  et  désespérant  de  forcer  la  ligna 
ennemie^  les  amiraux  castillans  donnèrent  le  signal  de  la  retraite  après 
quelques  heures  de  combat,  et  toute  la  flotte,  virant  de  bord,  gagna  la 
large  et  cingla  vers  les  Ues  Baléares.  Don  Pëdre  se  fit  débarquer  à  Iviça 
et  mit  le  siège  devant  la  capitale  de  llle.  Ainsi,  au  lieu  de  proQIer  de 
la  grande  supériorité  de  ses  forces  navales  pour  détruire  les  escadres 
aragonaises  dispersées,  il  employait  son  immense  armement  contre  une 
place  médiocre.  Une  faute  si  grossière  n'échappa  point  au  roi  d'Aragon. 
Tirant  aussitôt  de  tous  ses  ports  les  galères  qui  s'y  trouvaient  armées,  il 
en  forma  une  flotte  de  quarante  voiles  qu'il  conduisit  lui-même  à  Mal- 
lorque.  Les  prières  de  ses  capitaines,  qui  le  suppliaient  de  ne  pas  s'er* 
pos€u:  dans  une  bataille  navale,  le  déterminèrent  à  demeurer  dans  llie, 
et  il  remit  le  commandement  à  son  amiral  don  Bernai  de  Cabrera,  le 
chargeant  de  ravitailler  la  place  assiégée.  Au  premier  bruit  de  la  réu- 
nion d'une  flotte  aragonaise,  don  Pèdre,  dans  son  ardeur  de  combattre^ 
quitta  précipitamment  Iviça,  abandonnant  ses  engins  et  son  artille- 
rie {%  et  fit  voile  pour  la  côte  de  Valence.  Il  vint  jeter  l'ancre  devant 
Calpe,  près  de  l'embouchure  de  la  rivière  de  Dénia.  La  presqu'île  de 
Calpe  couvrait  ses  vaisseaux  lorsqu'on  signala  la  flotte  d'Aragon.  Pour 
le  nombre  etla  force  des  navires,  l'avantage  était  du  côté  des  Castillans. 
Cabrera  n'avait  que  quarante  galères,  don  Pèdre  en  avait  quarante  et 
une  et  plus  de  quatre-vingts  navires  à  voiles;  mais,  pour  que  ces  der- 
niers pussent  prendre  part  au  combat,  il  fallait  un  vent  favorable,  et, 
au  moment  où  les  deux  flottes  se  découvrirent,  il  faisait  un  calme  plat. 
On  tint  conseil.  Le  Génois  Boccanegra,  amiral  de  Castille,  conseillait  au 
roi  dedescendre  à  terre,  lui  remontrant  qu'il  était  indigne  de  lui  de  com- 
battre de  sa  personne  dans  une  bataille  où  le  roi  d'Aragon  ne  se  pré- 
sentait pas.  Peut-être  Boccanegra  voulait-il  décliner  la  responsabilité  de 
la  vie  du  roi,  une  imprudence,  une  fausse  manœuvre,  les  hasards  de 
la  mer,  pouvant  exposer  son  vaisseau  à  une  destruction  inévitable; 
peut-être  l'amiral  prétendait-il  se  réserver  à  lui  seul  l'honneur  de  la 

que  Ton  plaçait  saccessivement  dans  la  pièce  sans  avoir  besoin  de  Técouvillonner  comme 
on  fait  aujourd'hui.  Voir  pour  la  description  de  ces  bombardes  Vexcellent  travail  de 
M.  Deville  sur  le  château  de  Tancarville»  p.  15. 

(1)  CarboneU,  p«  1S7.  — Ayala,  pu  877  et  suiv.  —  ZuritA»p.  SS4. 

{^\  GarboueU,  pu  1S7^  verso*. 


78 

iricèoim.  U^roponit  4'«iUeurs  ^ae  les  gilères  iiri«ent  à  la  remorque 
dix  des  plas  gros  Taisseaui:  qu'elles  raettraient  «b  ligne  au  milieu 
d'elles.  Quant  aux  autres  navires  à  voiles  que  le  calme  condamnait  à 
rimmobilité,  il  voulait  que,  pendant  le  combat,  ils  détachassent  contre 
Tennemi  toutes  leurs  chaloupes  remplies  d'arbalétriers.  Don  Pëdre 
s'obstinait  à  rester  à  son  bord.  On  perdit  beaucoup  de  temps  à  déli- 
bérer, puis  à  se  préparer  à  la  bataille.  Pendant  qu'on  remorquait  péni- 
blement les  navires  à  voiles,  les  galères  aragonaises^  ayant  reconnu  la 
supériorité  des  Castillans,  faisaient  force  de  rames  et  parvenaient  à  se 
jeter  dans  la  rivière  de  Dénia  sous  la  protection  des  forts  et  des  milices 
valenciennes  accourues  sur  la  plage.  On  désespéra  de  les  forcer  dans 
cette  retraite. 

Pendant  deux  jours  don  Pèdre  leur  présenta  vainement  la  bataille. 
Cabrera  demeura  immobile  dans  la  rivière,  où  le  roi  n'osa  point  s'en- 
gager. Las  de  ce  blocus  inutile,  et  sans  espoir  d'attirer  l'ennemi  au 
combat,  don  Pèdre  prit  le  parti  de  la  retraite  et  gagna  lentement  Car- 
thdgène  avec  toute  sa  flotte,  après  avoir  fait  près  d'Alicante  une  dé- 
monstration de  descente  qui  fut  repoussée.  A  Carthagène,  les  galères 
portugaises,  qui,  d'après  leur  traité,  ne  devaient  demeurer  que  trois 
mois  aux  ordres  du  roi  de  Castille,  le  quittèrent  pour  regagner  leurs 
ports.  Ce  fut  le  signal  de  la  dispersion  générale.  Les  navires  marchands 
congédiés  rentrèrent  dans  l'Océan;  les  galères  castillannes  allèrent 
désarmer  à  Séville,  les  vaisseaux  maures  à  Malaga  (1).  De  sa  personne, 
le  roi  partit  de  Carthagène  pour  courir  au  château  de  Tordesillas,  où 
Marie  de  Padilla  allait  bientôt  lui  donner  un  fils.  Telle  fut  la  fin  de  celte 
grande  expédition  sur  laquelle  le  roi  avait  fondé  de  si  hautes  espéran- 
ces. Après  tant  de  préparatifs,  tant  de  dépenses,  cette  flotte,  qui  devait 
conquérir  la  Catalogne,  rentrait  au  port  ramenant  pour  tout  trophée  la 
carraque  prise  aux  Vénitiens.  Cette  capture  avait  échauffé  l'avidité  des 
capitaines  castillans.  Us  représentèrent  à  don  Pèdre  que,  s'étant  attiré 
déjà  rinimitié  de  la  République  en  prenant  un  seul  vaisseau,  il  fallait 
recueillir  les  profits  d'une  rupture  désormais  inévitable.  Douze  vais- 
seaux de  Venise,  venant  de  Flandre,  richement  chargés,  allaient  passer 
le  détroit  de  Gibraltar;  on  proposa  de  les  arrêter  au  passage.  Cet  acte  de 
piraterie  contre  des  neutres  fut,  dit-on,  approuvé  par  le  roi,  qui  donna 
l'ordre  à  vingt  galères  de  croiser  dans  le  détroit  pour  surprendre  les 
Vénitiens;  mais  la  mer  était  décidément  contraire  à  don  Pèdre.  L'es- 
cadre de  la  République  traversa  le  détroit  sans  obstacle,  ignorant  même 
le  danger  qui  la  menaçait,  grâce  à  un  coup  de  vent  qui  poussa  les  ga- 
lères du  roi  jusqu'au  cap  d'Espartel  (2).  Peu  après  la  retraite  des  Cas- 
Ci)  Ayala,  p.  280, 287. 
(S)/(l.,p.M7. 


76  miYDB  DBS  DEUX  HOIIDES. 

tillans,  la  flotte  d'Aragon  rentra  dans  ses  ports  et  désarma.  Quelques 
vaisseaux  seulement  tinrent  la  mer  et  Tinrent  insulter  les  côtes  d'An- 
dalousie. 

xni. 

CXmTINUATION  DE  LA  GUBRRE  GONTHB  l'àRàGOM.  —  MBURTRBS 
DB  PLUSIEURS  RICHES-HOMMES.  —  1359-1361. 

I. 

On  s'explique  difficilement  comment  Farmée  castillanne,  réunie  sur 
les  frontières  d'Aragon,  ne  fit  aucun  mouvement,  aucune  démonstra- 
tion pour  soutenir  les  opérations  de  la  flotte.  Elle  ne  se  mit  en  cam- 
pagne qu'au  commencement  de  l'automne,  et  ce  fut  pour  repousser 
une  invasion.  Le  comte  de  Trastamare  et  don  Tello,  avec  environ  800 
hommes  d'armes,  étant  entrés  en  Castille  du  côté  d'Agreda,  se  trou- 
vèrent en  présence  de  don  Fernand  de  Castro  et  de  Juan  de  Hinestrosa, 
à  la  tète  d'un  corps  de  troupes  deux  fois  plus  considérable  que  le  leur. 
L'action  s'engagea  dans  la  vallée  d'Araviana,  au  pied  des  montagnes 
de  Toranzo  et  de  Tablado.  Malgré  l'avantage  du  nombre,  les  lieutenans 
de  don  Pèdre  furent  défaits  au  premier  choc.  Ce  fut  moins  un  combat 
qu'une  déroute,  et  des  deux  côtés  il  y  eut  peu  de  morts;  mais  le  roi  y 
perdit  quelques-uns  de  ses  plus  fidèles  serviteurs,  entre  autres  Hines- 
trosa, dont  le  dévouement  ne  s'était  jamais  démenti  et  dont  les  conseils 
lui  avaient  été  souvent  utiles  (1). 

L'orgueil  castillan  ne  pouvant  admettre  que  les  Aragonais,  inférieurs 
en  nombre,  eussent  loyalement  remporté  la  victoire,  le  soupçon  de 
trahison  atteignit  plusieurs  des  chefs,  et  il  est  vraisemblable  que  ce  ne 
fut  pas  sans  fondement.  La  plupart  des  chevaliers  et  des  gentilshommes 
qui  accompagnaient  Hinestrosa  avaient  mal  fait  leur  devoir  et  l'a- 
vaient abandonné  honteusement  au  plus  fort  de  la  mêlée.  En  outre,  au 
moment  de  marcher  à  l'ennemi,  Hinestrosa  avait  envoyé  à  Diego  Ferez 
Sarmiento  et  à  don  Alonso  de  Benavides  l'ordre  de  le  joindre  avec  tous 
leurs  hommes  d'armes.  Bien  que  leurs  cantonnemens  fussent  proches 
d'Araviana,  ils  obéirent  avec  tant  de  lenteur  que  l'affaire  était  déjà  termi- 
née lorsqu'ils  parurent  sur  le  champ  de  bataille.  Arrivant  avec  des  trou- 
pes fraîches,  au  lieu  de  prendre  une  revanche  éclatante  sur  l'ennemi 
fatigué,  ils  ne  songèrent  qu'à  se  retrancher  sur  une  hauteur  sans  cher- 
cher même  à  rallier  les  fuyards.  Plusieurs  les  accusaient  de  s'être  laissé 
séduire,  n'y  ayant  pas  d'apparence  que  le  Comte,  si  prudent  d'ordinaire, 
se  fût  aventuré  au  milieu  de  plusieurs  corps  considérables,  s'il  n'eût  été 

(1)  Ayala,  p.  i90. 


BinOmB  DB  DOll  PiDU.  77 

dlntelligence  avec  leurs  chefs.  D'autres  attribuaient,  avec  plus  de  rai- 
son peut-être,  la  conduite  des  lieutenans  de  Hinestrosa  à  leur  jalousie 
contre  un  homme  comblé  des  faveurs  du  roi.  L'événement  vint  con- 
firmer bientôt  les  soupçons  de  don  Pèdre.  Deux  riches-hommes,  qui 
avaient  assisté  au  combat,  Pero  Nunez  de  Guzman,  adelantade  du 
royaume  de  Léon,  et  Pero  Alvarez  Osorîo,  quittèrent  brusquement 
Tarmée  avec  tous  leurs  vassaux,  publiant  qu'ils  allaient  dans  leurs 
lerres  chercher  des  renforts.  Aussitôt  le  roi  ne  douta  plus  qu'ils  n'eus- 
sent vendu  leur  général  au  comte  de  Trastamare  et  qu'ils  n'allassent 
au  cœur  de  son  royaume  préparer  une  nouvelle  rébellion.  Sa  colère 
s'exhala  en  menaces  contre  les  lieutenans  de  Hinestrosa,  et  l'on  en  con- 
naissait trop  les  eflèts  pour  ne  pas  chercher  à  la  prévenir  par  une 
prompte  fuite.  Benavides  se  cacha.  Sarmiento,  après  quelque  hésitation, 
passa  la  frontière  et  vint  offrir  ses  siervices  à  don  Henri.  Peut-être 
n'étaient-ils  coupables  que  d'avoir  douté  de  la  justice  de  leur  maître  (i  ). 

Don  Pèdre  ne  pouvait  apprendre  la  défection  d'un  de  ses  riches- 
hommes  sans  croire  à  une  conjuration  de  toute  sa  noblesse.  Alors  sa 
fureur  ne  lui  montrait  partout  que  des  ennemis;  traîtres  ou  vassaux 
fidèles,  il  frappait  au  hasard.  11  lui  fallait  absolument  couper  des  têtes, 
comme  s'il  se  fût  reproché  de  ne  pas  s'être  assez  fait  craindre.  11  avait 
entre  ses  mains  les  deux  derniers  enfans  de  dona  Leonor  de  Guzman, 
retenus  captifs  depuis  plusieurs  années  dans  le  château  de  Carmona. 
L'un,  nommé  don  Juan,  qu'on  a  déjà  vu  à  Toro,  avait  dix-neuf  ans; 
don  Pedro,  le  second,  quatorze  ans  à  peine.  Hais  le  roi  se  souvenait  qu'à 
dix-neuf  ans  don  Henri  était  déjà  un  chef  de  parti  redoutable,  et  la 
perte  de  ces  malheureux  princes  fut  aussitôt  résolue.  Un  arbalétrier  de 
la  garde,  porteur  d'un  ordre  secret,  se  fit  ouvrir  leur  prison  et  les  tua 
l'un  et  l'autre,  a  Tous  ceux  qui  aimaient  le  service  du  roi,  dit  Ayala, 
apprirent  avec  douleur  cette  sanglante  exécution;  car,  pour  mourir 
ainsi,  qu'avaient  fait  ces  jeunes  princes?  Quand  avaient-ils  manqué  à 
leur  frère  ou  désobéi  à  leur  souverain  (2)  ?  » 

Ces  violences  détestables  servaient  aussi  bien  le  comte  de  Trastamare 
que  la  fortune  des  armes.  11  avait  déjà  de  nombreux  partisans  dans 
toute  la  Castille,  et  la  plupart  des  nobles  voyaient  en  lui  le  champion 
^  leurs  franchises  et  de  leur  indépendance.  Le  roi  ne  comptait  pas 
moins  d'ennemis  parmi  le  clergé  dont  il  semblait  prendre  à  tâche,  en 
toute  occasion,  de  réduire  les  privilèges.  Toujours  indocile  aux  ordres 
de  l'égUse,  il  repoussait  comme  des  attentats  contre  son  autorité  des 
prétentions  du  saint-siége ,  admises  sans  opposition  dans  tons  les  états 
de  l'Europe  (3).  Cette  justice  même  qu'il  voulait  maintenir  si  rigou- 

<1)  Ayala,  p.  S91. 
(S)  ibid.,  p.  iM. 
(3)  Le  pape  ajint,  par  uoe.biiUe,  exigé  une  dime  aiir  les  biens  apparteoaot  aux  ordres 


7â  MKnm  m  vmcx 

reuse  entre  tous  ses  sujets,  saas  distinction  de  rang  et  de  rdigion,  loi 
était  imputée  à  crime  par  ceux  qui  se  croyaient  au-dessus  des  Mb, 
c'est-à-dire  par  quiconque  aTait  un  fief,  une  prébende,  des  vassaux.  Le 
nombre  de  ces  privilégiés  était  grand  en  Castille.  Il  traitait  bumaine- 
ment  les  Juifs,  et  plusieurs  occupaient  de  bautes  cbarges  à  sa  cour. 
Probablement  il  avait  accordé  à  ce  peuple  malheureux  quelques  fran- 
cbises  dont  il  ne  jouissait  pas  sous  ses  prédécesseurs;  car  on  a  pu  re- 
marquer que,  dans  tous  les  troubles  civils,  les  Juifs  s'étaient  hautement 
déclarés  pour  lui.  Il  n'en  hllait  pas  davantage  pour  autoriser  les  bruits 
les  plus  absurdes  sur  son  impiété.  Qu'il  accueillit  un  savant  arabe  ou 
qu'il  se  montrât  affable  pour  un  négociant  juif,  dont  l'industrie  enri- 
chissait l'état,  on  murmurait  tantôt  qu'il  était  musulman,  tantôt  qu'il 
était  juif,  et  qu'il  pensait  à  détruire  le  christianisme  dans  son  royaume. 
Et  de  fait,  on  l'avait  entendu  répéter  plus  d'une  fois  qu'il  n'avait  de 
loyaux  sujets  que  les  Maures  et  les  Hébreux.  Ces  rumeurs  étaient  pro- 
pagées surtout  par  les  ecclésiastiques,  et,  bien  qu'à  cette  époque  leur 
pouvoir  n'allât  pas  jusqu'à  détrôner  les  rois,  ils  n'en  étaient  pas  moins 
des  agens  dangereux  qui  favorisaient  puissamment  les  menées  du 
comte  de  Trastamare  et  réimndaient  dans  toute  la  Castille  un  levain 
de  désaffection  et  de  mutinerie. 

A  l'irréligion  de  don  Pèdre,  on  commençait  à  opposer  la  piété  vraie 
ou  feinte  de  don  Henri.  Personne  ne  connaissait  encore  les  prpjets  de 
ce  jeune  prince,  et  assurément,  quelle  que  fût  son  ambition,  il  était  en- 
core loin  d'aspirer  à  la  conquête  d'une  couronne^  mais  partout  on  le 
vantait,  on  le  comparait  à  don  Pèdre.  De  capitaine  d'aventure  au  ser^ 
vice  d'un  roi  étranger,  il  était  devenu  en  peu  de  temps  le  chef  et  l'es- 
poir d'une  masse  de  raécontens  qui  s'accordaient  à  le  regarder  comme 
un  libérateur.  Chaque  faute  de  son  frère  relevait,  pour  ainsi  dire,  d'un 
degré,  et,  s'il  ne  voyait  pas  encore  clairement  dans  l'avenir,  déjà  du 
moins  il  avait  la  conscience  d'une  grande  mission,  et  ni  le  courage,  ni 
l'audace,  ni  la  prudence,  ne  kii  manquaient  pour  l'exécuter.  Depuis  le 
combat  d'Araviana,  les  espérances  de  ses  partisans  s'étaient  |>rodigieu- 
sement  accrues.  Pressé  par  les  émigrés  qu'il  coRimaiidait  et  par  les 
mécontens  cachés  avec  lesquels  il  entretenait  uaecorrespciidance  active, 
il  ne  rêvait  qu'une  invasion  en  Castille,  et  soUioHait  le  m  d* Aragon  de 
lui  confier  une  armée,  l'assurant  que  sa  présence  suffirait  pour  déter- 
miner un  soulèvement  général.  Une  seule  bataille,  disaît^l,  iermiBera 
une  guerre  si  coûteuse  pour  vos  étals.  Plus  ataie  et  peut-être  mieux 

militaîras,  don  Pèdre  défendit  d*a?oir  égard  à  ce  décret  par  «m  reacrit  daté  d'Otmedo 
5  juillet,  ère  1397  (1359).  On  remarquera  le  considérant  où  se  peint  son  caractère  :  «Et 
pourtant  que  c'est  chose  nouvelle  et  inusitée  aux  temps  passés,  qui,  si  eUe  était  touf- 
ferte,  détruirait  lesdits  ordres,  œuvres  des  rois  d'où  je  sors,  voire,  mmrm  mieaaes,  d'où 
«le  Tiendrait gnad doaMPtge»  »  ■•to»  ftriiri>  <k  Galalri)y>,#*  MOi 


B18T0I1E  DE  DON  PiOKB.  79 

HDstniit  dn  véritable  état  des  choees,  Pierre  iV  ne  partageait  pas  sa  con- 
fiance, qu'il  taxait  de  témérité.  D'ailleurs^  à  sa  cour  même,  la  fortune 
s  rapide  du  comte  de  Trastamare  avait  excité  bien  des  jalousies.  L'infant 
doD  Fernande  qui  se  regardait  toujours  comme  Ttiéritier  présomptif  de 
la  couronne  de  Castille,  voyait  avec  dépit  l'ambition  croissante  d'un 
kooime  que  le  malheur  de  sa  naissance  mdlaU  dans  un  rang  »  fort  au- 
dessous  du  sien.  Neveu  du  roi  don  Alphonse,  pouvait-il  souffrir  qu'un 
bâtard  lui  disputât  le  premier  r61e?  U  avait  aussi  ses  partisans  secrets 
dans  la  CastiUe;  il  se  prétendait  appelé  à  la  délivrer  de  don  Pèdre,  et  de- 
mandait à  Pierre  IV  le  commandement  de  cette  armée  qui  devait  con* 
quérir  un  royaume.  De  son  côté,  don  Henri  déclarait  qu'il  ne  passerait 
pas  la  frontière,  si  on  lui  donnait  un  supérieur.  Prières,  intrigues,  me* 
naces,  il  n'épargnait  rien  pour  éloigner  son  rival  d'une  proie  qu'il  pen- 
sait déjà  tenir.  Entre  les  prétentions  d'un  frère  qu'il  détestait  et  celles 
de  l'aventurier  dont  les  services  lui  avaient  été  déjà  si  utiles,  le  roi 
d'Aragon  ne  pouvait  longtemps  hésiter.  Quelle  que  fût  la  haine  qu'il 
portait  à  don  Pèdre,  il  n'aurait  jamais  voulu  la  ruine  de  ce  prince,  si  elle 
eût  servi  à  l'élévation  de  don  F^rnand.  A  ses  yeux,  l'infant  était  encore 
an  ennemi»  un  reheUe,  et  U  n'avait  jamais  perdu  le  souvenir  de  son 
sUÎMice  avec  les  révoUés<le  VUnion.  Lui  dmmer  un  royaume,  c'était 
armer  contre  lui  un  rival  plus  dangereux  peut^h^e  que  n'était  don 
Pèdre.  Au  cûntrairOi  il  ne  voyait  dans  le  comte  de  Trastamare  qu'un 
soldai  de  fortune^  initrunvent  docile  de  ses  dessems,  dcmt  l'ambition  su- 
balterne serait  toujours  facile  à  contenter.  Ce  fut  donc  à  don  Henri 
qu'il  doima  le  commandement  de  l'expédition  contre  la  CastiUe.  An 
titre  de  son  promrateur,  il  joignit  les  pouvoirs  les  plus  amples  pour 
traiter  avec  les  riches-hommes  et  les  communes,  engageant  sa  parole 
royale  de  ne  faire  ni  paix  ni  trêve  avec  dcn  Pèdre  sans  stipuler  en  fa- 
veur des  alliés  qui  se  rallieraient  autour  de  sa  bannière  (1).  Pendant 
que  don  Henri  réunissait  ses  troupes  da»9  le  bas  Aragon,  Pierre  IV  ver 
tenait  l'infant  sur  la  frontière  de  Murôe,  et  l'amusait  avec  l'espoir 
d'une  autre  expédition  plus  importante  et  plus  digne  de  lui. 

H. 

Au  milieu  de  ces  préparatifs  et  des  escarmouches  continuelles  dont 
la  frontière  était  le  théâtre^  le  légat  Gui  de  Boulogne  poursuivait  sa 
mission  de  paix  avec  une  infatigable  persévérance;  se  flattant  que  la 
défaite  d'Araviana  aurait  inspiré  à  don  Pèdre  de  salutaires  réflexions,  il 
redoubla  auprès  de  lui  ses  instances,  et  finit  par  obtenir  qu'il  nommât 
deux  plénipotentiaires  pour  traiter  d'un  accord  avec  le  roi  d'Aragon.  Ce 

'  (1)  Àr€h,  çmk»  de  Ar.,  iMifcIteas  et  ptmfttin  domé»  au  wnlke  do  Trutsmam.  Tira- 
sMia,  l« JMU»  laSAw  ftig.  ma,  i^m  V.  Aypeiidice^ 


80  mm  MB  DEUX  moudb. 

dernier  désigna  pareillement  ses  fondés  de  pouvoirs,  et  cependant  ne 
cessa  point  de  fournir  de  l'argent  et  des  soldats  au  comte  de  Trasta- 
mare.  Il  est  juste  de  dire  qu'on  n'avait  point  stipulé  de  trêve  pendant  la 
durée  des  négociations  qui  allaient  s'ouvrir  sous  les  auspices  du  car- 
dinal-légat. 

Ces  conférences  eurent  lieu  à  Tudela  en  Navarre,  et  commencèrent 
avec  l'année  1360.  Là,  Gutier  Fernandez  de  Tolède,  plénipotentiaire  de 
Gastille,  s'aperçut  bientôt  que  l'envoyé  du  roi  d'Aragon  ne  cherchait 
qu'à  gagner  du  temps,  tandis  que  don  Henri  achevait  ses  préparatifs,  et 
que  ses  nombreux  émissaires  allaient  au  loin  tenter  la  fidélité  des  riches- 
hommes  et  des  gouverneurs  du  roi.  Naturellement,  Fernandez  eut  de 
fréquentes  occasions  de  voir  plusieurs  émigrés  avec  lesquels  il  avait  eu 
autrefois  des  relations  d'amitié;  leurs  espérances,  leurs  desseins  ne  lui 
échappèrent  point;  ils  n'en  faisaient  pas  mystère.  11  sut  tout  ce  qu'ils 
attendaient  de  l'entrée  de  don  Henri,  et  les  promesses  de  ses  adhérens 
cachés,  et  les  séductions  exercées  avec  succès  à  l'égard  de  quelques-uns 
des  affidés  de  son  maître.  Surpris  de  trouver  toujours  don  Henri  seul 
à  la  tête  de  ces  trames,  il  s'aboucha  avec  quelques  gentilshommes  atta- 
chés à  l'infant  d'Aragon,  et  bientôt,  par  leur  moyen,  entra  en  relations 
avec  ce  prince.  Quel  était  son  dessem?  on  l'ignore.  S'il  en  faut  croire 
Ayala,  il  se  bornait  à  lui  faire  des  offlres  de  pardon  et  des  promesses,  s'il 
voulait  quitter  le  service  de  l'Aragonais  et  rentrer  en  Gastille.  Il  s'ef- 
forçait d'exciter  sa  jalousie  et  de  lui  persuader  qu'il  était  sacrifié  par  le 
roi  d'Aragon  à  un  aventurier  intrigant.  A  ce  compte,  Fernandez  aurait 
employé  contre  les  ennemis  de  don  Pèdre  les  armes  dont  ils  faisaient 
contre  lui  un  si  dangereux  usage,  et  son  but  était  de  les  affaiblir  en  les 
divisant.  Toutefois  on  a  peine  à  croire  qu'il  se  livrftt  à  ces  tenébreuses 
menées  sans  une  arrière-pensée  coupable,  car  l'on  ne  comprend  pas 
pourquoi  il  eût  caché  à  son  maître  les  ouvertures  qu'il  faisait  en  son 
nom.  Quoi  qu'il  en  soit,  ces  intrigues  ne  purent  être  conduites  avec  tant 
de  mystere  que  don  Pèdre  n'en  fût  bientôt  instruit.  11  se  garda  d'abord 
d'en  rien  laisser  paraître,  et  continua  de  montrer  la  même  confiance  à 
Fernandez,  attendant  avec  patience  qu'il  fût  en  mesure  de  le  punir. 
Maintenant,  d'ailleurs,  la  prochaine  expédition  du  comte  de  Trastamare 
réclamait  toute  son  attention.  U  quitta  précipitamment  Séville,  publiant 
qu'il  se  rendait  à  Burgos;  mais,  suivant  son  habitude,  avant  de  défendre 
ses  frontières  contre  un  ennemi  déclaré,  il  ne  voulut  pas  laisser  der- 
rière lui  d'ennemis  secrets.  Depuis  quelque  temps,  il  suivait  de  l'œil 
toutes  les  démarches  de  Pero  Nunez  de  Guzman  et  d'Alvarez  Osorio, 
ces  deux  riches-hommes  qui  avaient  quitte  leurs  drapeaux  si  vite  après 
le  combat  d'Araviana.  Au  lieu  de  prendre  la  route  directe  de  Burgos, 
le  roi  y  marchant  avec  cette  célérite  merveilleuse  qui  lui  avait  déjà 
réussi ,  parut  tout  à  coup  dans  le  royaume  de  Léon  et  sur  les  domaines 


H18T01KB  DB  DON  PÈim.  81 

de  Pero  Nonez,  avant  que  celui-ci  soupçonnât  son  approche.  Prévenu 
au  dernier  moment  par  un  écuyer  fidèle,  ce  seigneur  n'eut  que  le 
temps  de  sauter  à  cheval  et  de  gagner  à  toute  bride  son  château 
d'Aviados.  U  y  arriva ,  poursuivi  jusqu'au  bord  du  fossé  par  le  roi, 
que  n'avait  pu  lasser  une  traite  de  vingt-quatre  lieues  parmi  d'âpres 
montagnes.  N'ayant  ni  le  loisir  ni  les  moyens  de  l'assiéger,  le  roi  l'aban- 
donna pour  un  temps,  et  ne  pensa  plus  qu'à  s'emparer  d'Alvarez  Osorio, 
son  complice.  Il  eut  recours  à  la  ruse,  le  sachant  sur  ses  gardes.  Son 
premier  soin  fut  de  le  rassurer  et  de  lui  persuader  qu'il  se  payait  des 
excuses  dont  Osorio  colorait  son  espèce  de  désertion.  U  feignit  d'être  sa 
dupe,  et  lui  promit  la  charge  d'adelantade  de  Léon ,  dont  Pero  Nunez 
venait  d'être  dépossédé.  Telle  était  l'inconstance  et  la  cupidité  de  ces 
riches-hommes,  qu'Osorio  n'hésita  pas  à  accepter  les  dépouilles  de  son 
complice;  il  vint  baiser  la  main  du  roi  et  le  suivit  en  Castille.  Mainte- 
nant, don  Pèdre  savait  si  bien  composer  son  visage,  qu'il  trompait  jus- 
qu'à ses  plus  intimes  familiers.  Personne  ne  douta  qu'il  n'eût  rendu  ses 
bonnes  gracesà  Osorio,  et  toute  la  cour  commençait  à  le  traiter  comme 
un  favori.  Malgré  sa  privante  avec  le  roi,  Diego  de  Padilla  lui-même 
n'était  pas  mieux  instruit  de  ses  dessehis,  et  il  semble  qu'il  dût  cette 
heureuse  ignorance  à  l'opinion  qu'il  avait  inspirée  de  sa  franchise  et 
de  son  caractère  loyal.  U  avait  invité  à  dtaier  le  nouvel  adelantade,  dans 
une  halte  que  la  troupe  royale  faisait  à  quelques  lieues  de  Yalladolid, 
où  elle  se  dirigeait.  Au  milieu  du  repas,  surviennent  deux  arbalétriers, 
Juan  Diente  et  Garci  Diaz,  ministres  ordihaires  des  vengeances  du  roi; 
devant  Padilla,  saisi  d'horreur  et  d'épouvante,  ils  égorgent  Osorio  et 
lui  coupent  la  tête  (i).  Ce  meurtre  fut  bientôt  suivi  d'autres  exécutions 
non  moins  sanglantes.  Dans  sa  marche  rapide,  don  Pèdre  faisait  arrêter 
tous  ceux  qu'il  avait  convaincus  ou  soupçonnés  d'intelligence  avec  le 
comte  de  Trastamare.  U  les  trataiait  quelque  temps  à  sa  suite,  puis  les 
faisait  décapiter.  Au  nombre  des  victimes,  il  faat  remarquer  un  ecclé- 
siastique, l'archiprêtrede  Diego  de  Maldonado,  accusé  d'avoir  reçu  une 
lettre  de  don  Henri  (2). 

Tant  de  rigueurs  ne  rendaient  pas  la  noblesse  plus  fidèle.  Tandis  que 
le  roi  faisait  tomber  des  têtes  en  Castille,  Gonzalo  Gonzalez  Lucio,  gou- 
verneur de  Tarazona,  livrait  cette  place  au  roi  d'Aragon.  Il  y  avait 
deux  ans  que  ce  chevalier,  lieutenant  de  Hinestrosa,  traitait  secrète- 
ment avec  Pierre  IV  et  laissait  marchander  sa  fidélité.  U  lui  fallut  ce- 
pendant un  prétexte  pour  colorer  sa  trahison,  et  il  s'y  fit  autoriser  par 
le  légat,  qui  avait  toujours  protesté  contre  l'occupation  de  Tarazona, 
attaquée,  ainsi  qu'on  Ta  vu,  pendant  une  trêve.  Un  présent  de  quarante 


(1)  Ayala,  p.  i98. 

(2)/d.,  p.aw. 

TOMfi  XXI. 


as  UTUl  DV  DMIX  llOIfM9. 

mille  florins  et  la  maio  d*une  riche  héritière  d'Aragon  adiefèrent  de 
laver  ses  scrupules  (i). 

Don  Pèdre  n'était  point  encore  arrivé  i  Burgos,  lorsqu'il  apprit  que 
le  comte  de  Trastamare  et  ses  deux  frères,  don  Tello  et  don  Sancbe, 
étaient  entrés  en  Castille  avec  quinze  cents  lancer  et  environ  deux  mille 
fantassins,  la  plupart  émigrés  ou  vassaux  du  oomte  d'Osuna,  riche-* 
homme  d'Aragon,  fils  du  ministre  Bernai  de  Cabrera.  Longeant  le 
frontière  navarraise,  cette  petite  armée  remonta  la  rive  drcnte  de  l'Èbre 
et  s'avança  jusqu'à  Pancorbo.  Autant  qu'on  en  peut  juger  aiqourd'hui» 
le  dessein  du  Comte  était  d'insurger  le  nord  de  la  Casttlle,  de  rallier 
dans  les  provinces  basques  les  partisans  de  don  Telle,  et  de  venir  dane 
le  rojaume  de  Léon  donner  la  main  à  Pero  Nunez  de  Guxman.  Ses 
soldats,  mal  payés  et  sans  discipline,  se  livraient  dans  leur  marche  am^ 
excès  les  plus  révoltans.  A  Najera,  ils  avaient  massacré  tons  les  Juifs, 
de  concert  avec  les  habitans  chrétiens,  que  le  Comte  encourageait  à 
celte  boucherie,  afin  de  les  attacher  à  sa  causa  en  les  compromet* 
tant  (2).  Quelques  riches-hommes  lui  ouvrirent  leurs  châteaux,  d'au* 
très  vinrent  le  joindre  avec  leurs  hommes  d'armes;  mate  la  masse  de 
la  population  accueillait  avec  répugnance  une  armée  qui  promenait 
autour  d'elle  le  pillage  et  l'incendie.  D'ailleurs,  nul  obstacle  sérieux 
sur  son  passage.  Don  Pèdre,  arrivé  malade  à  Burgos,  ne  pouvait  en* 
core  prendre  le  commandement  des  troupes  qu'il  rassemblait  autour 
de  cette  ville,  et  ses  lieutenaos,  hors  de  sa  présence,  n'étaient  jamais 
pressés  d'agir. 

Le  malheur  n'avait  pas  uni  entre  eux  les  fils  de  doua  Lécmor.  On  a 
déjà  vu  don  Henri  et  don  Tello  se  tromper  et  se  trahir  l'un  l'autre. 
Quelquefois  rapprochés  par  un  danger  commun,  ils  agissent  de  con<*« 
cert;  mais  ils  sont  toujours  prêts  à  violer  leurs  sermons  d'alliance  sui* 
vant  leurs  avantages  particuliers.  Don  Tello,  jaloux  de  son  aîné,  n'avait 
jamais  eu  d'autre  but  que  de  se  faire  une  suzeraineté  indépendante 
comme  celle  qu'il  avait  autrefois  possédée  en  Biscaïe;  en  ce  moment 

(1)  Ayala,  p.  299,  Zurita,  t.  Il,  p.  89S,  Carbonell,  p.  ISS,  rapportent  que  la  reddition 
de  Taraiona  eut  Lieu  au  commencement  de  l*«ioée  IMQ.  Une  lettre  dn  toi  d'Aragon  à 
Diego  Ferez  Sarmiento,  en  date  du  SI  férrier  ISSO,  annonce  la  priaa  de  cetto  place,  dans 
laquelle  il  Yenait  d'entrer,  Arch,  gen.  de  Àr.,  registre  1170  Swrttorwm,  p.  S6.  Mais, 
dès  le  5  décembre  1357,  il  signait  à  Gonzalez  Lucio,  vassal  du  roi  de  CasHUe,  et  à  Suer 
Garcia  Suarez  de  Tolède,  écuyer,  la  promesse  de  40,000  florins  de  bon  or,  payables  à 
Tudela  en  Na? arre,  à  la  condition  qu'ils  lui  livreraient  Tarazona,  et  pour  les  grandes  dé* 
penses  qu'ils  ont  faites  et  funt  chaque  jour  à  «on  mrne%  :  por  rah^  de  (gram  oosta  qtm 
havedet  feeko  e  fansdes  de  eada  dia  en  nussiro  êêrvisio.  Arch,  gen,  de  Ar.,  r&^ 
gistre  1293  Secretorum,  p.  57.  A  la  même  date,  le  roi  promet  à  Suer  Suarez  10,000  flo- 
rins, probablement  pour  sa  part  dans  les  40,000,  prix  de  la  reddition  de  Tarazona.  (Même 
registre,  p.  5S.)  Il  parait  que  le  roi  d'Aragon,  fort  à  court  d'argent,  ne  put  payer  Lucio 
qu'en  1360. 

{%)  Ayala,  p.  301. 


mène,  il  dMrcliaH  «>i]8  main  à  se  réconcilier  avec  don  Pèdre,  et,  par 
l'entremiBe  d'an  de  ses  affidés,  traitait  du  prix  de  sa  soumission,  lors- 
que don  Henri  en  fut  informé.  Trop  faible  po«*1e  punir,  il  n'osa  pas 
même  lui  reprocher  sa  trahison;  mais  il  s'empressa  de  le  renvoyer  au- 
près de  Pierre  IV,  sous  prétexte  de  demander  des  renforts.  Don  Tello 
partit  pour  l' Aragon,  accompagné  de  quelques  hommes  dévoués  à  son 
firère,  dmrgés  de  veiller  sur  sa  conduite  (i). 

m. 

Dès  que  don  Pèdre  fut  en  état  de  monter  à  cheval ,  il  se  mit  aussitôt 
en  campagne  avec  toute  son  armée  forte  de  cinq  mîUe  lances  et  dix 
mille  hommes  de  pied.  Don  Henri,  le  croyant  encore  malade  sans 
doute,  et  ignorant  le  nombre  de  ses  troupes,  s'était  affaibli  en  déta- 
chant son  frère  don  Sanche  avec  un  parti  contre  la  ville  de  Haro;  mais, 
à  rapproche  de  Tennemi,  il  quitta  Pancorbo  en  toute  hftte  et  se  replia 
sur  Najera,  reprenant  la  route  qu'il  avait  suivie.  Là,  il  fit  mine  de  ré- 
sister et  se  retrancha  en  dehors  de  la  ville,  probablement  pour  at- 
tendre don  Sanche  en  danger  d'être  coupé.  Don  Pèdre  s'avançait  avec 
lenteur,  exerçant  de  terribles  vengeances  contre  les  villes  et  les  châ- 
teaux qui  avaient  accueilli  les  rebelles.  A  Miranda,  où  la  populace, 
excitée  par  les  bannis,  avait  pillé  et  massacré  les  Juifs,  il  fit  arrêter  les 
chefs  de  l'émeute,  et  en  sa  présence  même  ces  misérables  furent 
brûlés  vifs  ou  bouillis  dans  d'énormes  chaudières.  Ces  effiroyabies  sup- 
plices étaient  autorisés  par  d'anciennes  lois,  mais  depuis  bien  des  an- 
nées on  n'en  avait  fait  aucun  usage.  L'àorreur  de  ces  châtimens  faisait 
oublier  lé  crime  des  coupables  (2). 

Gomme  il  marchait  sur  Najera  en  délibération  de  combattre,  un 
prêtre,  venu  de  Santo-Domingo  de  la  Calzada,  se  présenta  devant  lui, 
demandant  à  lui  parler  en  particulier,  a  Sire,  dit-il,  monsieur  saint  Domi- 
nique m'est  apparu  en  songe,  et  m'ordonne  de  vous  avertir  que  si  vous 
ne  vous  amendes,  don  Henri,  votre  frère,  vous  tuera  de  sa  main  (3).  » 

(l)  Ayala,  p.  SOI. 

(1)  Ayak,  p.  36a.  Abrtviada.  Gfr.  note  i  de  M.  Iiii{^o.  —  On  peut  demander  com- 
ment, au  milien  d'nne  expéditioa,  don  Pèdre  troovait  des  t aaes  asses  grands  pour  bouillir 
des  hommes?  —  Dans  toute  la  Castille  on  se  sert  de  jarres  énormes  pour  garder  le  ?iB, 
l*huile  ou  le  blé»  quelquefois  Teau.  Non-seulement  un  homme,  mais  plusieurs,  pourraient 
entrer  dans  une  de  ces  jarres.  Leur  forme  est  tout  antique.  On  sait  que  le  tonneau  à% 
Diogàne  était  un  Tase  de  terre. 

(8)  SnifantUtaraditicmpopalaîre,  cette  prédiction  ftrtadrenée  au  roi  par  le  spectre  d\m 
prêtre  qn*ii  avait  tué  de  sa  main.  Le  fantôme  bîqiiêU^  smvant  le  style  ordinaire  des  te- 
tômes  qui  affectionnent  l'obscurité  :  Tu  $er<u  pierre  à  Madrid.  En  effet,  la  statue  de 
don  Pèdre,  placée  sur  son  tombeau  par  sa  petite-fille,  ubbesse  du  cou?ent  de  Saint-Domi- 
nique, se  voit  encore  à  Madrid.  La  tradition  que  je  ?iens  de  rapporter  a  été  suif  ie  par 
Moreto  dans  sa  curieuse  comédie  du  Rico  Hombre  d$  Akalà. 


84  UTUI  DIS  DEUX  IfOllDES. 

Cette  étrange  révélatioD,  qui  dans  la  suite  put  passer  pour  une  pro^ 
phétie,  n'était  probablement  que  la  rêverie  d'un  cerveau  malade.  La 
haine  fanatique  qu'inspirait  à  beaucoup  de  prêtres  l'irréligion  avérée 
du  roi  avait  probablement  exalté  ce  visionnaire,  et  il  n'est  pas  surpre- 
nant qu'à  la  veille  d'une  bataille  où  les  deux  frères  allaient  se  rencon- 
trer l'épée  à  la  main,  il  prédît  une  mort  violente  à  celui  que  l'église 
avait  condamné.  Le  roi,  troublé  d'abord  par  l'air  inspiré  et  l'assurance 
du  prêtre,  s'imagina  bientôt  que  c'était  un  émissaire  de  l'ennemi  en- 
voyé pour  jeter  le  découragement  parmi  ses  soldats.  Il  le  menaça  pour 
en  obtenir  des  aveux.  Ce  fut  en  vain  qu'on  le  pressa  de  nommer  ceux 
qui  l'avaient  envoyé.  A  toutes  les  questions,  le  prêtre  répondait  imper- 
turbablement qu'il  ne  tenait  sa  mission  que  de  saint  Dominique.  Don 
Pëdre,  irrité  de  son  obstination,  le  fit  brûler  vif  en  tête  de  son  camp  (i). 
Quoique  naturellement  superstitieux  comme  tous  les  hommes  de 
son  temps,  le  roi  redoutait  plus  la  malice  de  ses  ennemis  que  le  cour- 
roux des  saints,  et  il  poursuivit  sa  marche,  bien  résolu  de  combattre. 
Un  vendredi,  à  la  fin  d'avril  1360,  il  découvrit  l'armée  du  Comte  en 
bataille,  postée  sur  une  colline  en  avant  de  Najera,  et  forte  d'environ 
trois  mille  hommes,  dont  un  tiers  de  cavalerie.  Au  sommet  du  ma- 
melon occupé  par  les  rebelles,  on  distinguait  la  tente  du  Comte  et  sa 
bannière  flottant  à  côté  de  celle  de  don  Tello,  dont  les  vassaux  étaient 
demeurés  avec  son  frère.  Sans  attendre  le  reste  de  l'armée,  l'avant- 
garde  du  roi  chargea  impétueusement,  et  du  premier  choc  gagna  la 
hauteur  et  s'empara  des  deux  bannières.  La  troupe  du  Comte  s'enfuit 
dans  le  plus  grand  désordre  vers  Najera,  et  la  plupart  des  hommes 
d'armes,  abandonnant  leurs  chevaux,  se  jetèrent  dans  les  fossés,  car 
en  un  moment  le  pont  fut  encombré  par  les  fuyards.  Don  Henri  lui- 
même  ne  put  entrer  dans  la  ville  que  par  un  trou  de  la  muraille  qu'on 
élargit  pour  le  recevoir.  La  nuit  empêcha  don  Pèdre  de  poursuivre  son 
succès  et  d'exterminer  le  reste  des  rebelles.  Satisfait  de  la  journée,  il 
ût  sonner  la  retraite,  et  regagna  son  camp  éloigné  de  Najera  de  quel- 
ques milles.  Le  lendemain  matin,  comme  il  en  sortait  à  la  tête  de  son 
armée  pour  donner  l'assaut,  il  rencontra  quelques-uns  de  ses  géné- 
taires  revenant  d'une  escarmouche  aux  barrières  de  la  ville.  Le  pre- 
mier homme  qui  s'offrit  à  sa  vue  était  un  des  écuyers  de  son  hôtel;  il 
avait  le  visage  baigné  de  pleurs  et  poussait  des  sanglots;  son  oncle  ve- 
nait d'être  tué  à  ses  côtés.  Encore  souffrant  de  sa  maladie,  ému  de  la 
sinistre  prédiction  du  prêtre  et  de  sa  persévérance  à  nommer  saint  Do- 
minique au  milieu  des  flammes,  le  roi  crut  voir  un  présage  funeste 
-dans  la  rencontre  de  cet  homme  désolé.  Sa  fermeté  l'abandonna  tout  à 
coup.  Ce  fut  en  vain  qu'on  lui  représenta  la  situation  désespérée  de 

(i)  Ayala,  p.  305. 


HKTOIBB  DB  DOH  PiDRB.  85 

rennemi,  hors  d'état  de  tenir  quelques  heures  dans  une  ville  mal  for- 
tifiée et  sans  proTisions.  Un  dernier  effort  allait  mettre  son  frère  entre 
ses  mains  etledélÎTrer  pour  toujours  du  plus  redoutable  de  ses  adver- 
saires. Don  Pèdre  n'était  plus  le  même  homme.  Il  refusa  obstinément 
de  pousser  sa  pointe.  Au  lieu  d'attaquer  Najera,  ou  tout  au  moins  de 
l'investir,  il  retourna  brusquement  à  Santo-Domingo,  probablement 
avec  le  dessein  d'apaiser  par  quelque  expiation  la  colère  de  saint  Do- 
minique. Cependant  don  Henri  et  le  comte  d'Osuna,  attribuant  leur  sa- 
lut à  la  protection  divine ,  s'empressaient  d'évacuer  Najera  pour  se 
jeter  en  Navarre,  suivis  de  don  Sanche,  qui  parvint  à  les  rejoindre. 
Leur  retraite  fut  pénible.  Les  hommes  d'armes  étaient  démontés  pour 
la  plupart;  tous  avaient  perdu  leurs  équipages,  et  le  nombre  de  leurs 
blessés  embarrassait  encore  leur  marche.  On  croit  que,  s'ils  eussent  été 
poursuivis  avec  vigueur,  pas  un  seul  n'eût  repassé  la  frontière.  Mais 
don  Pèdre  demeurait  immobile,  et  paraissait  avoir  tout  oublié,  jusqu'à 
sa  haine.  Un  moment,  il  parut  sortir  de  sa  léthargie  et  poussa  les 
fuyards  jusqu'à  Logrono.  Là,  le  cardinal  Gui  de  Boulogne  accourut  à 
sa  rencontre,  et  d'un  mot  l'arrêta.  L'armée,  qui  marchait  remplie  d'ar- 
deur, eut  ordre  de  faire  halte  et  de  ne  plus  troubler  la  retraite  de  l'en- 
nemi (i).  Dès  que  le  territoire  castillan  fut  évacué  par  les  rebelles,  le 
roi,  qui  semblait  toujours  en  proie  à  une  hallucination  étrange,  se  hâta 
de  quitter  le  théâtre  de  la  guerre  et  de  retourner  à  Séville.  11  laissait 
sur  la  frontière  la  plus  grande  partie  de  ses  troupes  sous  le  comman- 
dement des  trois  maîtres  des  ordres  militaires  et  de  Gutier  Fernandez, 
qui,  lorsque  Tinvasion  du  comte  don  Henri  eut  amené  la  rupture  des 
conférences  de  Tudela,  s'était  mis  à  la  tête  d'un  corps  détaché  à  Molina. 
La  défaite  de  don  Henri  n'avait  pas  ébranlé  la  faveur  dont  il  jouis- 
sait auprès  du  roi  d'Aragon,  mais  elle  fit  sentir  à  ce  prince  la  nécessité 
de  mettre  un  terme,  dans  son  intérêt,  à  la  rivalité  qui  régnait  entre 
ses  lieutenans.  Peu  de  jours  après  la  bataille  de  Najera,  ayant  réuni 
l'infant  et  le  comte  de  Trastamare,  il  les  obligea  de  se  jurer  paix  et 
amitié,  et,  selon  l'usage,  un  acte  solennel  fut  dressé  en  témoignage  de 
cette  réconciUation.  Les  mains  étendues  sur  les  Évangiles,  don  Fer- 
nand  et  don  Henri  se  promirent  d'abjurer  leurs  rancunes,  et  de  n'avoir 
plus  d'autre  but  que  le  service  et  l'honnenr  du  roi  d'Aragon.  Ils  s'en- 
gagèrent par  le  même  traité  à  lui  révéler  toutes  les  propositions  qu'ils 
recevraient  du  roi  de  Castille,  et  à  faire  à  ce  dernier  a  tout  mal,  dom- 
mage et  déshonneur,  de  bon  accord  et  en  toute  loyauté  (2).  »  Je  trans- 
cris les  termes  mêmes  de  ce  singulier  contrat.  En  retour,  le  roi  d'Ara- 
gon leur  renouvela  l'assurance  de  sa  protection  et  la  promesse  de  ne 

(1)  AjaU,  p.  307. 

(S)  Jaran  de  ayudar  a  fazer  todo  mal  e  danyo,  desfaclmieiito  e  desonra  al  rey  de  Ca»- 
tieUa  bien  e  ieaLmeot.  Pedrola,  11  mai  1360.  Areh.  yen.  de  Ar.  pergamino,  n»  2330. 


86 

jamais  traiter  vrec  son  eimeini  sans  stipuler  en  leur  famur  les  oowii- 

tiaos  qu'ils  exigeraient. 

La  sincérité  de  Pierre  IV  ne  tarda  pas  à  être  mise  à  réfireure.  Dès  ie 
lendemain  de  cette  convention,  Bernai  de  Cabrera,  au  retoor d'une 
mission  auprès  du  roi  de  CastiUe,  rapporta  Tultimatum  de  ce  prince. 
Une  seule  difficulté,  suivant  Tambassadeur  aragonais,  empêchait  la  con- 
clusion d'une  paix  solide;  c'était  la  rérocation  demandée  par  Pierre  IV 
de  ta  sentence  de  liante  traiiison  rendue  par  don  Pèdre  contre  l'infant 
don  Fernand  et  Henri  de  Trastamare.  Le  roi  de  Castille  se  refusait  à 
leur  réhabilitation,  et  se  croyait  tellement  assuré  de  son  droit,  cpi'il  avait 
offert  à  Cabrera  de  remettre  entre  ses  mains  le  jugement  de  faflhire.  U 
lui  avait  proposé  de  désigner  lui-même  six  arbitres  à  son  choix ,  parmi 
les  prélats  ou  les  riches-hommes  de  Castille,  et  de  reviser  avec  eux  la 
sentence  d'Almazan.  Peut-être,  en  faisant  une  semblatde  ouverture, 
don  Pèdre  comptait-il  un  peu  sur  l'inimitié  patente  qui  existait  entre  ce 
ministre  et  les  princes  castillans;  peut-être  encore,  comme  on  le  pré- 
tendit dans  la  suite,  s'était-il  emparé  de  l'esprit  de  Cabrera  par  de  puis- 
santes séductions.  L'affaire  fut  portée  au  conseil  secret  de  Pierre  IV; 
mais  les  débats  furent  arrêtés  aussitôt  par  le  roi,  qui  rappela  son  ser-* 
ment  de  ne  jamais  traiter  avec  le  Castillan  sans  stipuler  des  conditions 
honorables  pour  les  bannis  ses  alliés.  Cabrera,  qui  s'était  toujours 
montré  l'avocat  de  la  paix,  dut  se  soumettre  à  la  résolution  de  son 
maître,  mais  il  demanda  que  sa  proposition  fût  enregistrée  et  qu'on  lui 
donnât  acte  de  ses  efforts  pour  obtenir  un  accommodement  (1). 

Cette  fidélité  à  ses  engagemens  et  ces  scrupules  tout  nouveaux  chez 
Pierre  IV  s'expliquent  assez  bien  par  l'espoir  qu'il  fondait  en  ce  moment 
sur  une  nouvelle  alliance.  U  traitait  alors  avec  les  Maures  de  Grenade 
et  les  déterminait  à  faire  une  diversion  puissante.  Il  se  flattait  de  donner 
bientôt  au  roi  de  Castille  tant  d'occupaticm  en  Andalousie,  qu'il  fût  forcé 
d'abandonner  la  frontière  d'Aragon.  La  suite  du  récit  montrera  que  ses 
calculs  étaient  justes. 

Cependant  la  fortune  sembfoit  maintenant  sourire  à  don  Pèdre,  et  ses 
armes  étaient  aussi  heureuses  sur  mer  que  sur  terre.  Peu  après  son 
arrivée  à  Séville,  un  aventurier  nommé  Zorzo  (i),  capitaine  des  arba- 
létriers de  sa  garde,  envoyé  par  lui  en  croisière  sur  les  côtes  de  Bar- 
barie, amena  dans  le  port  quabre  galères  «ragonaises  qu'il  avait  cap- 
Ci)  Areh,  gen,  de  Ar.,  reg.  1170  Sig^iUi  secreti,  p.  165.  Attestatioa  délivrée  à  don 
Bernai  de  Cabrera  ad  iuam  excugationêm,  et  in  tettimonium  veritatU,  12  mal  1360, 
sans  indvcatioB  de  lieu,  probablement  À  Pedrola;  on  a  yq  que  le  traité  de  réconciliation 
antre  rinlnt  ci  don  Henri  est  dirté  de  celte  TiUe,  ie  It  mai  1360. 

(S)  Ayala,  p.  310,  dit  que  cet  honmie  était  né  en  Tartane,  et  ayait  été  escla?e  i 
Gènes.  Zorxo,  suivant  M.  Llaguno,  est  le  nom  de  Georges  en  grec  fulgaire.  Ce^  une 
erreur.  Ce  nom  est  du  dialecte  génois.  Si  Ayala  aTait  figuré  la  prononciation  grecque,  il 
aurait  écrit  Yorios, 


WmUMM  m  PQK  PtBUU  87 

ixaém  après  un  brillant  combat  Le  roi,  depuia  riosidte  faite  à  sou 
pavilloD  par  Perellôs,  oa  voulait  plas  Yoir  que  des  piratas  dans  les  ma*- 
nos  aragooaia.  Il  les  fit  traiter  comme  tels.  Le  capitaine  des  quatre 
galères,  gentilhomme  Talenden^  camerlingue  du  roi  d'Aragon,  fut 
Diîs  à  mort»  et,  avec  lui,  une  partie  de  ses  équipages  (i). 

lY. 

Alphonse,  roi  de  Portugal,  grand-père  de  don  Pèdre,  était  mort  Tan- 
née précédente,  laissant  la  couronne  à  son  fils,  Pierre  !•*.  L'alliance 
entre  les  deux  royaumes  en  était  devenue  plus  intime.  Étroitement  lié 
par  le  sang  et  la  politique  avec  don  Pèdre,  le  nouveau  souverain  du 
Portugal  avait  avec  lui  une  conformité  de  caractère  et  de  plans  qirî 
devait  les  rapprocher  encore.  Comme  son  neveu,  il  avait  été  outragé, 
trahi  par  ses  riches-hommes,  et  comme  lui  il  avait  conçu  le  dessein  de 
les  réduire  dès  que  la  force  serait  entre  ses  mains.  Altier,  impérieux, 
implacable  dans  ses  ressentimens,  féroce  dans  ses  vengeances,  il  reçut 
les  mêmes  surnoms  qu'avait  mérités  son  homonyme  de  Castille.  Pour 
la  noblesse  qu'il  décima,  il  fut  Pierre-le-Cruel;  Pierre-le-Justider  pour 
le  peuple  dont  il  punît  souvent  les  oppresseurs. 

«  Comme  s'il  eût  craint  de  manquer  de  bourreaux,  dit  un  chroni- 
queur portugais,  et  pour  n'être  pas  pris  au  dépourvu,  il  en  menait  un 
à  sa  suite  dans  tous  ses  voyages.  On  le  vit  souvent  donner  lui-même  la 
question  et  fouetter  de  sa  main  les  coupables  ou  les  accusés.  Il  portait  un 
fouet  à  la  ceinture  pour  l'avoir  toujours  prêt  et  n'avoir  pas  la  peine  de 
le  chercher  (2).  »  Tel  était  le  nouveau  roi  de  Portugal.  Qui  ne  connaît 
la  tragique  histoire  d'Inès  de  Castro,  sa  naaitresse  chérie?  Quelques 
seigneurs  jaloux  du  crédit  que  l'amour  de  Pierre,  alors  infant  de  Por- 
tugal, donnait  aux  parens  d'Inès,  arrachèrent  son  arrêt  de  mort  au  roi 
don  Alphonse,  et  se  firent  eux-mêmes  ses  bourreaux  (3).  Bien  que  Tin- 
tant eût  solennellement  juré  de  renoncer  à  la  vengeance,  les  meur- 
triers d'Inès  se  hâtèrent  de  chercher  un  refuge  en  Castille,  dès  qu'il 
monta  sur  le  trône.  Hais  cet  asile  était  mal  choisi.  Le  roi  de  Portugal, 

(1)  Ces  cruautés  «menèreat  d«s  représatUes.  Le  roi  d'Aragon  éorifait  d«  Barcelone,  le 
Il  lepleiiibre  13M,  au  comte  de  Trastamare  pour  lui  demander  Henri  Lopez  de  Oroico» 
chevalier  castillan,  son  prisonnier.  Par  une  lettre  du  même  jour,  il  ordennait  à  Jordan  de 
Crriès  de  faire  décapiter  Orozco  dès  <iue  le  Comte  Taurait  remis  entre  ses  mains.  Je  n'ai 
pa  savoir  si  cet  ordre  cruel  avait  reçu  son  exécution.  Are>  gen,  de  Ar.,  reg.  1170  Sigilli 
secreti,  p.  182. 

(2)  Na  cinta  trazia  sempre  o  açoute  por  n&o  haver  dilaçâo  em  o  buscar.  —  Duarte  do 
Uao.  ChronieoM  dot  reit  de  Portugal,  t.  II,  p.  199. 

(3)  Camoens. 

Contra  una  dama,  o  peitos  carniceiros 
Feros  vos  mostraïs,  è  cavalleiros  ? 

Lutiad,,  caat.  m,  st  130. 


88  REYUB  DIS  DEUX  MONDES. 

en  renouvelant  avec  son  neveu  Talliance  des  deux  états,  lui  écrivit  se- 
crètement pour  lui  demander  l'extradition  des  assassins  de  sa  mat- 
tresse,  et,  en  échange,  lui  offrit  quelques  bannis  castillans  qui  vivaient 
tranquilles  à  sa  cour.  A  cette  époque  d'anarchie  féodale,  l'extradition 
des  bannis  était  une  idée  nouvelle  et  tyrannique.  La  noblesse,  qui  pré- 
tendait au  droit  de  changer  de  patrie  suivant  son  intérêt,  ne  pouvait 
voir  sans  indignation  une  pareille  atteinte  portée  à  ses  antiques  privi- 
lèges. Au  contraire,  les  rois,  et  les  rois  absolus  comme  don  Pèdre,  n'as- 
piraient qu'à  les  détruire.  Le  cruel  échange  proposé  par  le  Portugais, 
et  accepté  avec  joie  par  son  allié,  livra  aux  plus  épouvantables  sup- 
plices des  malheureux  qui  se  reposaient  avec  confiance  sur  le  droit 
d'asile.  Parmi  les  premiers  réclamés  par  le  roi  de  Castille,  était  Pero 
Nunez  de  Guzman,  autrefois  adelantade  de  Léon,  qui  venait  de  lui 
échapper  peu  avant  l'expédition  du  comte  de  Trastamare.  11  alla  mou- 
rir à  Séville,  après  avoir  souffert,  sous  les  yeux  mêmes  du  despote  qu'il 
avait  offensé,  d'horribles  tortures  qui  indignèrent  jusqu'aux  plus  fidèles 
serviteurs  de  don  Pèdre.  Pierre  de  Portugal  se  montra  reconnaissant 
et  lui  paya  le  sang  que,  de  son  côté,  il  avait  eu  le  plaisir  de  répandre; 
il  mit  à  sa  disposition  six  cents  lances  pour  la  prochaine  campagne  contre 
l'Aragon  (1). 

V. 

La  bataille  de  Najera,  la  déroute  de  don  Henri,  et  surtout  l'active 
persévérance  du  cardinal-légat,  avaient  amené  une  sorte  de  suspension 
d'armes  tacite  entre  les  deux  puissances  belligérantes.  Le  cardinal  avait 
obtenu  de  don  Pèdre  la  promesse  de  reprendre  les  conférences  de  Tu- 
dela,  et  n'oubUait  rien  pour  renouer  les  négociations  déjà  deux  fois 
rompues.  Bien  que  moins  porté  que  jamais  à  rien  céder  de  ses  pré- 
tentions, don  Pèdre  feignit  quelque  déférence  pour  le  saint-siége  et 
désigna  Gutier  Fernandez  pour  son  plénipotentiaire.  Qu'on  ne  s'étonne 
point  que  le  roi,  instruit  comme  il  l'était  alors  de  la  correspondance 
de  son  ministre  avec  l'infant  d'Aragon,  lui  confiât  de  nouveau  une  mis- 
sion de  cette  importance.  Il  avait  ses  desseins.  Patient  pour  se  venger, 
il  savait  caresser  jusqu'à  ce  qu'il  pût  frapper  à  coup  sûr.  D'ailleurs, 
Fernandez  à  Molina,  sur  la  frontière  d'Aragon,  entouré  de  ses  vassaux 

(1)  Ayala,  p.  310  et  suiv.  —  Apres  avoir  fait  torturer  long-temps  en  sa  présence  Pero 
Coelho,  un  des  assassins  dlnès,  le  roi  de  Portugal  ordonna  de  lui  arracher  le  cœur. 
«  Fouille  à  gauche  dans  ma  poitrine,  »  dit  Ck>elho  à  Texécuteur  des  hautes  œuvres,  «t  ta 
trouveras  un  cœur  plus  grand  qu'un  ccéur  de  taureau  et  plus  fidèle  qu'un  cœur  de  che- 
vaL  »  Colleecdo  de  inediios  de  HUtoria  portuguexa,  t  Y,  p.  126.  Goelho,  en  portu- 
gais, signifie  lapin.  Ce  nom  fournit  au  roi  une  affreuse  plaisanterie  qui  peint  les  mœurs 
de  l'époque.  En  voyant  le  prisonnier  il  s'écria  :  «  Qu'on  fasse  venir  da  vinaigre  et  des 
oignons;  on  va  me  fricasser  ce  lapi  «.  » 


HISTOIRE  DB  DON  PÈDRE.  89 

particuliers,  aurait  pu  facilement  se  dérober  à  sa  colère;  il  fallait,  avant 
tout,  le  tirer  de  son  fort.  Le  roi  lui  écrivit  de  se  rendre  à  Sadava  pour 
conférer  avec  le  cardinal  de  Boulogne,  et  lui  recommanda  de  se  con- 
certer en  passant  avec  les  maîtres  des  ordres  militaires,  qui  lui  donne^ 
raient  des  renseignemens  utiles  pour  les  négociations  qu'il  allait  diriger. 
Gutier  Femandez,  sans  déflance,  partit  pour  Âlfaro,  lieu  désigné  pour 
le  rendez-vous  avec  les  maîtres.  Déjà  il  avait  été  précédé  par  Martin  Lo- 
pezy  successeur  de  Juan  de  Hinestrosa  dans  la  charge  de  chambellan, 
qui,  sous  le  sceau  du  secret,  venait  révéler  à  don  Garci  Alvarez,  maître 
de  Saint-Jacques,  les  volontés  du  roi.  En  arrivant  à  Alfaro,  Fernandez 
trouva  la  troupe  sous  les  armes.  On  lui  dit  que  le  maître  de  SaintJac- 
ques  et  celui  d'Alcantara,  venus  d'un  cantonnement  voisin,  allaient 
faire  la  montre  de  leurs  cavaliers,  et  on  le  pria  d'assister  aux  exercices 
militaires  qui  se  faisaient  à  cette  occasion.  Après  la  revue,  les  deux 
maîtres  le  conduisirent  avec  honneur  à  son  logement,  accompagnés 
d'un  grand  nombre  de  leurs  chevaliers  et  de  leurs  hommes  d'armes. 
Là,  les  portes  fermées  et  gardées  par  des  soldais,  Martin  Lopez  lui  si- 
gnifia qu'il  se  préparât  à  mourir.  —  «  Qu'ai-je  fait,  s'écria  Femandez, 
pour  mériter  la  mort?  d  Tous  se  turent.  Le  roi  n'avait  communiqué 
ses  soupçons  à  personne,  et  jamais  il  ne  daignait  expliquer  ses  ordres. 
Martin  Lopez  somma  le  prisonnier  de  livrer  tous  ses  châteaux;  il  y  con- 
sentit sans  hésitation.  Puis  il  demanda  s'il  lui  serait  permis  d'écrire  à 
son  seigneur.  On  lui  accorda  cette  grâce,  et  un  notaire  ayant  été  mandé 
à  cet  eflèt,  il  lui  dicta  la  lettre  suivante  : 

a  Sire,  moi  Gutier  Femandez  de  Tolède,  vous  baise  les  mains  et 
prends  congé  de  vous  pour  comparaître  devant  un  autre  seigneur  plus 
grand  que  vous  n'êtes.  Sire,  votre  grâce  n'ignore  pas  que  ma  mère, 
mes  frères  et  moi,  depuis  le  jour  où  vous  naquîtes,  fumes  gens  de 
votre  maison;  et  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  rappeler  les  maux  que  nous 
endurâmes  ni  les  dangers  par  où  il  nous  fallut  passer  à  votre  service, 
au  temps  où  dona  Léonor  de  Guzman  avait  tout  pouvoir  en  ce  royaume. 
Pour  moi,  sire,  je  vous  ai  toujours  servi  loyalement  (i).  Je  crois  que, 
pour  vous  avoir  dit  avec  trop  de  liberté  des  choses  qui  importent  à  vos 
mtérêts,  vous  me  faites  mourir.  Que  votre  volonté  s'accomplisse  et  que 
Dieu  vous  pardonne,  car  je  n'ai  pas  mérité  mon  sort.  Et  maintenant, 
sire,  je  vous  le  dis  en  ce  moment  suprême,  et  ce  sera  mon  dernier  con- 
seil, sachez  que,  si  vous  ne  mettez  le  glaive  au  fourreau,  et  si  vous  ne 
cessez  de  frapper  des  têtes  comme  la  mienne,  vous  perdez  votre  royaume 
et  mettez  votre  personne  en  péril.  Songez  à  vous;  c'est  un  loyal  servi- 
teur qui  vous  adjure,  à  l'heure  où  il  ne  doit  dire  que  la  vérité.  » 

(1)  Gutier  Fernandei  atait  cependant  refusé  d*acconipagner  le  roi  à  Toro  lorsqu^il  M 
remit  entre  les  mains  des  rebelles,  mais  cette  faute  avait  été  partagée  par  Diego  de  Pa^ 
dilUu  Voyes  §  VIU,  Ayala,  p.  167, 


"flO  àihrvE  m  VKCT  VOttlMEI. 

Après  a?roir  scellé  cette  lettre  touchante,  Fernandez  tendit  sa  gorgt 
au  bourreau,  qui  le  décapita  dans  une  chambre  de  la  maison  où  H  avait 
été  arrêté.  Un  arbalétrier  de  la  garde,  montant  à  cheval  aussitAt,  coo^ 
rut  porter  sa  tête,  à  Séville,  aux  pieds  du  roi  (1). 

Pendant  que  Gutier  Femandez  expiait  à  Alfaro  son  imprudence  on 
son  crime,  don  Pèdre  ordonnait  en  Andalousie  un  antre  meurtre,  ré- 
solu sur  des  soupçons  encore  plus  Incertains  et  préparé  avec  non  moins 
tf  art  et  de  dissimulation.  Gomez  Carrillo,  commandant  de  quelques 
forteresses  prises  récemment  sur  les  Aragonais,  était  accusé  par  ses 
ennemis  d'entretenir  une  correspondance  déloyale  avec  le  comte  de 
Trastamare.  Indigné  contre  ses  accusateurs,  et  se  croyant  assuré  de  les 
confondre,  il  se  rendit  aussitôt  à  Séville  et  se  présenta  hardiment  au  roi, 
demandant  à  se  justifier.  11  convint  qu'il  avait  vu  pendant  une  suspen- 
sion d*armes  quelques-uns  de  ses  parens,  émigrés  en  Aragon;  mais  il 
nia  formellement  que,  dans  ces  conférences,  il  eût  fait  ou  reçu  aucune 
proposition  contraire  au  service  de  son  maître.  Le  roi  raccueillit  gra- 
cieusement, parut  l'écouter  avec  faveur  et  l'assura  qu'il  avait  toujours 
aa  confiance.  Il  ajouta  que,  pour  imposer  silence  aux  calomnies  et  pour 
éviter  des  relations  qui  pourraient  être  mal  interprétées,  il  vmilait  Félol- 
gner  de  la  frontière  d'Aragon  et  lui  donner  le  gouvernement  d'Algezi- 
ras.  C'était  alors  une  des  places  les  plus  importantes  du  royaume.  Cai^ 
rillo,  croyant  recevoir  une  faveur  signalée,  accepta  avec  reconnaissance 
et  partit  aussitôt  sur  une  galère  du  roi  pour  aller  prendre  possession  de 
son  nouvel  emploi.  Mais  à  peine  fut-il  à  Tembouchure  du  Guadalqor- 
vir,  que  le  capitaine  de  la  galère  lui  fit  trancher  la  tète.  En  même  temps 
et  à  l'autre  extrémité  de  la  Castille,  sa  femme  et  ses  fils  étaient  arrêtés 
par  Martin  Lopez  (2). 

Ayala  explique  à  sa  manière  la  mort  de  Carrillo,  qu'il  n'attribue  pas  à 
une  cause  politique.  Suivant  son  récit,  le  roi,  dans  une  de  ces  infidélités 
firéquenteSy  mais  toujours  passagères,  qu'il  faisait  à  Marie  de  Padilla, 
avait  jeté  les  yeux  sur  dona  Maria  de  Hinestrosa,  cousine  de  cdle-ci  et 
belle-sœur  de  Gomez  Carrillo.  Garci  Laso  Carrillo,  son  mari,  blessé 
dans  son  honneur,  passa  en  Aragon,  laissant  à  son  frère  le  soin  de  veil- 
ler sur  la  conduite  de  sa  femme.  Ainsi,  ce  serait  pour  se  délxarrasèer 
d'un  surveillant  incommode  que  le  roi  aurait  fait  périr  Gomez.  Tavoue 
qu'une  telle  supposition  me  semble  peu  probable,  et  je  ne  m'explique 
pas  comment  notre  chroniqueur  ne  s'est  pas  donnéla  peine  de  la  mieux 
fustifier.  Sur  la  frontière  d'Aragon,  Gomez  n'était  guère  en  état  de  troiï- 
Wer  les  amours  de  don  Pèdre;  et  l'on  voit  qu'après  tout,  il  ne  se  mon- 
trait pas  fort  jaloux  de  l'honneur  de  sa  femille,  puisqu'il  acceptait  les 

(1)  Ayala,  p.  913  et  «uW.  —  Gascales.  HM.  d$  Mvrein,  p.  ISS. 
(S)  Ayala,  p.  315  et  suif.  •       - 


BWBma  n  dm  f jsmi.  9* 

fupewft  dtt  loi,  n'igMwol  pas  la  attBatioQ  de  sa  bcdUe-^cBW  à  la 

Qiidque  in4ignatioa,  quelqae  dégoût  qu'on  éfironve  au  récit  de  ces 
eiécutioni  continiieUea,  il  ost  impofisîhle  de  les  attribuer  k  uoe  férocité 
irrâlécbiê,  à  cette  cruauté  de  tempérainent  que  la  plupart  dea  lûskK 
neua  prêtent  à  don  Pèdre  peur  explk)uer  taot  de  meurtres  ordonnés, 
eaéciités  coup  wr  coup.  Ils  me  semblent  fdutôtla  conséquence  fatale 
de  FaoïbîlîoB  du  roi>  aux  prises  ayec  les  mœurs  de  son  époque.  Le  trait 
principidi  de  son  caractère  est  un  Yiolent  amour  de  la  domination,  tou-» 
joiurs  soupçonneux,  toujours  inquiet,  excusable  peut-^tre  jusqu'à  ua 
certain  point  dans  un  prince  du  moyen-âge,  qui,  long-temps  témoin  des 
maux  de  ranarchie,  avait  fini  par  ériger  son  despotisme  en  une  mission 
surtwiDainepoiur  régénérer  son  pays*  Souvent  trahi,  dupe  des  sermons 
les  plus  soleonelsy  il  s'était  accoutumé  à  préjuger  la  trahison  dans  tout 
ce  qui  l'entoarait  et  à  punir  avant  d'avoir  vérifié  le  crime.  La  conscience 
d'un  grand  dessein  lui  faisait  regarder  comme  justice  ses  rigueurs 
centre  toute  désobéissance  à  ses  volontés.  Dans  ce  temps  malheureux, 
cette  confusion  de  mots  ei  d'idées  était  acceptée  par  les  peuples  eux* 
satoies  <|u#  l'ambition  des  seigneurs  féodaux  exposait  sans  cesse  aux 
maibenrs  de  la  guerre  dvile.  Tuer  un  riche-homme,  c'était,  pour  la 
vulgaire,  faire  justice*,  c'étût  punir  à  bon  droit  Don  Pèdre  aussi  se  gIo« 
rifiait  de  faire  justâee;  miûs,  comme  tous  les  despotes,  il  croyait  la  dés- 
obéissance le  plus  grand  des  crimes.  Quiconque  hésitât  dans  l'ac- 
compUssement  de  ses  ordres  était  un  traître,  et  sa  tête  était  dévouée* 
Peut-être  k  conduite  de  Gutier  Femandez  et  de  Gomez  Garrillo  fut-eUe 
teiôoura  loyale,  mais  les  apparences  étaient  contre  eux.  L'un  et  l'autro 
avaient  entretenu  des  relations  avec  des  hommes  que  leur  maître  avait 
proecrîts  et  qui  notoirement  travaillaient  à  séduire  ses  vassaux*  Il  n'ea 
faUeût  pas  davantage  pour  foire  soupçonner  une  trahison,  et  un  soupçon 
de  don  Pèdre  était  un  arrêt  de  mort.  Accoutumé  à  voir  couler  le  sang, 
oomase  un  chevalier  de  son  époque,  à  compter  la  vie  des  hommes  pour 
peu  de  chose,  comme  la  plupart  de  ses  compatriotes,  il  se  mettait  sans 
ëoule  médiooreflaent  en  peine  pour  oonvertir  ses  soupçons  en  preuves» 
Les  rois  se  croient  des  lumières  supérieures  à  celles  des  autres  hommes, 
et  don  Pèdre,  sans  doute,  se  croyait  infaillible.  J'oserai  dire  cependant 
qm  ce  n'était  pas  sans  la  conviction  de  son  bon  droit  qu'il  commandait 
ks  supplices,  conviction  trep  facilement  acquise,  sans  doute,  mais  ré^ 
fléchie  pourtant  et  sincère.  U  s'appliquait  de  bonne  foi  à  distinguer 
l'innocest  du  coupable,  et,  au  xiv«  siècle,  c'était  beaucoup  pour  un 
èsspote.  Alors  c'était  la  coutuftie  que  tous  les  parens  d' un  rebelle  fussent 
enveloppés  dans  son  obàtiment,  et  l'on  ne  s'étonnait  pas  de  voir  des 
enfans  traînés  sur  l'échafoud  de  leur  père.  Don  Pèdre  n'imita  point 
ces  cruautés  aveugles.  Rien  ne  preuve  mieux  ses  sentimens  de  justice, 


99  MVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

à  prendre  ce  mot  dans  Tacception  du  moyen-âge ,  que  sa  conduite  à 
l'égard  des  parens  de  Gutier  Fernandez.  A  la  nouvelle  de  la  mort  de 
ce  seigneur,  don  Gutier  Gomez,  prieur  de  Saint-Jean,  et  Diego  Gomez, 
ses  cousins,  tous  deux  chargés  de  défendre  la  frontière  de  Hurcie,  se 
croyant  menacés  du  même  coup  qui  venait  de  frapper  le  chef  de  leur 
famille,  abandonnèrent  leur  poste  et  prirent  la  fuite.  Le  premier  es- 
saya de  gagner  Grenade,  l'autre  chercha  un  refuge  à  Valence.  Le  prieur, 
arrêté  à  la  frontière,  n'attendait  que  la  mort;  mais  le  roi  s'empressa 
de  le  rassurer,  lui  rendit  ses  honneurs  et  ses  emplois  et  continua  de 
lui  accorder  sa  conflace.  11  pardonna  de  même  à  Diego  Gomez,  bien 
qu'il  fût  allé  demander  un  asile  à  ses  ennemis  (i). 

La  dissimulation  profonde  avec  laquelle  don  Pèdre  préparait  ses  ven- 
geances, ou,  si  Ton  veut,  ses  justices,  est  aujourd'hui  pour  nous  le 
trait  le  plus  odieux  de  son  caractère,  et  elle  ajoute  un  degré  d'horreur 
aux  meurtres  qui  signalèrent  son  règne.  Je  crois  que  cette  dissimula- 
tion fut  plutôt  une  habitude  et  peut-être  une  nécessité  de  son  temps 
qu'un  vice  de  son  naturel.  11  faut  se  rappeler  ce  qu'étaient  alors  les 
riches-hommes  de  Castille,  leurs  forteresses  inaccessibles,  leurs  vas- 
saux nourris  dans  des  idées  d'obéissance  aveugle ,  pour  comprendre 
combien  la  force  ouverte  était  impuissante  contre  eux.  Avant  le  per- 
fectionnement de  Tartillerie,  il  y  avait,  en  Espagne,  quantité  de  places 
imprenables.  Tel  seigneur,  retranché  dans  son  doi^on  bâti  au-dessus 
des  nuages,  avec  une  centaine  de  bandits  et  des  vivres  pour  un  an,  se 
moquait  des  armées  les  plus  nombreuses,  et  cependant,  à  la  tête  de  sa 
petite  troupe,  répandait  la  désolation  dans  toute  une  province.  Pour  en 
avoir  raison,  il  fallait  nécessairement  le  surprendre  éloigné  de  son  fort, 
séparé  de  ses  hommes  d'armes.  En  ce  temps,  la  guerre  était  en  quel- 
que sorte  l'état  normal  de  l'Europe,  et  la  ruse,  bien  souvent  la  perfidie, 
la  seule  tactique  en  usage.  La  plupart  de  ces  chevaliers  que  l'on  s'ha- 
bitue trop  à  croire  semblables  aux  types  dessinés  par  les  poètes  ou  les 
romanciers,  se  faisaient  un  jeu  de  leurs  sermons.  Où  trouver  en 
Espagne,  dans  cette  triste  période,  des  hommes  constans  dans  leurs 
alliances,  fidèles  à  leurs  amis  ou  même  retenus  par  les  liens  du  sang? 
Partout  on  ne  rencontre  que  trahisons,  parjures  éhontés.  Faut-il 
s'étonner  qu'un  prince  élevé  au  miUeu  de  la  guerre  civile,  toujours 
entouré  de  révoltes  et  de  conspirations,  trahi  par  ses  frères  et  par  ses 
cousins,  vendu  par  sa  mère  et  par  sa  tante,  ait  cherché  à  tourner  contre 
ses  ennemis  les  armes  dont  il  avait  éprouvé  lui-même  les  dangereuses* 
blessures?  Je  ne  fais  point  ici  l'apologie  de  don  Pèdre,  je  veux  seule- 
ment établir  combien  il  est  difficile  de  juger  les  hommes  d'autrefois 
avec  nos  idées  modernes.  Ce  qui  est  un  crime  à  nos  yeux  aujourd'hui 

(1)  Ayala,  p.  319  et  suit. 


HBTOIRB  DB  DON  PÉDRB.  93 

n'était  pour  nos  aïeux  du  xiv*  siècle  qu'un  irait  d'audace;  et  si  Ton  ne 
peut  dire  que  la  nature  humaine  se  soit  perfectionnée,  du  moins  doit- 
on  rendre  grâce  à  la  civilisation  d'avoir  diminué  la  masse  des  malheurs 
matériels  en  diminuant  le  pouvoir  de  mal  faire. 

Peu  après  les  événemens  que  je  viens  de  raconter,  don  Pèdre  réunit 
à  Almazan  les  principaux  de  ses  capitaines,  et  là,  voulut  bien  exposer 
ses  griefs  contre  Guiier  Fernandez  et  Gomez  Carriilo.  «  Le  premier,  dit-il, 
pendant  son  séjour  à  Tudela,  avait  eu  des  relations  coupables  avec  plu- 
sieurs rebelles,  notamment  avec  Ferez  Sarmiento,  dont  la  trahison  avait 
causé  le  désastre  d'Araviana.  En  outre,  il  avait  adressé  à  Finfant  d'Ara- 
gon des  propositions  contraires  au  devoir  d'un  vassal  et  dangereuses 
pour  l'état.  Quant  à  Carriilo,  placé  dans  un  poste  de  confiance  sur  la 
frontière  ennemie,  il  n'avait  pas  cessé  de  voir  ses  parens,  serviteurs  dé- 
voués du  comte  de  Trastamare  (1).  »  En  s'expliquant  de  la  sorte  devant 
ses  courtisans,  le  roi  ne  cherchait  pas  à  justifier  sa  conduite;  c'était  une 
leçon  qu'il  voulait  leur  donner;  surtout  il  tenait  à  montrer  que  ses  es- 
pions étaient  vigilans  et  que  rien  n'échappait  à  ses  regards. 

Don  Vasco,  frère  de  Gutier  Fernandez,  était  archevêque  de  Tolède. 
Le  roi  le  croyait  complice  de  la  conjuration  qu'il  prétendait  avoir  dé- 
couverte. Il  lui  envoya  un  ordre  d'exil.  Telle  était  la  terreur  qu'il  inspi- 
rait alors,  que  pas  une  voix  ne  s'éleva  dans  Tolède  pour  réclamer  contre 
le  bannissement  d'un  honune  que  ses  mœurs  irréprochables  et  son  édi- 
fiante piété  avaient  rendu  cher  à  tout  son  troupeau.  Les  commande^ 
mens  du  roi  commençaient  à  s'exécuter  avec  toute  la  rigueur,  avec 
toute  la  ponctualité  du  despotisme  musulman.  A  l'issue  de  la  messe» 
on  signifia  à  l'archevêque  qu'il  eût  à  partir  sur-le-champ  pour  le  Por- 
tugal, et  sans  lui  laisser  le  temps  de  prendre  quelque  bagage,  ou  même 
de  changer  de  costume,  on  le  conduisit  hors  de  la  ville,  et  de  là,  à 
grandes  journées,  jusqu'à  la  frontière.  Deux  ans  après,  don  Vasco  mou- 
rut en  odeur  de  sainteté  à  Coimbre,  dans  le  monastère  de  Saint-Domi- 
nique, où  il  avait  choisi  sa  retraite,  et  le  roi,  à  la  prière  de  ses  parens, 
permit  que  son  corps  fût  transporté  à  Tolède  et  reçût  la  sépulture  dans 
la  cathédrale  (2). 

Quatre  jours  après  le  départ  de  son  archevêque,  la  ville  de  Tolède 
fut  témoin  d'un  autre  revers  de  fortune.  Le  trésorier  du  roi,  don  Si- 
muel  el  Levi,  autrefois  le  compagnon  de  sa  captivité  à  Toro,  et  depuis 
son  ministre  et  son  confident,  fut  tout  à  coup  jeté  en  prison.  Le  même 
jour,  et  dans  tout  le  royaume,  on  arrêtait  ses  parens  et  ses  employés. 
Le  crime  de  Simuel  était  sa  prodigieuse  fortune,  et,  dans  un  temps  où 
les  ressources  du  conunerce  et  de  l'industrie  étaient  si  mal  connues. 


(1)  Ayala,  p.  317. 
(S)  Ibid.,  p.  no. 


94  UYUS  Pia  PBQX  HONDIS, 

un  roi  ne  pouvait  croire  que  son  trésorier  s'eoricbit  autrement  qu'à 
ses  dépens.  A  l'exemple  des  despotes  orientaux,  don  Pèdre  avait  loog^ 
temps  tout  permis  à  son  ministre  pour  en  exiger  ensuite  un  compta 
terrible.  On  saisit  tous  ses  biens^  mais  malheureusement  pour  lui  on  le 
croyait  trop  habile  pour  n'avoir  pas  caché  la  plus  grande  partie  de  ses 
trésors.  Conduit  à  Séville,  Simuel  Levi  fut  si  cruellement  torturé  qu'il 
expira  dans  les  angoisses  de  la  question.  On  dit  que  le  roi  trouva  dans 
ses  coffres  160,000  doubles  et  4,000  marcs  d'argent  qu'il  s'appropria, 
outre  beaucoup  de  pierreries  et  d'étofEes  précieuses.  Une  somme  de 
300,000  doubles  fut  également  saisie  chez  les  parens  du  trésorier,  re- 
ceveurs sous  ses  ordres;  elle  provenait  des  impôts  dont  le  recouvre- 
ment lui  était  confié,  et  allait  être  versée  dans  les  caisses  du  roi.  Il  y 
a  lieu  de  croire  que  Levi,  comme  Jacques  Cœur  un  siècle  plus  tard, 
bit  la  victime  de  l'ignorance  et  de  la  cupidité  d'un  maître  qu'il  avait 
bien  servi  (1). 

XIV. 

PAIX  ATEC  L^ARAGOn.  —  1361. 
I. 

Depuis  les  victoires  de  don  Alphonse  le  royaume  de  Grenade  était 
tributaire  de  la  Castille.  Une  de  ces  révolutions  de  palais,  si  fréquentes 
dans  les  pays  musulmans,  chassa  de  Grenade  le  roi  Mohamed-Ben-Ju- 
sef,  protégé  de  don  Alphonse,  puis  de  don  Pèdre,  et  mit  sur  le  trône 
son  frère,  nommé  Ismaïi.  Au  bout  de  quelques  mois,  ce  dernier  fut  as- 
sassiné par  son  vizir  Abou-Saïd,  qui  prit  aussitôt  le  titre  de  roi  (2).  Mo- 
hamed s'était  toujours  montré  dévoué  à  don  Pèdre,  et  l'on  a  vu  que 
dans  les  expéditions  maritimes  contre  la  Catalogne  il  lui  avait  fourni 
quelques  vaisseaux.  Naturellement  le  prince  détrôné  devait  chercher 
un  appui  auprès  de  son  suzerain  le  roi  de  Castille,  et  de  son  côté  l'usur- 
pateur espérait  intéresser  à  sa  cause  le  roi  d'Aragon. 

Pierre  IV  était  trop  habile  pour  refuser  une  alliance  si  avantageuse* 

(I)  Ayala,  p.  SfiS.  Saivant  rinterpolateur  de  la  chronique  da  Despensero  mayor,  Simud 
Levi,  dont  il  rapporte  faussement  la  mort  à  Tannée  1366,  aurait  été  dénoncé  au  roi  par 
plusieurs  Juîft  jaloux  de  ses  immenses  richesses.  Simuel ,  se  voyant  mis  à  la  torture, 
mourut  drinêignaiiony  «  de  pwro  eorage,  »  dit  rauteur  aucnyme  que  je  cepie,  faute  4e 
ponveir  l'enteiidre.  On  troicva  dans  un  souterraie  pratiqué  soua  lamaiaen  tmîa  las  4i 
Uogots  d'or  et  d'argent  si  hauta  «  qu'un  bomnae  derrière  ne  paraissait  pas.  a  Le  roi,  e» 
Toyant  ce  trésor,  s'écria  :  «  Si  don  Simuel  m'eut  donné  le  tiers  du  plus  petit  de  ces  ta^ 
fe  ne  Faurais  pas  fait  tourmenter.  Comment  se  laisser  mourir  sans  vouloir  parler!  »  5ii- 
mario  de  lot  reyes  à^Espafia,  p.  73.  Gredat  Judœus  Apella. 

(8)  Ayala,  p.  383.  —  Conde.  Hist.  de  los  Arabes,  i«  partie,  cap.  XXTV.  Marmol.  Dêê' 
eripeion  de  la  Afr,,  1U>.  H,  p.  8ti  et  suIy.  Marmol  appelle  le  roi  détrôné  Ahil  Gualîd, 
et  Tusurpateur  Mahamet. 


msTonuB  1SË  dou  pèdkb.  95 

Le  mauTais  succès  de  rexpéditîon  dirigée  par  le  comte  de  Trastamare 
n'avait  pu  lui  faire  perdre  l'espoir  d'exciter  une  révolutkMi  en  Castille. 
Cétait  de  ce  côté  surtout  qu'il  croyait  don  Pèdre  vulnérable,  et,  après 
avoir  reconnu  rinsufQsance  d'undesesag^ns,  il  se  hâtait  d'en  produire 
xm  autre.  Maintenant,  c'était  à  son  frère,  don  Pernand,  qu'il  voulait 
confler  une  expédition  nouvelle,  se  flattant  que,  plus  heureux  que  don 
Benri,  il  rallierait  les  mécontens  et  réussirait  à  rallumer  le  feu  de  la 
guerre  civile  que  tant  de  sang  versé  n'avait  pu  éteindre.  Il  paraît  que 
rintention  de  Kerre  IV  était  de  proclamer  la  déchéance  de  don  Pèdre 
et  de  reconnaître  don  Fernand  comme  son  successeur,  dès  qu'il  serait 
parvenu  à  rallier  autour  de  lui  un  certain  nombre  d'insurgés.  Pour 
concevoir  un  dessein  si  hardi,  il  fallait  qu*il  Jugeât  alors  de  la  fidélité 
des  Castillans  avec  les  mêmes  yeux  que  don  Pèdre.  Probablement  il  se 
fusait  illusion,  et  la  mesure  n'était  pas  encore  comblée.  Entouré  de 
bannis  toujours  disposés  à  croire  sur  l'état  de  leur  pays  les  rumeurs 
qui  flattaient  leurs  passions,  il  s'exagérait  sans  doute  l'aversion  de  la  Cas- 
tille pour  son  roi;  mais  les  inquiétudes  mêmes  de  don  Pèdre,  ses  soup- 
çons incessans  trahissaient  sa  faiblesse  et  montraient  de  quel  côté  les 
coups  devaient  se  diriger.  Le  roi  d'Aragon  résolut  de  donner  à  don  Fer- 
nand des  subsides  considérables  et  de  le  niettre  à  la  tète  d'un  corps  de 
troupes  d'environ  3,000  hommes  d'armes.  Ce  n'était  plus  une  chevmh 
filée  qu'il  s'agissait  de  conduire,  c'était  la  conquête  d'un  royaume  qu'on 
allait  tenter,  et  déjà  Pierre  lY  s'était  assuré  une  large  part  dans  les  dé- 
pouilles de  son  ennemi.  L'infant  s'engagea  par  un  acte  solennel  à  céder 
à  son  frère  jure  rtgio  le  royaume  de  Murcie,  la  province  de  Soria  et 
plusieurs  villes  considérables.  En  retour,  le  roi  lui  promit  de  payer  hi 
solde  de  ses  troupes  pour  trois  mois,  à  dater  du  4^  Kvrier  1364  ;  enfin, 
dans  le  cas  où  l'infant  aurait  ime  fille,  on  stipula  qu'elle  épouserait 
le  duc  de  Girone,  fils  aîné  de  Pierre  IV  et  son  héritier  présomptif  (4). 
On  le  voit,  rien  n'était  oublié  dans  lés  contrats  de  ce  temps.  En  atten- 
dant cette  union  projetée  de  si  loin,  on  poussatt  avec  beaucoup  d'actl^ 
1^,  quoiqu'on  secret,  les  préparatifs  de  l'expédition  qui  devait  conquérir 
la  Castille.  On  conçoit  combien  dans  un  tel  moment  l'alliance  des  Maures 
de  Grenade  était  importante,  et  quel  devait  être  l'empressement  de 
Kerre  IV  à  leur  flBâre  prendre  les  armes. 

Jusqu'alors  don  Pèdre,  absorbé  par  les  troubles  intérieurs  de  son 
reyauoio  et  paroles  soins  de  la  guerre  eontre  l'Aragon,  n'avait  prêté 
qu'une  médiocre  attention  aux  alBiires  de  Grenade.  Au  commence^ 
ment  de  l'année  4364,  les  négociations  entamées  entre  Pierre  IV  et 
Abou-Saîd  lui  furent  révélées  par  un  roi  maure  des  Beni-Herin,  Abou- 
ti} JanàÊ^  gm.  de  Jr,  OooffloiiM  esira  Pierre  rv  «1  rîalMit  d'Aman, 
tl  JuiTîer  1361;  Rec;istre  1393  Secretorum,  p.  T7  et  fuiv. 


96  BIVUK  DIS  DEUX  MONDES. 

Salem  (1),  à  qui  Ton  proposait  de  prendre  part  à  la  coalition  contre  la 
Castille  (S).  Cet  avertissement  vint  surprendre  don  Pédre  au  moment  où^ 
à  la  tête  d'une  armée  considérable,  il  venait  d'entrer  en  Aragon  et  de 
s'emparer  de  quelques  places.  La  diversion  dont  il  était  menacé  était  fort 
dangereuse,  car  l'Andalousie  était  alors  à  la  merci  des  llaures;  la  plu- 
part de  ses  chevaliers  et  la  fleur  de  ses  généiaires  se  trouvaient  réuiris, 
loin  de  leurs  foyers,  dans  le  camp  du  roi.  L'imminence  du  danger  l'o* 
bligeait  à  renvoyer  précipitamment  l'élite  de  ses  troupes  sur  la  fron- 
tière de  Grenade,  et  il  se  voyait  contraint  d'abandonner  F  Aragon  au 
moment  où  tout  semblait  céder  à  ses  armes.  Dans  cette  perplexité,  don 
Pèdre  prit  son  parti  avec  son  impétuosité  ordinaire.  De  même  que  le 
lion  oublie  une  première  blessure  pour  se  jeter  sur  le  chasseur  qui 
vient  de  lui  porter  la  dernière  atteinte,  don  Pèdre  tourna  toute  sa  fu- 
reur contre  son  nouvel  ennemi.  Sa  haine  était  trop  violente  pour  se 
partager;  du  roi  d'Aragon  il  la  reporta  tout  entière  contre  Abou-Saïd, 
et  nul  sacrifice  ne  lui  coûta^pour  en  tirer  une  éclatante  vengeance.  Le 
cardinal  Gui  de  Boulogne,  qui  ne  perdait  pas  une  occasion  pour  re- 
produire ses  propositions  de  paix,  s'aperçut  aussitôt  de  ce  changement 
et  le  mit  à  profit.  Cet  accommodement,  qui  naguère  paraissait  impos- 
sible, se  termina  en  quelques  jours  avec  une  surprenante  facilité.  L'Ara- 
gonais  tenait  à  ses  avantages  matériels;  le  Castillan  ne  cherchait  qu'une 
satisfaction  de  vanité,  ou  plutôt  il  ne  demandait  qu'une  chose,  c'est 
qu'on  lui  abandonnât  l'usurpateur  de  Grenade.  Arbitre  entre  les  deux 
souverains  dont  il  avait  eu  le  temps  d'étudier  à  fond  le  caractère,  le 
cardinal  proposa  que  le  roi  d'Aragon  retirât  sa  protection  à  l'infant  ei 
au  comte  de  Trastamare,  et  que  don  Pèdre  rendît  toutes  les  villes  doirt 
il  s'était  emparé.  Quant  aux  prétentions  que  les  deux  princes  alléguaient 
sur  Alicante  et  Orihuela,  le  cardinal,  tournant  toute  discussion  à  ce 
siget,  maintint  le  statu  quo  en  attendant  que  l'affaire  fût  examinée  par 
le  pape,  qui  prononcerait  en  dernier  ressort.  Aces  conditions  acceptées 
de  part  et  d'autre  avec  empressement,  la  paix  fut  conclue,  signée  par 
les  deux  rois,  et  don  Pèdre  reprit  aussitôt  le  chemin  de  Séville,  ne  pen- 
saut  plus  qu'à  publier  une  croisade  contre  les  Maures. 

Telles  furent  les  bases  du  traité  de  paix  publié  vers  le  milieu  de  mai 
1361  (3).  Je  vais  en  exposer  brièvement  les  principales  conditions.  On  a 
vu  que,  lors  des  précédentes  négociations,  chacun  des  deux  rois  avait  à 
sa  solde  un  ou  plusieurs  parens  de  son  adversaire,  conunandant  un  cer- 
tain nombre  de  bannis  ou  de  mécontens.  De  cette  coïncidence  singu- 
lière résultait  pour  chacun  des  deux  rois  la  nécessité  de  stipuler  en  £a- 

(1)  Marmol,  Descrip.  de  la  Afr,,  le  nomme  Abu  Henan,  roi  de  Fei,  lib.  U,  p.  9t4. 
(8)  AyaU,  p.  3iS. 

(3)  Publié  par  le  roi  de  Castille,  à  Dexa,  le  18  mai  ère  1399  (1361),  et  à  GaUtayad,  par 
le  roi  d* Aragon,  le  li  du  même  mois. 


HISTOIRE  DE  DON  PÈDRE.  97 

veur  des  étrangers  à  son  service,  et  les  plénipotentiaires  avaient  toujours 
proposé  pour  base  d'un  accord  des  concessions  réciproques  à  cet  égard. 
Maintenant  la  situation  avait  changé  depuis  que  linfant  d'Aragon,  ré- 
concilié avec  son  frère,  était  banni  par  le  roi  de  Castille  aussi  bien  que 
le  comte  de  Trastamare.  Il  fallait  donner  une  satisfaction  à  don  Pèdre, 
et  en  même  temps  ménager  Tamour-propre  de  Pierre  IV  et  lui  épar- 
gner l'humiliation  de  paraître  sacriQer  les  hommes  qu'il  avait  engagés 
dans  sa  querelle.  Voici  par  quels  moyens  le  légat  résolut  ou  éluda  cette 
difficulté.  On  se  souvient  que,  depuis  le  règne  de  don  Alphonse  de  Cas* 
tille,  les  maîtres  de  Saint-Jacques  et  de  Calatrava  réclamaient  des  do- 
maines considérables  et  le  droit  de  nomination  à  plusieurs  comman- 
deries  situées  dans  le  royaume  d'Aragon;  les  souverains  de  ce  pays 
s'étaient  approprié  le  droit  d'investiture.  Le  cardinal  imagina  d'assi- 
miler les  deux  maîtres  aux  deux  chefs  des  émigrés  castillans,  l'infant 
don  Fernand  et  don  Henri.  Cette  fiction  une  fois  adoptée,  il  fut  facile  de 
rédiger  des  stipulations  réglées  en  apparence  sur  im  pied  d'égalité  par- 
faite. Il  fut  convenu  que  l'infant  don  Fernand  et  le  comte  de  Trasta- 
mare passeraient  sur  la  rive  gauche  de  l'Èbre  huit  jours  après  la  pu- 
blication de  la  paix,  et  qu'à  l'avenir  ils  ne  pourraient  ni  posséder  une 
forteresse,,  ni  fixer  leur  résidence  à  moins  de  trente  lieues  des  fron- 
tières de  Castille;  qu'il  leur  serait  interdit  de  recruter  des  soldats  en 
Aragon,  d'y  acheter  des  armes  ou  des  vivres,  en  un  mot  d'y  faire  aucun 
préparatif  militaire;  que,  s'ils  entraient  au  service  d'un  prince  étran- 
ger ennemi  du  roi  de  Castille,  ils  ne  pourraient  être  reçus  en  Aragon 
pendant  la  durée  de  la  guerre;  enfin,  que  le  roi  d'Aragon,  tant  qu'ils 
demeureraient  dans  ses  états,  se  rendrait  garant  de  leur  conduite,  ré- 
pondrait de  toutes  les  entreprises  hostiles  qu'ils  pourraient  tenter,  et,  le 
cas  échéant,  paierait  des  indemnités  proportionnées  aux  dommages 
auxquels  de  semblables  tentatives  pourraient  donner  lieu. 

De  la  part  de  la  Castille,  mêmes  engagemens,  mêmes  promesses  à 
l'égard  des  maîtres  de  Saint-Jacques  et  de  Calatrava.  On  leur  appliqua 
les  mêmes  prohibitions  (1],  et  don  Pèdre  se  rendit  également  caution 
de  leur  conduite.  En  outre,  les  deux  rois  arrêtèrent  d'un  commun  ac- 
cord qu'ils  s'abstiendraient  de  toute  usurpation,  de  tout  acte  d'hostilité 
contre  les  propriétés  de  ces  quatre  personnages  placés  en  quelque  sorte 
en  dehors  du  traité;  mais  en  même  temps  don  Pèdre  déclara  qu'il  ne 
reconnaissait  à  don  Henri  et  à  don  Fernand  d'autres  propriétés  que 
celles  qu'ils  possédaient  en  Aragon ,  et  Pierre  IV  fit  les  mêmes  réserves 

(1)  L*articie  qui  interdisait  aux  maîtres  de  posséder  des  forteresses  à  trente  lieues  de  la 
frontière  d'Aragon  était  manifestement  impossible  i  exécuter,  à  moins  qu*il  ne  s*agit  des 
forteresses  appartenant  en  propre  aux  maîtres ,  et  non  de  celles  que  possédaient  leurs 
ordres.  Ainsi,  par  exemple,  Segura  de  la  Sierra,  conmianderie  castiUanne  sur  la  frontière 
de  Valence,  ne  pouvait  itre  enloYée  à  l'ordre  de  Saint-Jacques. 

TOKE  XXI.   *  7 


98  REYUE  mS,  DEUX  MOIfDBB. 

à  regard  des  maîtres  de  Saint-Jacques  et  de  Calatrava.  Un  article  parti- 
culier portait  que  la  question  du  droit  de  noniination  auxcomoianderies 
aragonaises  demeurait  réservée  pour  être  résolue  plus  tard  par  un  ju- 
gement du  saint-père.  Je  ne  trouve  pas  de  clause  analogue  en  ce  qui 
concerne  les  domaines  de  don  Fernand  et  du  comte  de  Trastamare  en 
Castille;  cependant  le  légat  se  proposait  de  statuer  à  cet  égard;  mais, 
comiaissant  l'irritabilité  de  don  Pèdre  sur  ce  sujet,  il  paraît  avoir  pru- 
demment évité  de  marquer  clairement  ses  intentions.  De  part  et  d'autre, 
on  s'obligea  de  restituer  les  villes  prises  et  de  rendre  sans  rançon  les 
prisonniers  de  guerre  détenus  dans  les  deux  royaumes  (i).  Quant  aux 
rançons  déjà  payées,  elles  devaient  être  renriboursées.  Cette  dernière 
clause  est  fort  remarquable  comme  acte  d'autorité  souveraine  contre 
les  droits  et  les  usages  féodaux.  Les  deux  rois  prétendaient  ainsi  disposer, 
et  probablement  sans  indemnité,  d'une  propriété  acquise  par  leurs  vas- 
saux. Aussi,  de  tous  les  articles  de  ce  traité,  celui-là  parait  avoir  soulevé 
les  plus  nombreuses  difficultés.  On  doit  observer^  en  outre,  qu'il  était 
au  fond  tout  à  l'avantage  de  l' Aragonais,  qui  regagnait  un  territoire  très 
considérable  et  de  bonnes  forteresses ,  tandis  que  le  roi  de  Castille  ne 
recouvrait  que  des  châteaux  sans  importance,  si  toutefois  il  en  avait 
perdu  quelques-uns. 

Au  traité  de  paix  devait  être  annexée  une  amnistie  publiée  par  les 
deux  rois  au  bénéfice  de  leurs  sujels  qui  auraient  porté  les  armes  contre 
eux  dans  la  dernière  guerre.  Ici  encore  il  n'y  av^it  aucune  parité  dans 
la  âtuation  des  deux  princes,  car  don  Pèdre  n'avait  qu'un  fort  petit 
nombre  d' Aragonais  à  son  service,  tandis  que  Pierre  IV  soudoyait  toute 
une  armée  de  bannis  castillans.  Au  reste,  chacun  fit  encore  ses  réserves, 
peutrêtre  en  dépit  du  légat.  Le  roi  d'Aragon  exclut  de  Tamnistie  quelques 
exilés  compromis  autrefois  dans  les  troubles  de  l'Union.  Don  Pèdre  ex- 
cepta onze  personnes  expressément  désignées.  En  tête  de  la  liste  figu- 
rent l'infant  et  don  Henri;  puis  Pero  et  Gomez  Carrillo  de  Quintana  (2), 
depuis  long-temps  ses  adversaires  déclarés,  et  tout  récemment  impli^ 
qués  dans  la  conjuration  réelle  ou  prétendue  de  Gutier  Fernandes. 
Viennent  ensuite  Gonzalez  Lucio,  le  gouverneur  de  Tarazona,  qui  avait 
vendu  cette  place  au  roi  d'Aragon:  Lopez  de  Padilla,  ancien  chef  des 
arbalétriers  de  la  garde,  qu'cm  s'étonne  de  voir  parmi  les  émigrés  après 
la  part  qu'il  avait  prise  au  meurtre  de  don  Fadrique^  Suer  Perez  de 
Quinoues,  Diego  Perez  Sarmiento,  Pero  Ruiz  de  Sandoyal,  tous  servi- 

(1)  Le  traité  ne  prévoit  pas  le  cas  où  les  prisonniers  auraient  été  vendus  en  pays  étran- 
ger. On  vendait  aux  chrétiens  les  eaptiCs -maures,  et  souvent,  quoique  cela  (Ùt  expressé- 
ment défendu  par  les  canons  de  Téglise  (notamment  par  le  concile  de  ValladoUd  en  13Si|, 
les  chrétieM  ne  se  faisaient  pas  scmpuk  de  vendre  leurs  coreligionnaire»  aux  musiiUnaat. 
Vogrei  Gapman]^  €om»reio\  4a  MarcHonOy  deusième  partie,  p.  8il». 

(8)  Cousin  de  Gomez  GttriUo^  décapité  raaaée  précédente. 


mSTOSÊE  DE  DOM  PBDBE.  ^ 

teim  4iéffO!iés  4e  don  Henri  et  désertecurs  des  drat»eaiix«du  roi;  enfin 
Alyar  Pères  ^e  Gnunan,  inari  de  dona  jlldonsa  tCoronri,  el  €arci  Laao 
Garrillo,  mari  d'un  autre  mdttresse  de  <lon  Pèdr e.  Maria  de  flineslrosa* 
Par  ane  faveur  spéciale,  ces  deux  derniers  devaient  recouvrer  la  jouis- 
sance de  leurs  biens  confisqués,  à  Texcef^ti  pourtant  de  leurs  forte- 
resses, dévolues  au  domaine  royal.  Un  délai  de  six  semaines  fut  fixé  pour 
la  restitution  des  biens  séquestrés  sur  les  émigrés  compris  dans  Tarn- 
nistie;  i'inexécution  de  celte  clause  devait  entraîner  Tinterdit  sur  le 
diocèse  où  ces  biens  étaient  situés,  et  rexoommunication  de  tout  le 
royaume,  si  leur  valeur  dépassait  cent  miHe  maravédis. 

On  remarquera  que  don  Telle  et  don  Swclie,  frères  du  roi,  bien 
qu'ils  eussent  accompagné  don  Henri  dans  son  incursion  en  CastiHe, 
sont  admis  à  jouir  du  bénéfice  de  l'amnistie.  Le  premier  cep^uiant  est 
déclaré  déchu  de  ses  prétentions  sur  la  seigneurie  de  Biscaïe  et  les  au- 
tres domaines  de  sa  femme,  dona  Juana  de  Lara. 

L'asSe  que  le  roi  d'Aragon  accordait  aux  onze  personnages  exceptés 
de  Fanmistie  était  considéré  comme  une  disposition  temporaire;  car 
ks  deux  rois  s'engagèrent  pour  l'avenir  à  ne  recevoir  dans  leurs  états 
aucun  vassal  rebelle.  Cétait  renouveler  da  convention  d' Atienza,  si  mal 
observée,  comme  on  l'a  pu  voir. 

Artûtre  et  signataire  du  traité,  le  légat  prononça  l'annulation  des 
sentences  rendues  précédemment  par  don  Pèdre  contre  les  proscrits, 
maintenant  amnistiés,  et  en  même  temps  la  révocation  de  celle  que  le 
cardinal  Guillaume  avait  portéeeontre  le  roi  de  Castille.  Cette  dernière 
sentence,  on  le  sait,  excommuniait  don  Pèdra  et  mettait  son  royaume 
en  interdit.  A  la  formulé  assez  vague  employée  par  le  cardinal  Gui  de 
Boulogne,  au  soin  qu'il  prend  de  rapprocher  et  de  confondre  en  quel- 
que sorte  la  sentence  de  son  nrédécesseur  et  l'arrêt  du  roi  de  Ga^le, 
enfin  à  l'afTectation  qu'il  met  à  éviter  les  termes  formels  dUnterdit  et 
i*excommunieaiùm,  il  semblerait  que  le  saint^siége  n'eût  pas  approuvé 
le  jugement  du  légat  Guillaume,  ou  qu'il  éprouvât  quelque  honte  à 
rappeler  l'usage  impuissant  qu'il  avait  fait  de  ses  armes  spirituelles. 
Cependant  les  mots  d'excommunication  et  d'interdit  reparaissent  dans 
les  clauses  pénales,  et  le  légat  a  soin  d'ajouter  que  seul  il  aura  le  pou- 
voir de  réconcilier  avec  l'église  le  prince  qui  se  serait  rendu  coupable 
d'une  infraction  au  présent  traité.  A  la  peine  religieuse,  il  eut  soin  d'a- 
jouter une  amende  de  cent  mille  marcs  d'or,  dont  moitié  pour  le  trésor 
apostolique  et  moitié  pour  la  partie  fidèle  à  ses  engagemens. 

Les  deux  rois  prêtèrent  serment  entre  les  mains  du  légat  d'observer 
fidèlement  les  conventions  précédentes.  Avec  eux,  plusieurs  riches- 
hommes  et  quelques  communes,  représentées  par  leurs  procurateurs, 
répétèrent  le  serment,  s'en  rendirent  cautions  et  alésèrent  leur  sceau 
sur  les  copies  échangées  par  les  chancelleries  castillanne  et  aragonaise. 


iOO  BIYUB  DBS  DBOX  MONDES. 

Cettelfilervention  des  communes  dans  un  acte  diplomatique  montre  le 
pouvoir  de  la  bourgeoisie  à  cette  époque  et  la  part  considérable  que  lui 
faisaient  les  rois  dans  les  affaires  politiques. 

Mais  des  sermens  et  des  sceaux  ne  suffisaient  point  pour  assurer 
Texécution  d'un  traité  :  il  fallait  de  part  et  d'autre  donner  des  otages  et 
livrer  des  châteaux  en  mains  tierces.  Il  fut  convenu  que  les  otages  de- 
meureraient pendant  quatre  mois  entre  les  mains  du  roi  de  Navarre^ 
autorisé  à  les  livrer  à  la  partie  lésée  par  une  infraction  aux  stipulations 
précédentes.  Quant  aux  châteaux,  ils  devaient  être  temis  au  cardinal- 
légat,  investi  spécialement  du  pouvoir  de  nommer  leurs  gouverneurs 
et  de  recevoir  leur  serment  et  leur  acte  d'hommage  (i). 

On  cherche  en  vain  dans  le  long  document  que  je  viens  d'analyser 
quelque  article  qui  se  rapporte  à  l'insulte  faite  au  pavillon  de  Castille 
par  l'amiral  Perellôs.  11  semble  que  cet  outrage,  cause  d'une  guerre 
acharnée,  soit  oublié  complètement.  Don  Pèdre  ne  demanda^  et  ne  re- 
çut aucune  satisfaction,  et  les  documens  historiques  que  j'ai  consultés 
ne  rappellent  cet  événement  que  par  une  réclamation  des  négocians 
catalans  dont  les  marchandises  avaient  été  confisquées  en  représailles 
de  l'attentat  commis  par  Perellôs.  Cette  réclamation  fut  rejetée  péremp- 
t3irement  (2). 

Le  traité  de  paix  fut  bientôt  suivi  d'un  traité  d'alliance  offensive  et 
défensive  entre  les  deux  rois  naguère  ennemis,  bien  que  des  négocia- 
tions délicates,  et  nécessairement  d'une  longue  durée,  fussent  pen- 
dantes, au  sujet  de  la  fixation  des  frontières  et  de  l'échange  des  prison- 
souniers.  Chacun  promit  à  son  nouvel  allié  d'être  ïami  de  ses  amis  et 
ïennemi  de  ses  ennemis;  ils  jurèrent  en  outre  de  s'entr'aider  dans  leurs 
guerres  par  l'envoi  d'une  escadre  de  six  galères  armées  et  payées  pour 
quatre  mois  (3).  Pierre  IV  n'avait  tenu  compte  des  sermens  jurés  à  son 
frère  et  à  don  Henri;  il  n'eutfgarde  d'être  plus  scrupuleux  à  l'égard  du 
roi  de  Grenade,  à  l'intervention  duquel  il  devait  la  paix  (4). 

(1)  Zurita,  t.  II,  p.  305.  —  Ayala,  p.  826.  —  Areh.  gen.  de  Ar„  registre  139i  Pa~ 
eium  et  Treugarutn,  p.  39  seq.  —  Les  décrets  d'amnistie  sont  datés,  celui  de  don  Pèdre, 
du  7  mai,  celui  de  Pierre  ÏV,  du  U  mai  1361.  Même  registre,  p.  54  et  55. 

{%)  Areh.  gen.  de  Ar.,  registre  139i,  p.  77.  Instruction  aux  ambassadeurs  aragonaîs 
envoyés  en  Castille,  le  comte  d*0suna,  le  vicomte  de  Rocaberti,  Gilbert  de  Centelles  et 
Micer  B.  de  Palou.  Sans  date,  probablement  octobre  1361. 

(3)  Le  roi  de  Castille  déclare  qu'il  n'aidera  pas  le  roi  d'Aragon  en  cas  de  guerre  contre 
le  roi  de  Portugal,  et  vice  versât  le  roi  d'Aragon  ne  lui  donnera  pas  de  secours  en  cas 
d'hostilités  contre  la  Sicile.  Ce  traité  d'alliance  fut  publié  à  Deza,  le  18  mai,  par  don 
Pèdre,  elle  23,  a  C^alatayud,  par  Pierre  IV.  Areh.  gen.  de  Ar.,  registre  1394,  p.  60  et 
suiv.  —  Une  copie  avec  quelques  variantes  sans  importance,  datée  de  Se  ville  15  juin,  ère 
1399  (1361),  et  signée  par  don  Pèdre,  fut  ensuite  adressée  à  la  chancellerie  d'Aragou.  Areh, 
gen.  de  Ar.  Pergatnino,  n«  2267. 

(4)  Les  négociations  entre  Pierre  IV  et  Abou-Saîd  sont  attestées  par  Ayala  et  Zurita; 
il  suftit  de  comparer  les  dates  du  traité  de.  paix  entre  r Aragon  et  la  Castille,  et  de  la 


HI8T0IBB  DE  DON  PËDRE«r  :         foi 

Encoaragé  par  Fbeareuse  issue  de  son  entremise,  et  voyant  le  roi  de 
Castille  tout  occupé  de  son  expédition  contre  les  Maures  de  Grenade, 
le  cardinal-légat  crut  l'occasion  favorable  pour  faire  acte  d'autorité 
et  pour  juger,  en  vertu  des  pouvoirs  qu'il  tenait  du  saint-siége,  les  dif- 
férends existant  entre  don  Pèdre  et  les  princes  de  sa  famille.  Le  traité 
de  paix  entre  la  Castille  et  TÂragon  exceptait  de  l'amnistie  l'infant  don 
Fémand,  le  comte  de  Trastamare  et  quelques  émigrés  attachés  à  leur 
fortune,  tous  déclarés  coupables  de  haute  trahison  par  une  sentence 
du  roi.  Cest  ce  jugement  que  le  légat  voulut  réviser,  et  le  moment 
était  bien  choisi  pour  n'avoir  pas  à  craindre  de  contradiction.  D'ailleurs 
le  légat  avait  eu  soin  d'établir  son  tribunal  dans  une  cour  neutre,  à 
Parapelune,  auprès  du  roi  de  Navarre,  et  son  jugement  pouvait  passer 
pour  impartial,  rendu  loin  des  parties  intéressées  et  du  prince  qui  s'é- 
tait fait  leur  protecteur.  Le  18  août  1361,  le  cardinal  cassa  solennelle- 
ment la  sentence  du  roi  de  Castille,  et  réhabilita  les  deux  princes,  ainsi 
que  deux  de  leurs  serviteurs  proscrits  avec  eux,  Pero  et  Gomez  Car- 
rillo.  Les  motifs  de  cet  arrêt  doivent  être  rapportés  ici  comme  faisant 
connaître  les  principes  du  droit  féodal  de  cette  époque. 

Le  jugement  du  roi  de  Castille,  dit  le  légat  dans  son  considérant,  a 
été  rendu  à  tort,  attendu  premièrement  que  les  seigneurs  déclarés  cou- 
pables de  félonie  s'étaient  dénaturés  au  préalable  par  acte  solennel  sui- 
vant la  coutume  d'Espagne;  qu'ils  avaient  élu  domicile  dans  les  do- 
maines du  roi  d'Aragon,  et  qu'ils  étaient  notoirement  les  vassaux  de  ce 
prince  au  moment  de  leur  condamnation  (i).  Secondement,  ils  n'ont 
point  été  entendus  sur  le  fait  de  rébellion  à  eux  imputée  pour  leur 
conduite  lors  des  événemens  de  Toro,  en  1355,  et  l'on  ne  peut  en  équité 
passer  condamnation  contre  des  accusés  qui  n'ont  pas  ét^  défendus; 
troisièmement,  ils  ont  été  amnistiés  lors  de  la  paciflcation  du  royaume, 
601356,  par  un  acte  authentique  portant  le  sceau  pendant  du  roi;  enfin, 
la  sentence  de  trahison  a  été  rendue  contre  eux  à  une  époque  où  don 
Pèdre,  ayant  encouru  l'excommunication  du  cardinal  Guillaume,  se 
trouvait  dans  un  cas  d'incapacité  légale  (S). 

Au  reste,  en  réhabilitant  les  proscrits,  le  jugement  du  légat  ne  con- 
tenait aucune  clause  pour  obliger  don  Pèdre  à  leur  rendre  leurs  biens 
et  à  révoquer  sa  propre  sentence.  Il  ne  changeait  rien  aux  ariicles  du 
traité  qui  obligeait  l'infant  et  le  comte  de  Trastamare  à  vivre  éloignés 

goerre  commencée  par  don  Pèdre  contre  Abou-Saïd ,  pour  reconnaître  toute  Tinfluence 
que  la  menace  d*une  diversion  en  Andalousie  eut  pour  opérer  un  accommodement 
entre  les  deux  rois.  Je  dois  dire  cependant  que  je  n*ai  trouvé  aucune  trace,  dans  les  ar^ 
chites  d'Aragon,  d'une  correspondance  entre  Pierre  IV  et  Tusurpateur  de  Grenade. 

(1)  Voir  TAppendice. 

(i)  Areh,  gen.  de  ^r.,  registre  1394  Paciwn  et  Treugarum,  p.  57-60.  Pampelune, 
10  août  1861. 


des  tronùàree  de  la  GaatUle,  et  tout  rse  toraait  à  une  eipèoe  ée  blâme 
contre  le  roi,  qui  ne  tenait  nullement  à  l'approbation  ée  l'église,  pourva 
qu'elle  n'empiétât  point  sur  son  autorités  De  {ait,  don  Pèdre,  si  cet  «r- 
rét  lui  fut  signUlé,  ne  s'en  inquiéta  guère,  et  le  roi  d'idragoa,  qui  cer»* 
tainemeot  en  reçut  copie,  continua  de  mentcer  à^on  nouvel  allié  le 
plus  grand  désir  de  consolider  la  bonne  ioleUigenoe  entre  leurs  deux 
couronnes.  Les  articles  du  traité  relatifs  aux  personnages  exceptés  de 
rammstie  furent,  en<eff6t,  les  premiers  «i  les  plus  fidèlement  ex&outés. 
L'infant  don  Fernand  fut  dépouillé  de  son  office  de  praeuratmr-général, 
et  contraint  d'aller  résider  en  Catalogae  (i).  Don  Henri  avait  quitté 
l'Espagne  pour  reprendre  en  France  «on  ancienne  yie  de  routier,  of- 
frant sa  lance  à  qui  voudrait  lui  donner  des  gages,  et  pillant  partout 
où  sa  troupe  de  bannis  se  trouvait  en  force  (2).  Enfin  l'échange  des 
prisonniers  s'accomplissait  avec  quelque  lenteur,  il  est  vrai,  mais  enfin 
suivant  la  lettre  des  conventions.  C'était  beaucoup  que  d'obtenir  sur  «oe 
point  l'obéissance  des  gens  de  guerre,  accoutumés  à  regarder  leurs  piû- 
sonniers,  surtout  les  Maures  et  les  Juifs,  cofn«ie  une  propriété  dont  ils 
pouvaient  faire  conunerce  à  leur  gré  (3), 


n. 

L'histoire  ne  doit  pas  se  borner,  ce  me  semble,  au  réeit  des  événe^ 
mens  politiques;  elle  doit  encore  enregistrer  les  fails  qui  foist  conaattre 
les  mœurs  et  les  caractères  des  hommes  d'auitrefois.  Avant  de  raconter 
les  suites  de  la  paix  avec  l' Aragon,  je  rapporterai,  d'après  Ayala,  une 

(1)  Arch.  yen,  de  Ar.,  registre  1394,  p.  77.  iDsiructioas  données  par  Pierre  IV  à  ses 
ambassadeurs  auprès  de  don  Pèdre.  Le  roi  les  charge  de  l'excuser  pour  le  retard  involon- 
taire  apporté  à  l*éloignement  de  Tinfant,  qu'une  maladie  a  retenu  à  Valence  quelques  jours 
après  rexpiration  du  délai  fixé  pour  son  départ  par  lé  dernier  traité.  Il  est  maintenfeilt 
en  Catalogne.  —  Gfr.  Zurita,  t.  U,  p.  807. 

(2)  Don  Henri  et  don  Saucbe  commirent  des  pillages  dans  la  sénéchaussée  de  Cai^ 
cassonne,  au  mois  de  juillet  1361.  —  Dom  Vaisselle,  Hist,  du  Languedoc,  t.  IV,  p.  316. 

(3)  Arch.  gen,  de  Ar,  Instructions  aux  ambassadeurs,  etc.,  registre  1394,  p.  77. 
Md.f  p.  3S.  —  Lettre  du  roi  d'Aragon  à  don  Pèdre  annonçant  qu'il  a  rendu  les  prisén- 

niers  en  son  pouvoir,  et  réclafflant  des  Maures  et  des  Juifs  détenus  par  quelques  rialMS* 
hommes  castillans  sous  prétexte  que  ces  captifs  ne  sont  pas  compris  dans  le  traité.  B«r«- 
.celone,  22  novembre  1361. 

Ibid.,  p.  39.  —  Lettre  de  Pierre  IV  k  Tin  faut  don  Fernand  pour  lui  ordonner  de 
rendre  sans  délai  les  prisonniers  maures  ou  juifs  quUl  retient  encore.  Même  date. 

Ibid,,  p.  85.  —  Lettre  de  Pierre  IV  à  don  Pèdre  pour  réclamer  dona  Mtlia,  nonrriee 
iama)  de  feu  Tinfant  don  Juan,  et  son  fils,  prisonniers  en  Gostilie.  BarceloBe,  18  sei»» 
lambre  1361. 

ibid,f  p.  90.  ^  Lettre  du  roi  d'Aragon  i  don  Pèdre  au  sujet  de  la  restitution  de  la  raw 
^n  de  prisonniers  murcieus.  Valence,  3  mars  1362,  etc. 

J'omets  plusieurs  autres  lettres  dans  lesquelles  il  est  Mi  alhisien  à  rexécutien  des  aiv 
ticles  du  dernier  traité. 


■ttYOlRR  M  DOIf  FBDU.  If03 

aneodote  remanfanMff,  qoi  deaiierQ  une  idée  de  ce  qu'était  alors  la  jus- 
tîoe  en- Espagne.  Elle  contrarie  singulièrement  les  idées  romanesques 
qne  Foase  fait  en  général  sur  la  layaoté  qui  présidait  aux  combats  ju- 
Âciairesç  en  outre,  elle  contient  une  accusation  grave  contre  don 
Bèdre,  et  snr  un  point  de  son  caractère  jusqu'alors  exempt  de  reproche^ 
je  veux  dire  ses  sentÊmeos  de  chevalier. 

Fea>aprè8  lamorl  de  Gutier  Fernandea^,  le  roi,  étant  à  Séville^  donna 
le  cAonip,  c'est-chdii^e  autorisa  Jun-duel  sous  ses  yeux  entre  quatre  gen- 
tilshommes. Les ^eiafladours  étaient  deux  écuyers  léonais,  Lope  Nunez 
de  Carvalledo  et  Martin  de  Losada^  Ils  accusûent  de  trabisoo  deux 
bètes,  éeuyers  de  Galice,  Arias  et  Vasco  de  Baamoute.  0&  disait  que 
cette  provocation  avait  lieu  à  l'instigation  du  roi,  et  que  le  seul  crime 
des  défendeurs  était  leur  parenté  éloignée  avec  Gutier  Femandez..  Les 
quatre  champions  étant  entrés  dans  la  lice  avec  le  chambellan  duroi, 
Martin  Lopez,  qui  faisait  les  fonctions  de  maréchal  du  camp,  ob  vit 
Lope  Nunex  mettre  pied  à  terre  et  courir  çà  et  là  dans  l'arène  coname 
s'il  cherchait  quelque  chose.  D'après  la  loi  du  duel,  les  combaitans 
pouvaient  se  servir  de  tous  les  avantages  qui  s'c^riraient  à  eux*  sur 
le  terrain ,  par  exemple  ramasser  des  pierres  s'ils  en  trouvaient  et  les 
lancer  à  l'ennemi.  Par  une  interprétation  judaïque  de  cette  conven- 
tion, des  armes,  qui  se  seraient  trouvées  fortuHemeni  sur  le  lieu,  du 
duel,  pouvaient  être  ajoutées  à  celles  que  les  combattais  apportai^t 
dans  la  lice.  Hais  d'ordinaire  on  se  rencontrait  dans  un  enclos  salilé, 
visité  soigneusement  d'avance  par  le  juge  qui  présidait  au  combat,  et 
il  devait  s'être  assuré  qu'il  n'offrait  que  des  chances  égales  aux  deux 
parties.  En  outre,  c'était  le  devoir  du  maréchal  de  veiller  à  oe  qu'au- 
eun  de»  speotatsurÉi  ne  vint  en  aide  aux  champions,  et,  à  cet  effet , 
il  entrait  avec  eux  dans  l'arène.  Cette  fois,  la  partialité  du  maré- 
ûhal  ne  fut  pas  douteuse.  Martin  Lopez,  qui  paraissait  comprendre  seul 
l'action  de  Lope  Nunez,  encore  inexphcahle  aux  assistans,  caracolait 
dans  la  lice^  et^  chaque  fois  qu'il  passait  sur  un  certain  endroit^  il  frap- 
pait la  terre  d'un  long  roseau  qu'il  tenait  à  la  main.  Ce  signe  n'échappa 
point  à  Lope  Nunez.  Écartant  le  sable  avec  ses  mams,  il  en.  retira 
quatre  javelots  évidemment  enterrée  à  dessein.  Il  s'en  servit  et  les 
famça  de  loin  au  cheval  d'Arias  Baamonte.  Le  cheval  blessé,  rendu  fu- 
rieux par  la  douleur,  emporta  son  maître  hors  des  barrières.  Quitter 
k  lice,  même  par  suite  d'un  accident  fortuit,  c'était  être  vaincu  (i). 
Aussitôt  les  alguazils  se  saisirent  d'Arias  et  le  livrèrent  au  bourreau, 
comme  étant  déclaré  traître  par  le  jugement  de  Dieu.  On  le  tua  sur  la 
place.  Cependant  Vasco  de  Baamonte  demeurait  dans  la  lice  et  se  dé- 
fendait vaillamment  contre  ses  deux  adversaires,  qui  l'attaquaient: l'un 

(1)  Voir,  dans  le  Romanhero  du  Cid,  le  duel  des  fik  d'Arias  Gonstlo  contre  Diego  Or- 
donei.  Rom.,  Si. 


404  REYUB  DBS  DEUX  MONDBS. 

k  cheval  y  l'autre  à  pied.  S'avançant  vers  l'estrade  du  roi,  il  lui  cria  : 
«  Sire,  quelle  justice  est-ce  là?  »  Le  roi  ne  répondit  point.  Alors  Yasco, 
élevant  la  voix:  a  Chevaliers  de  Castille  et  de  Léon,  s'écria-t-il,  ne 
rougissez-vous  pas  de  ce  qui  se  passe  aujourd'hui  sous  les  yeux  du  roi 
notre  sire?  Quoil  dans  un  champ  quil  donne,  des  armes  cachées  pour 
tuer  ceux  qui  viennent  y  défendre  leur  prud'homie  et  leur  noble  sang  1 1> 
Puis,  continuant  à  se  battre  en  désespéré,  il  donna  tant  d'affaires  à  ses 
deux  assaillans  que  le  roi,  estimant  sa  valeur,  et  honteux  un  peu  tard 
du  rôle  qu'il  jouait,  ordonna  de  séparer  les  champions  et  les  décls^ra 
tous  les  trois  prud'hommes.  Ainsi  se  termina  ce  duel ,  que  l'opinion 
publique  jugea  déloyal.  Hais,  si  la  partialité  du  roi  pour  les  demandeurs 
y  fut  manifeste,  il  n'est  pas  certain  qu'il  fut  complice  de  la  trahison. 
On  doit  même  signaler  à  ce  sujet  une  variante  remarquable  dans  les 
manuscrits  d'Ayala.  Dans  les  plus  modernes,  on  lit  que  les  quatre  ja- 
velots avaient  été  cachés  sous  le  sable  par  ordre  du  roi ,  tandis  que  ce 
fait  est  omis  dans  les  manuscrits  plus  anciens.  Il  est  donc  permis  de 
croire  à  l'interpolation  d'un  copiste  malveillant  (i). 

Aux  circonstances  du  duel  que  je  viens  de  rapporter,  on  comprend 
.que  Froissart,  admirateur  enthousiaste  des  chevaliers  de  France  et 
d'Angleterre,  traite  de  barbares,  en  maint  endroit  de  ses  admirables 
chroniques,  les  chevaliers  du  reste  de  l'Europe,  et  surtout  les  Espa- 
gnols. Probablement,  à  cette  époque,  aucune  lice  de  France  ou  d'An- 
gleterre n'eût  offert  de  spectacle  semblable  au  combat  de  Séville.  Un 
autre  fait  du  même  genre,  et  qui  suivit  de  près  le  précédent,  montre 
qu'on  se  piquait  peu  en  Castille  de  cette  loyauté  chevaleresque  qui, 
cherchant  à  égaliser  les  forces  des  champions  dans  les  duels  judiciaires, 
ôtait  à  ces  absurdes  épreuves  quelque  chose  de  leur  atrocité.  La  même 
année,  don  Pèdre  permit  le  combat  en  champ  clos  entre  deux  habitant 
de  Zamora,  dont  l'un  dans  la  force  de  l'âge,  nommé  Pero  de  Hera,  ac- 
cusait de  trahison  un  certain  Juan  Fernandez,  surnommé  le  Docteur, 
vieillard  septuagénaire  et  accablé  d'infirmités.  Tous  les  deux  étaient  à 
cheval,  mais  le  Docteur  n'avait  pas  d'éperons.  Hors  d'état  de  diriger  sa 
monture,  il  essaya  de  combattre  à  pied;  mais,  en  voulant  descendre  de 
cheval,  il  se  laissa  tomber.  Pendant  qu'il  était  étendu  à  terre,  immobile 
sous  le  poids  de  son  armure,  son  adversaire  survint,  qui  l'égorgea 
comme  un  animal  à  la  boucherie  (2).  Telles  étaient  les  mœurs  du  moyen- 
âge,  lorsque  le  vernis  brillant  de  l'honneur  chevaleresque  n'en  dégui- 
sait pas  la  barbarie. 

P.  MiRmÉB. 

{La  quatrième  partie  au  prochain  n°.) 

(1)  Ayala,  p.  330. 

(2)  Ayala,  p.  350;  note  3.  Abr. 


LA 


MOLDO-VALACHIE 


ET 


LE  MOUVEMENT  ROUMAIN. 


Les  deux  principautés  de  Holdayie  et  de  Valachie  sont  habitées  par 
une  population  que  Ton  peut  regarder  comme  parfaitement  homogène^ 
quoique  beaucoup  de  Grecs  aillent  7  chercher  fortune  et  que  plusieurs 
milliers  de  Zingares  7  croupissent  dans  leur  décrépitude  originelle. 
Les  Turcs,  suzerains  du  pa7S,  ne  se  sont  pas  réservé  le  droit  de  s*7  éta- 
blir. Des  hommes  qui  se  disent  et  qui  sont  en  eflèt  les  frères  des  Mol- 
daves et  des  Yalaques  sont  répandus  dans  la  Hongrie  orientale  et  rem- 
plissent la  Trans7lvanie  presque  entière,  la  Bucovine  et  la  Bessarabie. 
Le  Dniester,  les  Carpathes,  la  Theiss,  le  Danube  et  la  mer  Noire  forment 
une  frontière  naturelle  autour  de  ces  diverses  provinces ,  partagées 
entre  trois  grands  empires,  et  ce  vaste  territoire  semble  être  ainsi  dis- 
posé pour  contenir  une  seule  nation. 

Les  Daces  ou  Gètes,  que  les  conjectures  de  la  science  rattachent  à  la 
famille  des  Thraces,  occupaient  vraisemblablement  cette  contrée  dès  la 
plus  haute  antiquité.  Un  sage  vénéré  par  eux  à  l'égal  d'un  dieu ,  Zal- 
moxis,  leur  avait  donné  une  religion  et  des  lois,  et  à  l'époque  d'Auguste 
leur  domination  s'étendait  de  la  mer  Noire  à  la  Germanie.  Rome  en  dut 


i06  KBYUB  DBS  HtUX  HORDES. 

prendre  ombrage,  et,  après  avoir  dirigé  plusieurs  expéditions  contre  les 
Daces,  qui  la  contraignirent,  sous  Domitien,  à  acheter  la  paix  à  prix  d'or; 
elle  triompha  de  ces  barbares  par  la  main  de  Trajan.  Au  sommet  de  la 
colonne  trajane,  qui  nous  a  transmis  les  détails  de  cette  guerre,  on  voit 
des  peuples  haletans,  fugitifs,  tout  occupés  à  pousser  devant  eux  des 
bœufs  au  pas  lent,  et  jetant  en  arrière  des  regards  pleins  de  tristesse 
et  d'angoisse.  Ce  sont  les  Daces  qui  se  dérobent  aux  pouirsuites  d'un 
vainqueur  sans  pitié  et  disent  à  leurs  champs  dévastés  un  suprême 
adieu.  En  effet,  la  plupart  de  ceux  qui  ne  succombèrent  pas  les  armes 
à  la  naajn  furent  rejetés  par-delà  le  Dniester.  Les  plaines  qui  s'étendent 
du  Danube  au  i»ed  des  Carpatties  «e  virent  dépeuplées,  et  les  montagnes 
conservèrent  seules  quelques  débris  de  la  race  indigène. 

La  Dacie  ne  devait  pas  rester  long-temps  abandonnée.  Il  importait  à 
ses  nouveaux  maîtres  de  la  doter  promptement  d'une  colonisation  ca- 
pable à  la  fois  de  féconder  et  de  défendre  cette  belle  province,  ouverte 
aux  invasions  des  barbares.  Aussi,  par  les  ordres  précis  de  Trajan,  des 
colons  furent-ils  appelés  de  tout  l'empire  sur  la  rive  gauche  du  Da- 
nube. Rome  repeupla  ces  contrées  après  les  avoir  conquises,  et  des 
constructions  gigantesques  marquèrent  immédiatement  sur  le  sol  l'em- 
preinte non  encore  efiTacée  de  son  génie.  Les  peuples  moldo-valaques 
sont  les  desceudans  des  colons  romains  de  la  Dacie,  et  le  nom  de  Rou- 
mains [Boumani]  est  encore  aujourd'hui  leur  nom  générique.  Le  nom 
de  Valaques  que  l'Occident  et  la  diplomatie  leur  donnent  n'est  pas  autre 
chose  que  le  mot  de  Vlasks  ou  de  Welches  par  lequel  les  Slaves,  leurs 
voisins,  ont  coutume  de  désigner  les  races  latines  en  général  et  les  Ita- 
liens en  particulier. 

Lorflcfiie  vinneat  ies  grandes  invasions  des  barbai«s,  ks  cokms  de  la 
DMîe  forent  refoiâés,  les  uns  dans  les  montagnes,  qui  gardèrent  le 
Bon  de  Dacie  trajaue,  les  autres  sur  la  rive  droite  du  Danube,  où  ils 
fermèrent,  sous  le  règne  d'Aurélien,  la  Dacie  aurélienne.  Après  le  pas- 
sage des  Avares  en  Pmmonie,  au  vii«  siècle,  tes  plaines  désertes  retrou- 
vèrent teur  primitive  population  romaine,  laquelle  commença  à  se 
grouper  en  petits  états  qui  sont  devenus  à  la  fin  du  xiu*  siècle  k  prin- 
cipauté de  Valachie,  et  au  milieu  du  xiv«  celle  de  Moldavie.  Quant  aux 
colons  de  la  Dade  auréëenne,  ils  restèrent  campés  de  l'autre  côté  du  Da- 
nube, s'ailièrenit  a«x  Bulgares,  avec  lesquds  ils  fondèrent  l'empire  via- 
cho-bulgare^  qui  tut  détruit  par  les  Grecs,  puis  rétabli,  et  enfin  renversé 
à  tout  jamais  par  les  Turcs.  Ces  Vlasks,  répandus  depuis  leur  mine  dans 
ta  Thraoe  et  ta  MaeédaiBe,  4Nit  continué  d'y  vivre  au  milieu  des  Gréco- 
âlaves  flous  le  ncon  de  KatsovlaqueSy  de  M orlaques  et  de  Zinzares. 

A.  partir  du  xiv'^ièdey  les  Moldo-Vataques  Gérèrent  activeraeÉt 
dans  i'biâloire  de  flEiurope  4>nentale  sous  le  nom  de  Aoumtins,  respedé 
eu  eux  farJesnavigataiffs  gérMdsriott/iéiÉtieasyieliiiéinei)^  les  papes^ 


LA  MOLDO-VJiMtffllB  ET  lE  lf09VBmKT  ROUMAIN.  107 

qui  iuYoqiiaieiii  pour  les  ivrieux  flatter  les  grands  souvenirs  de  la  mèriê- 
jpatrie.  (KicÂqu'ils  fussent  détachés  de  Téglise  latine ,  ils  devinrent  de 
briltaoB  champîoDS  de  la  chrétienté,  au  xt«  siècle  sous  Mirce  I«'  et 
Étienne-l6-6randy  au  xvr  siècle  sous  Radu,  au  xvii^  sous  Hicbel-le- 
Brave,  qui  combattaient  aussi  pour  Tunité  roumaine.  Cependant  ils  fini- 
wni  par  soccombery  et  la  patrie  roumaine  resta  morcelée  entre  les  Au- 
trichiens et  lesTires,  jusqu'à  ce  que  la  Russie,  pour  prix  de  ses  perfides 
services,  vint  en  prendre  aussi  sa  part.  Les  Moldaves  et  les  Valaques  re^ 
connurent  la  suzeraineté  du  sultan.  Sans  doute,  des  capitulations,  qui 
sont  encore  aujourd'hui  les  vraies  bases  du  droit  public  des  principau- 
tés, leur  garantissaient  un  gouvernement  libre  et  national,  même  dans 
cette  condition  de  vassalité;  mais  la  Porte  Ottomane  empiéta  sur  ces  con- 
ventions, au  point  de  remplacer  bientôt,  par  des  princes  de  son  choix, 
les  princes  indigènes,  élus  par  la  nation  suivant  Fimmémorial  usage.  Les 
Grecs  du  quartier  du  Fanar  à  Constantinople,  en  un  mot  le&Fanariotes, 
qui  avaient  accédé  aax  Juifs  et  aux  chrétiens  convertis  à  Tislamisme 
dans  les  fonctions  d'interprètes  du  divan  pour  ses  relations  avec  les 
peuples  vaincus  ou  avec  Ffiinrope^  ces  scribes  si  tristement  célèbres,  qui 
étaient  arrivés  ainsi  à  ta  richesse  et  à  la  toute-puissance,  obtinrent  la 
faveur  suprênie  de  gouverner  pour  les  Turcs  la  Moldavie  et  la  Yalachie. 
Les  Faaariotes,  après  une  tyrannie  d'u<n  siècle,  se  sont  perdus  par 
leurs  propres  excès^  toutefois  le  sort  a  voulu  qu'au  moment  de  les  ren- 
verser, les  Hpldo-VaUMfues  aient  accepté  ou  subi  le  secours  d'une  puis^ 
sance  voisine  dont  l'ambition  est  bien  connue,  et  qu'en  s'affranchissant 
du  système  fanariote,  ils  n'aient  pas  su  se  défendre  du  protectorat  russe, 
bien  plus  redoutable  pour  eux  que  la  suzeraineté  affaiblie  de  la  Porte 
Ottomane^  Heureusement,  depuis  rexclusion  des  Fanariotes,  il  s'est 
manifesté  dans  la  société  valaque  une  tendance  qui  atténue  singulière- 
ment cette  victoire  de  la  Russie.  Le  sentiment  national,  qui  avait  été 
comprimé,  mai9  non^  étouffé,  en  Moldo-Valachie,  s'est  réveillé  avec 
vivacité,  a^ec  puissance.  Pressés  au  nord  par  le»  Slaves  russes  et  polo^ 
nais,  au  midi  par  les  Slaves  illyriens  de  la  Bulgarie  et  de  la  Servie,  à 
l'ouest  par  les  Slaves  tchèques  des  pays  slovaques  et  par  les  Magyares, 
les  Moldo-Valaques  ont  puteé  dans  cette  situation  une  vue  nette  et  pré^» 
cise  de  leur  indirridual^  roumaine.  Par  une  conséquence  naturelle  de 
leur  origine  et  de  leur  civilisation  latines,  ils  étaient  d'ailleurs  plus 
qu'aucune  autre  race  de  l'Europe  orientale  disposés  à  saisir  vivement 
et  à  s'assimiler  promptement  les  idées  nouvelles  qui  triomphaient  avec 
tant  d'éclat  dans  l'Europe  latine;  ils  recevaient  ainsi  à  cœur  ouvert  les 
encourag«niens  qui  leur  venaient  de  la  France.  Inspirés,  comme  les 
Magyares  et  les'Illyriens,  les  Tchèques,  les  Polonais,  les  Hellènes,  par 
le  sentiment  de  la  race,  les  Valaques  se  sont  donc  mis  à  chercher  la 
civilisatiea  dans  le  progrès  logique  et  le  perfectionnement  de  leur  na- 


iOg  RBYUB  DBS  DEUX  1I01IDI8. 

tionalité,  et,  non  moins  heureux  que  les  patriotes  illyriens,  ils  ont  ren- 
contré une  sympathie  vivifiante  chez  toutes  les  populations  de  leur  sang 
divisées  entre  les  trois  empires  de  Turquie,  de  Russie  et  d'Autriche. 
Le  mouvement  roumain,  c'est  ce  travail  politique  des  savans  et  des  écri- 
vains de  la  Moldo-Valachie,  de  la  Transylvanie,  de  la  Bessarabie  et  de 
la  Bucovine,  pour  la  réunion  des  huit  millions  de  Roumains  qui  ont 
survécu  à  dix-sept  siècles  de  cruelles  épreuves.  Du  point  de  vue  du 
principe  de  la  nationalité  fondé  sur  l'idée  de  race,  ce  peuple  mutilé  ne 
forme  dès  à  présent  qu'un  seul  corps,  et  le  vaste  territoire  qui  le  con- 
tient dans  son  unité  s'appelle  la  Romanie,  sinon  dans  la  langue  des 
traités,  au  moins  dans  celle  du  patriotisme. 

I. 

Sitôt  que,  venant  de  l'ouest,  on  a  franchi  la  Theiss,  on  est  dans  cette 
Romanie  idéale.  J'allais  de  Pesth,  à  travers  la  Transylvanie,  à  Bucba- 
rest,  la  ville  de  la  joie,  capitale  de  la  Valachie  et  foyer  principal  de  l'ac- 
tivité roumaine  (1).  J'avais  ainsi  à  parcourir  les  montagnes  où  la. race 
est  restée  le  plus  intacte  et  les  plaines  où  elle  a  le  plus  souffert,  et  je 
devais  y  rencontrer  à  chaque  pas  ou  d'anciennes  villes  ou  des  ruines 
romaines  :  ainsi,  Gyula  (Alba-Julia),  Clausembourg  [Clusium,  Claudio- 
polis),  Hatzeg  [Ulpia-Trajana],  Hermanstidt  [Prœtoria-Augtista),  le  pas- 
sage et  les  débris  de  la  Tour-Rouge  [Turris  Trajana),  puis  la  voie  Tra- 
jane,  suspendue  au  flanc  des  rochers  au-dessus  de  la  rivière  torren- 
tielle de  l'Olto  [Alutà],  En  tournant  un  peu  à  droite  du  côté  du  Danube, 
j'arrivais  à  Turnu-Severinu  [Turris  Severi)  dont  je  contemplais  les 
ruines,  avec  celles  du  pont  de  pierre  jeté  par  Trajan  sur  le  Danube  en 
cet  endroit,  l'un  des  plus  beaux  de  la  Valachie,  après  quoi  je  pénétrais 
par  les  riantes  collines  du  banat  de  Craïova  dans  les  plaines  immenses 
au  milieu  desquelles  la  ville  quasi-française  de  Bucharest  attend  le 
voyageur  épuisé  par  les  fatigues  d'une  route  pénible,  mais  ravi  par  la 
beauté  des  sites  et  par  celle  des  populations. 

Cette  beauté  des  sites  ne  se  révèle  toutefois  qu'à  quelque  distance  de 
Bucharest.  On  doit  même  avouer  que  l'entrée  du  pays  roumain  par  la 
Hongrie  septentrionale  offre  d'abord  un  aspect  désolant.  L'on  se  trouve 
tout  d'un  coup  au  milieu  d'une  de  ces  steppes  incultes,  désertes,  uni- 
formes, qui  ne  sont  point  entièrement  rebelles  à  la  culture,  mais  que 
la  charrue  délaisse  volontiers  pour  un  sol  plus  généreux  non  encore 
envahi  tout  entier  par  le  travail.  De  loin  en  loin,  des  tertres  dus  à  la 
main  de  l'homme  et  destinés  sans  doute  à  marquer  des  sépultures 
d'une  époque  reculée,  quelques  puits  à  bec  de  grue  placés  sur  la  route 

(1)  I^  nom  roumain  de  Bucharest  est  Bucuresci,  qui  ^3  pronouce  Boucouresti. 


LA  MOLDO-VALACHIE  ET  LE  MOUVEMENT  BOnMAIlf.  i09 

parl'hospitaliiépréyoyantey  puis,  au  milieu  de  cette  plaine  et  jusqu'au 
bout  de  l'horizon,  un  long  ruban  de  terre  grasse  et  noire  qui  indique  le 
chemin  battu,  voilà  toutes  les  traces  humaines  que  vous  découvrez  du- 
rant une  laborieuse  journée  de  marche.  Il  vous  tarde  d'apercevoir  les 
monts  de  la  Transylvanie,  qui  vous  apparaissent  enfin  au  sortir  tie  la 
ville  moitié  magyare  et  moitié  valaque  de  Gross-Yardein,  et  alors  vous. 
jouissez  de  tout  l'agrément  du  contraste,  jusqu'à  ce  que  vous  rotôoij 
biez  Aes  Carpathes  dans  les  plaines  mal  cultivées  qui  entourent  Biicti; 
rest.  C'est  dans  les  montagnes  de  la  Transylvanie  et  du  banat  de  Cr;rir> 
.que  la  population  se  présente  avec  la  vraie  physionomie  de  la  nattona 
lité  roumaine. 

Le  paysan  roumain,  douloureusement  opprimé  par  les  Magyares  et 
les  Saxons  en  Transylvanie  et  par  ses  propres  boyards  en  Moldo-Vala- 
chie,  a  conservé,  sur  son  large  front  encadré  de  longs  cheveux  noirs 
et  dans  ses  yeux  caressans  ornés  d'épais  sourcils,  tous  les  signes  d'une 
intelligence  vive  et  prompte,  pénétrante  et  mobile.  L'indigence,  au  lieu 
de  l'asservir  aux  tristes  préoccupations  du  désespoir,  a  simplement  ai- 
guisé la  verve  railleuse  par  laquelle  il  sait  se  venger  de  ses  souffrances. 
Son  imagination  vive,  alerte,  détachée  des  maux  du  présent,  aime  d'ail- 
leurs à  se  reporter  vers  les  temps  d'autrefois,  où  elle  plane  à  plaisir 
dans  les  régions  du  merveilleux.  Le  paysan  roumain  montre  donc  en 
lui  la  précieuse  alliance  de  l'enthousiasme  et  de  l'ironie.  Enfin,  grâce 
à  cette  atmosphère  orientale  dans  laquelle  il  a  continué  de  vivre^  il  n'a 
point  perdu  cette  gravité  aimable  et  simple  qui  fut  le  partage  des  peuples 
anciens  et  qui  n'appartient  plus  guère  aujourd'hui  qu'aux  barbares. 

C'était  au  cœur  de  l'hiver  que  je  visitais  la  Holdo-Valachie,  et,  bien 
que  la  température  fût  des  plus  rigoureuses,  les  paysans,  dans  les 
villages  ou  au  sein  des  villes,  étaient  généralement  vêtus  de  toile,  mais 
avec  une  élégance  aussi  ingénieuse  que  le  permet  cette  misère.  Les 
femmes  portaient  une  longue  chemise  blanche  avec  un  jupon  bordé  de 
rouge  et  de  bleu,  entièrement  ouvert  sur  les  côtés  depuis  la  ceinture, 
la  tête  enveloppée  dans  une  coiffe  blanche  qui  flottait  sur  leurs  épaules. 
La  plupart  marchaient  pieds  nus,  les  autres  avec  la  sandale  nouée  au- 
tour de  la  jambe  par-dessus  une  pièce  de  laine  rouge,  grise  et  noire. 
Les  hommes  avaient  aussi  la  sandale  ou  les  pieds  nus,  avec  un  large 
pantalon  et  une  longue  blouse  de  toile,  en  forme  de  tunique,  serrée  à 
la  ceinture,  et  un  vaste  chapeau  ou  un  bonnet  de  peau  de  mouton  taillé 
€n  forme  de  casque.  Enfin ,  les  plus  aisés  se  tenaient  drapés  dans  des 
manteaux  d'étoffe  grossière,  avec  une  fierté  digne  d'empereurs  romains 
ou  de  mendians  de  Callot.  Quelquefois  des  scènes  affligeantes  venaient 
assombrir  le  tableau.  Ici,  au  sommet  d'iine  montagne  où  souftlait  un 
vent  glacial,  c'était  un  enfant  nu  qui  demandait  l'aumône.  Ailleurs, 
et  jusqu'aux  portes  de  Bucbarest,  c'étaient  des  familles  entières  qui 


iiO  RBYUB  MB  DE» 

vivaient  entassées,  loin  du  jour,  dans  des  cabanes  souterpaûie».  Pnis^ 
par  une  opposition  qui  se  reproduit  naturellement,  tout  à  côté  de 
cette  misère,  de  joyeuses  villas,  de  splendides  et  opulens  monastères^ 
1)àtts  sur  le  penchant  des  collines  boisées,  s'offraient  à*  mes  regards.  Bet 
traîneaux  élégans  ou  des  voitures  de  la  forme  la  plus  légère  traversaient 
la  route  avec  des  attelages  impétueux  et  des  cochers  de  la  demik-eau*- 
dace.  De  nobles  boyards  voyageaient,  nonchalamment  étendus  sur 
des  lits  et  des  coiissins  moelleux,  au  fond  de  ces  commodes  équipages, 
suivis  de  leur  batterie  de  cuisine,  sûrs  d'arriver  avant  la  nuit  à  quelque 
maison  amie  où  l'hospitalité  les  attendait,  ou  du  mokis  d'improviser 
quelque  bon  repas  sous  le  toit  d'un  paysan,  si  le  hasard  les  condamnait 
à  ce  pis-aller. 

Pour  moi,  qui  étais  entré  dans  les  principautés  sans  précautions  et  sans 
appui,  j'en  étais  réduit  à  la  pitance  des  paysans  valaques,  et,  pour  toute 
hôtellerie,  j'avais  le  soir  leurs  huttes  informes.  Je  partageais  donc  avec 
eux  le  traditionnel  gâteau  de  maïs,  la  manutUga  nationale,  et  leurs 
lits  de  planches  mal  jointes,  recouverts  quelquefois  de  paille  et  plus 
souvent  d'une  seule  natte  de  jonc.  J'étais  cordiatement  fêté  par  mes 
hôtes,  qui  s'empressaient  toujours  d'être  agréables  à  un  Wlash  de  l'Ocr 
eident,  et,  pour  peu  qu'il  y  eût  là  quelque  Zingare  muni  de  son  violon,  je 
pouvais  compter  sur  des  danses  pittoresques  et  joyeuses.  Dans  les  vilr 
iages  de  la  frontière  occidentale  et  dans  les  petites  villes  de  l'intérieur 
de  la  Moldo-Valachie,  on  trouve  souvent,  au  fond  de  ces  cabanes  si  ché- 
tives,  de  pauvres  employés  de  la  poste,  qui,  élevés  à  Bucharest,  parlent 
convenabtement  le  français,  et  alors  on  peut  puiser  »  loisir  aux  sources 
mêmes  des  traditions  populaires.  Les  légendes  ne  man(pieni  pas  :  elles 
4soùi  en  général  patriotiques  ou  religieuses,  et^  dans  les  deux  cas,  il  est 
rare  qu'elles  ne  mêlent  point  les  temps  modernes  avec  les  temps  an- 
ciens, les  héros  du  moyen-àge  avec  les  héros  remaiiw,  les  dieux  du  pa* 
ganisme  avec  ceux  de  l'olympe  chrétien.  DaB»  ce»récits>  où  la  gaieté 
entre  toujours  pour  quelque  chose,  les  saints  s'humanisentv  les  samtes 
ne  sont  ni  revêches  ni  mystiques,  et  Vénus,  entourée  dee  Ris  et  des 
Plaisirs,  règne  encore,  à  côté  des  apôtres  et  de  la  Vierge^  dans  le  para*- 
dis  des  paysans  roumains.  Il  est  pourtant?  un  personnage  particulière* 
ment  cher  à  l'imagination  des  Roumaitts,  ert  qui  leur  apparaît  toujours 
entouré  de  gloire  et  de  puissance  :  c'est  le  vainqueur  du  roi  Déeébale^ 
c'est  Trajan  lui-même.  H»  ne  retrouvent^  pas  seulemeot  sa;  trace  glo^ 
rieuse  dans  les  ruines  de&  m<mumens  élevés  par  lui  sur  fe  territoire 
national,  ils  croient  reconnaître  aussi  sa  présence  dans  les  grandes 
manifestations  de  la  nature.  La  voie  lactée,  par  exemple,,  o'est  le  chO'^ 
min  de  Trajau;  l'orage,  c'est  Trajao  qui  gronde  ouiqni  menace;  enfio^ 
tout  ce  qui  porte  l'empreinte  de  la  force  et  de  b  graadeur,  c'est 
l'oeuvre  de  Trajan,.  dont  l'ombre  psrtemeUe  n'a^  pein4  qeaaé  de  veiller 


LA  MOLDO-VALACHIS  ET  LE  MOUVHHEHT  ROUMAIN.  iil 

sur  les  destinées  de  la  RomaBte.  Les  patriotes  ralaques  se  plaisent  à 
admirer  dans  cette  croyance  le  culte  naïf  de  la  nationalité,  et,  dans 
Tardenr  de  leur  foi  en  une  religion  pareille,  ils  souhaiteraient  Tolon- 
tiers,  je  pense,  que  Ton  mtt  partout  l'image  du  divus  Trofanus  à  la  place 
des  saints  de  leur  église,  trop  suspects  de  partialité  pour  les  Russes. 

Bucharest  reproduit  assez  fidèlement  les  moeurs  et  k  pliysionomie 
de  toutes  les  populations  valaques.  Ken  que  la  race  n'y  ait  point  ce  de- 
gré de  pure  et  franche  beauté  auquel  elle  atteint  dans  les  sites  agrestes 
de  la  Transyhranie  et  du  banat  de  Craîova,  on  y  peut  en  revanche 
observer  les  classes  élefées  de  cette  population  sous  un  jour  nou- 
veau et  plein  d'attrait.  Bucharest,  avec  ses  maisons  blanches  et  ses 
cent  dix  églises  d'un  style  byzantin,  ornées  chacune  de  plusieurs  clo- 
chers, s'étend,  à  perte  de  vue,  dans  une  plaisne«ans  fin  du  côté  de  l'est, 
et  terminée  am  nord-ouest  par  les  lointains  gladers  des  Carpathes.  A  peine 
a-t-on  franchi  les  barrières ,  gardées  par  une  police  des  plus  minu- 
tieuses, que  l'on  se  sent  au  milieu  de  l'agitation  d'une  grande  ville,  et 
que  l'on  y  peut  constater  tentes  les  traces  d'une  civitîsation  qui  com- 
mence et  qui  marche.  A  c6lé  de  quelques^bouges  repoussans,  bfttis  à 
moitié  sous  terre,  et  de  huttes  enfumées,  inabordables,  à  côté  de  ces 
maisons  disséminées  comme  en  un  gre»»d  village,  de  riches  magasins 
et  de  somptueux  hôtels  s^élàvent  chaque  jour  en  se  rapprochât,  et 
ainsi,  chaque  jour,  la  capitale  de  la  Valaebîe  se  dépouille  de  son  carao- 
tère  oriental  pour  prendre  l'aspect  des  villes  de  l'Occident. 

Aussi  bien ,  de  tous  les  points  de  la  principauté,  la  noblesse  affine  à 
Bucharest;  il  est  de  bon  ton  d'y  séjourner  en  hiver.  La  noblesse  de 
Moldavie  se  porte  de  la  même  façon  à  Jassy,  qui  offre  également  bean* 
coup  de  ressources  à  l'oisiveté.  Cependant  les  boyards  moldaves  ne 
dédaignent  point  de  passer  quelquefois  la  saison  à  Bucharest,  qui  est 
le  vrai  centre  de  la  Romsmie,  et  qui  se  pique  de  mériter  son  nom  de 
ville  de  la  joie.  Ils  viennent  tranquillement  s'abreuver  aux  ondes  en- 
chantées de  la  Dembovitza,  dont,  suivant  un  dicton  populaire,  l'on  ne 
se  rassasie  jamais,  et  qui  vous  attache  à  ses  rives  par  le  plaisir  d'y 
puiser  toujours  (1).  L'hiver  rassemble  à  Bucharest  tous  les  hommes 
lettrés  ou  aisés  de  la  Valachie;  mais,  au  printemps,  ils  sehâtent  de  re- 
toinmer  vers  leurs  villas  dans  les  montagnes,  à  moins  qu'ils  ne  préfè- 
rent renKmter  d'un  trait  le  Danube,  pour  aller  chercher  de  nouveaux 
amusemens  à  Vienne,  ou,  si  quelque  patriotisme  les  guide,  pour  venir 
étudier  les  peuples  latins,  les  frères  aînés  des  Valaques,  l'Italie  par 
exemple ,  a  où  la  colonne  trajane,  comme  4e  dit  le  poète  roumain  As- 

(1)  D^amboYÎtsa,  tpft  dulce! 

Quine  obea  au  se  mai  duce. 

«  Dembovitiay  eau  douce  !  qui  en  a  bn  ne  s'en,  va  plus.  » 


itâ  RBYUB  DBS  DEUX  MONDES. 

saki,  représente  Tlster  pliant  sous  le  joug  romain,  et  où  les  tombeaux 
des  ancêtres  parlent  encore  de  courage  et  de  vertu.  »  La  jeunesse  tient 
à  honneur  de  suivre  ces  salutaires  inclinations  de  l'esprit  roumain. 
Après  avoir  parcouru  la  France  en  explorateurs  sympathiques,  les 
Moldo-Valaques  accomplissent  donc  leur  pèlerinage  à  Rome,  d'où  ils 
ne  sortent  point  sans  emporter  avec  eux  l'image  de  l'airain  vénéré  sur 
lequel  est  inscrit  l'acte  de  naissance  de  la  nation  roumaine. 

Il  est  peu  de  boyards  qui  ne  fassent  aujourd'hui  le  voyage  de  France 
et  d'Italie.  Aussi,  sauf  l'usage  oriental  d'offrir  les  pipes,  les  confi- 
tures et  les  sorbets  à  tout  visiteur,  les  salons  de  Bucharest  ne  diffè- 
rent-ils en  rien  des  nôtres.  Nos  journaux  et  nos  livres  sont  déployés  et 
ouverts  sur  les  tables;  si  l'on  ne  chante  pomt  quelque  morceau  de  nos 
opéras,  on  lit  à  haute  voix  nos  vaudevilles  à  la  veillée;  on  y  discute 
notre  politique  avec  passion;  Ton  y  sait  par  cœur  nos  hommes  d'état, 
qui  se  gardent  bien  de  payer  de  retour.  Enfin  nous  y  sommes  reçus,  si 
obscurs  que  nous  soyons,  avec  un  empressement  fraternel,  et  aussitôt 
nous  avons  lieu  de  nous  y  sentir  comme  en  famille.  On  a  peu  le  loisir 
ou  l'occasion  de  se  rappeler  qu'à  Bucharest  l'on  est  dans  un  pays  vassal 
de  la  Porte  Ottomane.  A  la  vérité,  rien  n'y  marque  son  pouvoir;  il  n'y 
a  là  ni  croissant,  ni  minarets,  ni  trace  aucune  d'un  Turc,  et  un  drapeau 
à  trois  couleurs,  qui  porte  dans  ses  plis  l'aigle  romaine  avec  la  croix 
dans  son  bec,  flotte  seul  à  la  tète  des  bataillons  d'une  milice  disciplinée 
à  l'européenne. 

Il  y  a  seulement  un  demi-siècle,  ce  pays  qui  prend  ai^ourd'hui  si 
promptement  tous  les  dehors  de  notre  civilisation ,  soumis  encore  à  la 
dangereuse  mfluence  des  Fanariotes,  gémissait  dans  les  liens  d'une  ci- 
'  vilisation  toute  byzantine.  Tandis  que  le  peuple  souffrait  d'exactions 
odieuses,  les  boyards,  enveloppés  dans  leurs  longues  robes  asiatiques 
qui  convenaient  à  leurs  goûts  de  satrapes,  entourés  d'esclaves  zingares, 
donnaient  à  l'Europe  le  spectacle  de  chrétiens  enchaînés  auX'  mœurs 
dissolues  du  Bas-Empire  et  de  l'ancien  Orient.  Bucharest,  composé  de 
grands  villages  réunis,  au  milieu  desquels  s'élevaient  quelques  hôtels 
de  belle  apparence,  n'était  qu'une  ville  orientale  inférieure  peut-être 
aux  grandes  villes  de  la  Turquie  slave.  Enfin,  les  paysans  de  la  plaine 
habitaient  presque  généralement  dans  des  huttes  souterraines.  Par 
quelle  heureuse  révolution  la  face  du  pays  s'est-elle  ainsi  transformée 
en  si  peu  de  temps?  Comment  les  cultivateurs  sont-ils  sortis  du  sein  de* 
la  terre?  comment  les  boyards  se  sont-ils  arrachés  à  leur  oisiveté  éner- 
vante? comment  ont-ils  dépouillé  ces  vètemens  de  femmes  qui  les  dis- 
tmguaient  de  la  société  européenne?  comment  des  hommes  tombés 
au-dessous  des  Grecs  du  Bas-Empire  sont-ils  redevenus  si  lestement 
d'excellens  patriotes  roumains,  tout  appliqués  à  nous  ressembler  par  le 
dehors  et  par  le  dedans?  C'est  l'effet  de  cette  vive  ardeur  que  l'excès  de 


LA  MOLDO-YALACHIB  ET  LE  MOUVEMENT  ROUMAIN.  113 

l'oppressioD,  d'abord  gréco-turque  et  depuis  gréco-russe,  a  réveillée  en 
eux  et  de  ces  aptitudes  variées  que  les  races  latines  ont  toujours  mises 
avec  phis  ou  moins  de  constance  au  service  de  toutes  les  causes.  Le  sol 
de  ce  pays,  cet  excellent  fonds  roumain ,  était  disposé  tout  exprès,  en 
quelque  sorte,  pour  recevoir  et  pour  féconder  cette  plante  d'importa- 
tion étrangère  que  Ton  appelle  la  civilisation  latine.  Aussi  y  a-t-elle 
grandi,  non  point  comme  sur  le  sol  slave  en  Russie  et  en  Pologne, 
sans  pousser  de  racines  et  tout  étiolée,  mais  par  une  croissance  natu- 
relle et  un  développement  rapide  qui  indiquent  assez  combien  elle  se 
sent  à  l'aise  sous  ce  climat  fait  pour  elle.  Si  donc  un  sentiment  de  jus^ 
tioe  ne  nous  permet  d'être  indiflérens  ni  aux  malheurs  de  la  Holdo-Va- 
lachie,  plus  profonds  que  ceux  de  la  Grèce  et  de  la  Pologne,  ni  à  sa 
renaissance  morale  et  politique,  si  heureusement  commencée,  nous 
devons  aussi  nous  sentir  portés  vers  cette  nationalité  roumaine  par  une 
sorte  d'intérêt  de  famille,  en  songeant  qu'elle  s'est  conservée  et  qu'elle 
revit  à  présent  par  le  génie  des  peuples  latins  et  par  la  vertu  féconde 
de  nos  croyances  et  de  nos  mœurs. 

Telle  était  du  moins  la  pensée  avec  laquelle  j'abordais  l'étude  du 
roumanisme,  après  avoir  constaté  jusqu'à  quel  point  paysans  et  nobles 
sont  fiers  de  leur  parenté  et  ont  conservé  le  droit  de  s'en  vanter  devant 
l'Europe. 

n. 

Bien  que  les  Roumains  aient  emprunté  à  l'Orient  l'art  de  ne  point 
dire  plus  qu'ils  ne  veulent,  ils  sont  expansifs  et  diserts.  Us  savent  se 
passionner  à  propos  en  parlant  de  leur  pays,  et  ils  ont  tant  à  cœMr  de 
n'être  point  confondus  avec  les  populations  très  simples,  mais  très  peu 
éclairées,  de  la  Turquie  slave,  qu'ils  ne  négligent  aucune  des  ressources 
de  leur  esprit  pour  se  faire  connaître  avec  avantage.  J'écoutais  avec 
curiosité  et  surprise  ces  narrations  vives  et  complaisantes  dans  les- 
quelles de  vieux  patriotes  du  temps  des  princes  grecs,  des  orateurs  de 
l'assemblée  nationale  et  de  jeunes  publiçistes  m'exposaieut  les  vicissi- 
tudes de  la  Remanie.  Leur  langage  n'annonçait  point  la  simplicité  forte 
et  confiante  des  lUyriens,  ni  l'enthousiasme  bruyant  et  triste  des  Ma- 
gyares. C'était  une  parole  limpide  et  pénétrante,  qui  révélait  une  très 
forte  préoccupation  d'intéresser  et  de  plaire.  Ils  ne  cherchent  point  à 
justifier  les  choses  d'autrefois;  mais,  joyeux  de  voir  avec  quelle  ardeur 
la  génération  d'à  présent  travaille  à  réparer  les  maux  du  passé,  les  vieil- 
lards eux-mêmes  aiment  à  dire  :  Nos  fils  vaudront  mieux  que  nous! 

J'écoutais  également  l'autre  parti,  que  l'on  persiste  à  nommer  fana- 
riote,  même  depuis  la  ruine  du  Fanar  primitif,  et  qui  se  compose  de 
quelques  Valaques  mêlés  à  un  grand  nombre  de  Grecs  et  inspirés  par 

TOME   XXI.  8 


ii4  mETUi  wm  biux  mohbm. 

eux  (1).  J'admirais  malgré  moi  ces  inteUigenoes  lucidss  et  soudes,  rai- 
soBoeuses  et  sophistiques,  habiles  à  feindre  Tentiioiisîaflme  au  point  de 
le  communiquer  pour  mieux  faire  qu'on  se  lÎTre,  et  captUes,  au  be^ 
soin,  de  vous  entourer  de  toutes  les  séductions  du  plaisir>et  des  arts  afin 
d'ouvrir  la  voie  aux  ruses  de  leur  éloquenee.  Oui,  j'admirais  dans  les 
Fanariotes  les  héritiers  bien  reeonnaiss^les  de  ces  B  j^iantios  qui,  même 
dans  leur  décadence,  portèrent  jusqu'aux  dernières  limites  les  raffine- 
mens  de  l'esprU;  mais  l'histoire  et  la  situation  présente  de  la  Moldo- 
Valachte  me  rappelaient  aussi  qu'après  tout,  ces  dons  merveilleux  ne 
sont  que  la  plus  haute  expression  de  la  science  du  mal  mise  au  swvice 
des  ennemis  de  la  race  roumaine.  Qu'est-ce  en  eifet  que  le  mouve- 
ment politique,  intellectuel  et  moral  de. la  Mcddo-ValadMe  depms  deux 
siècles,  sinon  la  lutte  constante  de  la  nationalité  roumaine  eontre  l'in- 
tluence  oppressive  et  corruptrice  des  Grecs,  naguère  travaiUant  pour 
le  compte  du  Fanar,  et,  à  l'heure  qu'il  est,  de  compte  à  demi  avec  le 
panslavisme  russe? 

Jamais  la  race  turque  ni  l'esprit  musulman  ne  se  sont  trouvés  vrai- 
ment aux  prises  avec  la  langue  et  les  institutions  roumaines.  La  bru- 
talité et  l'ignorance  des  anciens  sultans  ont  pu  détruire  l'indépendance 
du  pays,  elles  ont  pu  le  livrer  au  bon  plaisir  des  Fanariotes,  y  souffrir  les 
empiétemens  des  Russes;  mais  les  coups  ont  été  portés  directement  par 
la  main  des  Grecs.  C'est  la  langue,  ce  sont  les  mœurs  des  Grecs  qui  ont 
failli  étouffer  la  langue  et  les  mœurs  roumaines,  et  aujourd'hui  que  les 
sultans  plus  éclairés  sont  aussi  plus  respectueux  pour  le  droit  des  prin- 
cipautés, la  querelle  est  beaucoup  moins  que  jamais  entre  les  Moldo- 
Valaques  et  les  Turcs,  et  tout  autant  qu'à  aucune  époque  entre  la  race 
roumaine  et  les  Fanariotes  flanqués  des  Russes.  Il  importe,  pour  l'intel- 
ligence des  origines  et  des  progrès  du  mouvement  roumain,  d'indiquer 
les  causes  de  cette  animosité  séculaire. 

Les  Grecs  rayas  de  l'empire  ottoman  avaient  porté  leurs  regards  sur 
la  Moldo-Valaehie  avant  que  les  scribes  fanariotes,  devenus  princes  ou 
hospodars,  y  eussent  conduit  une  foule  d'aventuriers  de  leur  nation  liés 
à  leur  fortune.  Dès  le  xv*  siècle,  sous  prétexte  de  commerce,  beaucoup 
de  ces  chrétiens  de  Constantinople  s'étaient  fixés  dans  les  pays  rou- 
mains et  s'étaient  peu  à  peu  glissés  dans  les  emplois  puUics,  dont  ils 
avaient  bientôt  abusé.  La  susceptibilité  roumaine  avertie  songea  dès- 
lors  à  leur  en  fermer  l'entrée  par  des  lois  expresses;  mais  rusés,  patiens, 
infatigables,  les  Grecs  s'appliquèrent  à  miner  sourdem^at  cet  obstacle 
fâcheux  pour  leurs  cdculs,  et,  ayant  réussi  sous  le  gouvernement  d'un 

(1)  Ce  mot  de  fanariote  n'est  point  employé  exclusivement  pour  désigner  les  Grecs  éta- 
blis dans  la  principauté ,  mais  plutôt  un  parti  animé  de  l'esprit  des  anciens  princes  du 
Fanar.  Il  y  a  en  ce  sens  des  Roumains  qui  sont  devenus  Fanariotes,  tandis  qu'il  y  a  des 
Grecs  qui  sont  devenus  Roumains;  toutefois,  il  faut  Tavouer,  c'est  le  très  petit  nombre. 


LA  MOLDO-YAlACnEB  ET  IB  ■OUVinHNT  ROUMAIN.  4i5 

pvincecpi^ito  araÉent  so  se  i^nchrc  faforable;  ils  mireni  Fadministrafioa 
et  le  pary s  au  pilfa^^  De  là  de»  coaapiratious  nationales  centre  le  prûsoe 
et  les  Grecs  ses  afOdés.  La  ppemièFe  B^abentit  qvdk  la  mori  dès  jeunes 
paMote9,  qui  Ta^aieiit  amçàe  peut-être  avec  trop  de  légèreté.  La  se* 
eoiMte^  qui  avait  pour  objet  de  i^enger  ces  vidimes,  ces  martyr»  yéné- 
lé^  en^même  temps  que  de  délivrer  le  pays,  entraîna  le  peufde  entier 
et  le  pousea  à  un  massacre  des  Grees«  Ceox-^  n'étaient  point  gens  a  se 
rdMilev  pour  de  tels  échecs;  ils  revinrent  peu  à  peo  par  des  chemins 
de  traverse,  puis  forent  de  neuveairculbtiféa  et  chinséa  en  masse,  mais 
8BII9  désespérer  awore  dun  snecès,  qu'ils  emportèrent  d'assaut  au  conv- 
raencement  du  xvhi«  siècle ,  par  Télévation  du  Fanaviote  Nicolas  Ma«^ 
vreoordaio  à  l'hospodarat  successif  de  Ifoldavie  et  de  ValaeWe.  Les 
Grecs  exercèrent  les  plus  terribles  refMrésailles;  ii&ftr eut  tomber  toutes 
las  têtes  qui  leur  portaient  ombrage;  ils  se  livrèrent  à  toutes  les  exac^- 
tious,  dilapidèrent  la  fortune  publique,  ruinèrent  les  particuliers,  pro^ 
scrivirent  la  langue  rownaÎDe  avec  tous  les  souvenirs  de  la  nationalité 
et  renouvelèrent  sur  un  petit  théâtre  les  bacchanales  politiques  des  plus 
mauvais  jours  de  Tempire  romain.  Getle  persécution  inoute,  inénar-* 
mble,  dans  laquelle  le  poison  joua  smv  rftle  comme  le  glaive,  recom*' 
nença  sous  chacun  des  princes  du  Fanar  en  M(ddavie  et  en  Valachie. 
La  pensée  que  ce  pays  ^it  une  proie  oflërte  au  Fanar  finit  par  se  popu* 
kriser  parmi  les  Grecs  de  Constantinople.  Un  étabUssement  en  Moldo^ 
Yalachie  devint  le  but  de  quiconque  afvait  envie  de  taire  fortune.  Les 
enfans  quittaient  de  bonne  heure  la  fhmille,  pourvus  de  quelque  indus*- 
trie  de  hasard  à  Faide  de  laquelle  ite  s'introduisaient  avantageusement 
dans  les  principautés  et  pouvaient  y  briguer  d^honnètes  fonctfons^dont 
le  prince  n'était  point  av^re.  Une  nation  étrangère  se  substituait  ainsi 
à  h  nation  roumaine,  ou  plutftt  les  Roumains  étaient  deveons  étrangers 
dans  leur  propre  patrie  (1). 

Cependant  ceux  des  Holdo-Valaques  qui  n'avaient  point  perdu  le  cou* 
rage  ou  l'énergie  et  qui  n'avaient  poini  déserté  la  langue  nationale  pour 
la  langue  grecque,  l*intérôt  du  pays  pour  l'intérêt  des  Fanariotes,  ne 
cessaient  de  protester  par  leurs  larmes,  leurs  gémissemens  et  leurs 
actes.  Quant  aux  Turcs,  si  imprudemment  endormis  ators  sur  leurs 
triomphes  passés,  ils  ^obstinaiient  à  fermer  les  yeux.  Pour  détruire  la 

(1)  Le  pins  ordinairement  les  Grecs  arrivaient  là  avec  l'humble  et  traditionnel  métier 
de  pâtissiers  et  de  marchands  de  limonade.  Aussi  était-il  passé  en  habitude  à  Con- 
ftantinople  que  les  aeooticheuses,  en  reeetant  le  nouteau-iié  du  sein  de  sa  mère,  lut  sou-* 
baitasieBt  d*ètre  un  jour  péHiâiiêr^  w^rehanA  de  Umonade  H  prinee  de  VtdachieL 
L'hbtoire  des  Fanariotes  t  été  écrite  par  un  Hellène»  M.  Zalloni,  qui  les  signale  avec  une 
grande  connaissance  de  cause  à  la  défiance  de  ses  concitoyens  de  THellade,  auxquels,  en 
effet,  ils  n'ont  jamais  rendu  que  de  très  mauvais  services  avant  ou  depuis  la  guerre  de 
rmdépendance.  Le  Magaxinu  historieu  de  Bucharest  a  puMié  aussi  une  histoire  des 
botpodan  fuianotes^  écrite^  an  peîal  de  tue  réuiuim 


146  REYUB  DBS  DBUX  1I01IDI8. 

puissance  que  les  Grecs  s'étaient  assurée,  il  fallait  que  le  peuple  rou* 
main  retrouvât  quelques-uns  de  ses  élans  d'autrefois,  et  se  levât  en 
masse  contre  ses  oppresseurs,  sans  effrayer  toutefois  les  Turcs,  ces  maî- 
tres insoucians  et  mal  renseignés,  qui  n'étaient  coupables  que  d'aveu- 
glement et  d'indifférence.  C'est  ce  qui  eut  lieu  en  1821  dans  des  circon- 
stances presque  solennelles,  qui,  en  mettant  les  Roumains  aux  prises 
avec  les  Fanariotes  et  avec  tous  les  Grecs,  sur  le  terrain  le  plus  élevé, 
montrent  sous  son  vrai  jour  le  caractère  de  leur  animosité  sanglante. 

Au  moment  où  les  Holdo-Valaques,  sous  la  conduite  d'un  chef  résolu, 
Théodore  Vladimiresco,  se  déclaraient  en  état  de  révolution  flagrante, 
et  prétendaient  substituer  des  princes  nationaux  aux  princes  fanariotes, 
le  président  des  hétairistes,  Alexandre  Ypsilanti,  s'élançanlde  la  Russie 
méridionale  vers  la  Grèce,  était  entré  sur  le  territoire  des  principautés 
et  appelait  les  Holdo-Valaques  à  la  guerre  de  l'indépendance  au  nom 
de  l'intérêt  chrétien  et  hellénique.  Bien  que  la  cause  des  Hellènes  du 
Péloponèse  ne  fût  point  liée  à  celle  du  Fanar,  dont  ils  n'avaient  guère 
éprouvé  jusqu'alors  que  des  vexations,  bien  que  la  condition  de  l'Hel- 
lade  pût  paraître  assez  semblable  à  celle  de  la  Romanie,  qu'arriva*t-il 
cependant?  C'est  que  Vladimiresco  et  les  Moldo-Valaques  refusèrent  de 
s'associer  aux  projets  d' Ypsilanti  et  des  Grecs;  c'est  qu'ils  aimèrent  mieux 
rester  les  vassaux  des  Turcs  que  de  courir  la  chance  d'un  affranchis- 
sement eu  commun  avec  les  Grecs.  Vladimiresco  promit  de  livrer 
passage  aux  compagnons  d' Ypsilanti,  impatiens  de  pénétrer  dans  la 
Turquie  slave,  en  les  engageant  à  compter  encore  sur  l'hospitalité  rou- 
maine en  cas  d'échecs;  mais  il  déclara  qu'il  ne  voulait,  pour  sa  part, 
qu'exercer  sur  les  Turcs  une  pression  morale  et  chasser  à  tout  jamais 
les  Fanariotes  des  principautés.  On  sait  que  les  hétairistes  furent  battus 
par  les  troupes  ottomanes,  qui  apportaient  aux  Valaques  des  paroles 
consolantes  et  qui  leur  devaient,  en  effet,  de  la  reconnaissance  autant 
que  de  la  justice.  Toutefois,  avant  que  celte  crise  arrivât  à  son  terme, 
elle  avait  été  marquée  par  un  incident  sinistre.  Vladimiresco,  pris  dans 
un  piège  sous  prétexte  de  conférences  et  de  négociations,  avait  été  as- 
sassiné, coupé  en  morceaux,  jeté  à  la  voirie  par  la  propre  main  des 
deux  aides-d^-camp  et  du  secrétaire  d'Ypsilanti.  Ainsi  le  premier  objet 
que  le  roumanisme  moderne  ait  vu  en  naissant ,  c'est  le  cadavre  en 
lambeaux  du  meilleur  des  patriotes  immolé  à  la  vengeance  des  Grecs. 
La  pensée  nationale  était  donc  entraînée  par  la  déplorable  fatalité  des 
événemens  et  par  des  crimes  nouveaux  à  une  lutte  sans  merci  contre 
l'influence  grecque,  que  les  Turcs,  mieux  instruits  et  mieux  inspirés, 
étaient  enfln  décidés  à  lui  sacrifier  entièrement. 

Avant  de  suivre  le  roumanisme  dans  ses  diverses  évolutions,  il  est 
urgent  de  remarquer  combien  la  tentative  de  Vladimiresco  tirait  de 
force  du  développement  scientifique  et  littéraire  qui,  du  fond  de  la  mé- 


LA  MOLDO-VALACHIB  BT  US  MOUVEMENT  ROUMAIN.  il7 

ditative  et  studieuse  Transylvanie,  s'était  propagé  dans  les  principautés 
du  Danube,  et  avait  préparé  la  rénovation  politique  et  sociale  du  pays 
par  le  réveil  des  lettres.  La  Transylvanie,  qui  est  le  théâtre  d'une  af- 
freuse indigence,  n'en  est  pas  moins  Fun  des  pays  les  plus  éclairés 
de  rOrient.  Luther  et  tous  les  novateurs  y  trouvèrent  des  disciples, 
Louis  XIV  des  alliés.  Voltaire  et  Rousseau  des  admirateurs  intelligens. 
L'histoire  de  la  nationalité  roumaine  n'y  avait  jamais  été  oubliée  en- 
tièrement. A  une  époque  où  les  Moldo-Valaques,  immobilisés  dans  leur 
pensée  religieuse  et  isolés  par  le  schisme  oriental,  se  contentaient 
encore  de  posséder  les  Écritures  en  langue  roumaine,  les  Welches 
de  la  Transylvanie,  caressés  par  le  luthéranisme,  qui  exaltait  l'usage 
de  la  langue  vulgaire  dans  l'église  et  dans  l'enseignement  clérical, 
avaient  des  prédicateurs  et  des  écoles  qui,  tout  en  restant  fidèles  à  leur 
foi,  se  ressentaient  du  mouvement  religieux  avec  lequel  ils  étaient  en 
contact.  Lorsque  la  langue  roumaine,  après  avoir  échappé  à  la  domi- 
nation du  slavon,  qui  est  le  latin  de  l'église  d'Orient,  fut  étouffée  par 
les  écoles  grecques  élevées  à  Bucharest  et  à  Jassy,  et  par  tout  l'ensemble 
du  système  fanariote,  les  Valaques  transylvains  sentirent  que  le  dépôt 
de  la  langue  nationale  était  tout  entier  en  leurs  mains,  et  que,  s'ils 
l'abandonnaient  au  peuple  des  campagnes,  cette  langue  dépérirait  ou 
resterait  du  moins  inculte.  Ils  l'entourèrent  donc  d'une  vénération  pro- 
fonde sans  que  les  Magyares  songeassent  à  les  en  empêcher,  et  sans  es- 
sayer de  s'en  faire  une  arme  contre  les  Magyares,  qui  étaient  des  maîtres 
peu  commodes,  mais  qui  n'avaient  point  encore  inventé  le  magyarisme. 
Il  y  eut  çà  et  là  d'humbles  travaux  de  grammaire  et  d'histoire.  Un  évé- 
nement tragique  vint  toutefois  secouer  les  imaginations  et  les  entraîner 
pour  un  instant  dans  des  voies  plus  larges.  Le  sentiment  public,  aiguil- 
lonné par  la  faim,  avait  retrouvé  une  subite  puissance  qui  arma  les 
populations,  et  se  personnifia  dans  un  paysan  du  nom  de  Hora.  Sa  pen- 
sée était  nationale  sous  une  forme  qui  semblait  seulement  sociale.  Hora 
voulait  l'extermination  des  seigneurs,  parce  qu'ils  étaient  Magyares  en 
même  temps  que  seigneurs,  et  il  n'aspirait  pas  à  moins  qu'à  recom- 
mencer l'œuvre  d'unité  si  vainement  tentée  par  tous  les  grands  princes 
de  l'ancienne  Moldo-Valachie.  Après  avoir  frappé  les  Magyares  de  la 
Transylvanie  et  de  la  Hongrie  orientale,  il  réservait  des  coups  terribles 
pour  les  Fanariotes  des  deux  principautés  du  Danube.  Hora  avait  pris 
le  titre  d'empereur  de  la  Dacie.  A  la  suite  d'exploits  hardis  qui  révé- 
laient en  lui  plus  qu'un  aventurier,  il  fut  battu  par  les  impériaux,  et 
expia  son  audace  trop  hâtive  par  l'horrible  supplice  de  la  roue.  Cette 
idée  de  relever  et  de  réunir  toute  la  nation  roumaine  dans  le  territoire 
de  l'ancienne  Dacie  ne  fut  point  perdue;  quoique  désarmée  et  suppli- 
ciée dans  la  personne  de  Hora,  cette  nation  se  transformait  pour  con- 
tinuer pacifiquement  et  ardemment  les  humbles  études  de  grammaire 


118  MmJB  BttS  DBfX 

et  d'histoire  dans  lesquelles  revivaient  encore  la  langue  elles  tradifioi» 
roumaines. 

La  poésie  elle-ndênte,  émue  profondément  par  ce  eouf^  de  fendre  cfoi 
venait  d'éclater  sur  lai  Transylvanie,  sortit  bientôt  du  cœur  du  peuple 
où  elle  se  tenait  cachée  par  humilité,  et,  sous  le  voile  de  la«  fable  ou  à  vt« 
sage  découvert,  elle  parla  au  pays  de  Tavenir  comme  l'histoire  lui  parlait 
du  passé  (i).  Ce  mouvement'  littéraire,  qui  appartient  aux  premières 
années  de  ce  siècle,  est  bien  distinct  de  celui  cpn  est  né  vers  l>897  sut 
le  même  terrain,  lorsque  les  Roumains  y  furent  menacés  et  traqués 
par  les  Magyares.  Tandis  que  celui--ci  a  été  principalement  défenôf 
et  politique  et  s'est  tenu  renfermé  presifie  encinsivement  dans  la  luttiB 
des  races  de  la  Hongrie,  celui-là,  principalement  littéraire,  s'est  ac^ 
oom[di  en  vue  de  la  Romanie  et  de  Tunité  roumaine.  C'était  un  patrio* 
tique  appel  aux  écrivains  de  ki  Moldo-ValadMe,  sHencienx  sous  la  ter^ 
reur  du  joug  fanariote,  peu  barris  à  se  vanter  àe  leur  nationalité  et 
entourés  de  périls  s'ils  la  servaient  (2).  L'appel  fut  entendu,  et  les  Moldo* 
Valaques,  chez  qui  l'idiome  roumain  avait  perdu  tout  droit  politique  au 
profit  du  grec,  dievenu  langue  officielle,  eurent  la  satisfaction,  sinon  de 
changer  complètement  un  état  de  choses  si  blessant  pour  leur  fierté 
nationale,  au  moins  de  diminuer  l'autorité  du  grec  dans  les  relations 
privées  etde  rendre  au  roumain  avec  éclat  une  influence  politique.  Les 
deux  principautés  écoutèrent  avec  surprise  et  avec  tressaillement  ces 
acoens  nouveaux  qui  réjponâaient  au  secret  langage  de  teor  coeur  et  qui 
flattaient  singulièrement  leur  désespoir,  arrivé  à  son  terme.  Ce  mouve- 
ment littéraire  affiuait,  pour  ainsi  parler,  dans  le  mouvement  poUtique 
qui  poussait  Théodore  Vladimitiesoo  à  la  révolte;  le  ruisseau  venait 
grossir  le  fleuve,  et  ce  grand  courant  d'opinion,  don4  la  source  remon* 
tait  à  l'invasion  des  Turcs  et  des  Grecs  en  M(Mo-Valachie,  allait  enfin 
déborder  sur  cette  terre  encombrée.,  ^vider  les  écuries  d'Augias  en  en- 
traînant les  Grecs,  et  déblayer  le  sol  généreux  de  la  Romanie. 

On  était  arrivé  en  i  821.  La  Porte  Ottomane  accorda  un  hatti-schérif 
qui  consacrait  en  partie  cet  heureux  événement  «  en  considération  de 
ïingraii$ude  des  Grecs  et  de  la  ficUMé  des  Valaques.  »  Grégoire  Gicka 
fut  nommé  hospodar  en  Valachie  et  Jean  Stourdza  en  Ifoidavie.  La 
Romanie  se  voyait  ainsi  replacée  sous  radministration  d^un  pouvoir 

(1)  Les  noms  les  plus  distingués  de  cette  petite  école  sont  ceux  de  Giorgovici,  de  Pierre 
Halor,  de  Ghichendela,  de  Sincaï  et  de  Samuel  Clein.  Giorgovici  s*est  occupé  principa- 
lement de  grammaire,  Pierre  Maîor  a  traité  des  origines  roumaines,  et  Ghîcbendela  a  pu- 
blié des  fables  qvà  sont  devenues  populaires.  On  ne  doit  pas  oublier  le  stvaal  Laiare, 
qui  a  puissamment  contribuée  la  réorganisation  des  écoles  n^itionales  en  YalAchie. 

(2)  La  Moldavie  avait  des  chroniques  en  latin  ou  en  roumain^  telles  que  celles  de  De- 
metrius  Cantemir,  écrites  au  commencement  du  xviii«  siècle.  A  la  fin  de  ce  môme  siècle, 
un  membre  de  Tantique  Tamitle  des  Vaearesco  avait  essayé  de  susciter  la  littérature  en 
Valachie  par.  des  jU*avaiix  de  lingniHliiiue. 


LA  MOLDO-ViliiâaUl  IT  U  MOUVSIBDIT  ROUMAIN.  Ii9 

nalioiial.  Ce  jmivoir  n'était  pas  «ncore  éiecttf  eoiame  aux  temps  de 
rindépendaDoe  et  n'amenait  pas  à  sa  suite  la  vieille  constitution  roiir- 
maine;  mais  on  devait  songer  bîentât  à  élargir  cette  étroite  base  du 
nouvel  ordre  de  choses  dans  les  proportions  de  l'ambition  nationale^ 
qoi  était  redevenue  très  vaste,  il  existait  pour  le  moment  un  intérêt 
dont  la  salisfaetâon  seaiblait  k  cbaeuxi  beaucoup  plus  urgente  qu'un 
cbangeBuent  de  constitution.  Il  s'agissait  d'expuker  tous  les  firecs  à  la 
saite  de  leurs  princes,  et  de  leur  enlever  tout  pied  à  terre,  tout  droit 
de  s^omr  par  où  ils  pourraient  se  réintroduire  frauduleusement  dans 
les  principautés.  Les  monastères  grecs  du  mont  Athos  et  du  saint- 
sépulcre  possédaient  précisément,  en  Moldavie  et  en  Valadiie,  des 
fondations  pieuses  d'où  ils  tinrent  d'immenses  reveons ,  finuit  dou- 
loureux du  travail  des  esdaves  zangares  et  des  paysans  roumains^  Or, 
ces  opulens  foyers  des  vertus  inutiles  et  des  vices  dégradam,  ces^i- 
elaves  qui  a8{Mraient  une  partie  de  la  ncbesse*  publique  et  privée  pour 
la  rendre  aux  moines  de  l'HeUade  ou  de  la  Palestine,  étaient  aussi  des 
sortes  de  forteresses  dans  lesquelles  le  systèine  du  Fanar  avait  un  refuge 
assuré,  et  d'où  il  pouvait  encore  agiter  et  gouverner  par  ses  intrigues 
r^ise  roumaine.  Toutes  les  fois  que  la  colère  des  Roumains  était  tom- 
bée sur  les  Grecs  depuis  les  commencemens  de  leur  querelle  antique, 
les  abbés  ou  igoumènes  grecs  avaient  été  chassés.  L'opinion  publique 
victorieuse  demandait  avec  une  ardeur  nouvelle  que  l'église  moldo- 
valaque  rejetât  définitivement  de  son  sein  ces  enneoiis  nés  de  la  natio- 
nalité roumaine  etque  ces  naonastères,  cessantd'étredes  succursales  du 
Faoar,  fussent  à  jamus  replacés  sur  le  pied  des  monastères  nationaux. 
Les  Grecs  durent  donc  disparaître  de  nouveau  de  toute  la  surface  des 
principautés,  et  le  rouœanisme,  du  moins  pour  quelque  temps,  n'eut 
plus  d'ennemis  à  son  foyer. 

Quoique  les  ressources  des  deux  princes  fussent  limitées  par  Tépuise- 
xnent  des  populations  et  par  l'étendue  des  maux  du  pays,  bien  qu'ils  ne 
pussent  s'affiranchir  entièrement  des  traditions  fanariotee  qui  avaient  en* 
^ahi  les  lois  et  l'administration,  Us  restèrent  néanmoins  fidèles  à  la 
]iensée  nationale  et  firent  ce  qui  était  possible,  au  milieu  de  tant  d'ob- 
stacles, pour  préparer  une  réforme  générale  de  la  constîtutfon.  La  so- 
^été  roumaine  sortait  comme  d'un  naufrage  en  chantant  ks  Plainêm 
^ie  la  Jtamanie,  et  principalement  la  partie  de  ce  poème  dans  laquelle 
les  Fanan(4es  sont  poursuivis d'imprécalîuns  énergiques  (1).  Elle  faisait 
^m  accueil  non  moins  chaleureux  à  ia  Sanglante  Tragédie  dans  laquelle 
^lle  entendait  de  la  bouche  d'un  témoin  oculaire  (2)  le  récit  passionné 


(1)  L'aotenr  des  Flaintei  de  la  Romanid  est  M.  Paris  Mumulèno. 
(i)  L*auteur  du  récit  historique  intitulé  la  Sanglante  Tragédie  est  M.  Berdiman,  qui 
atait  pris  une  part '«ssn  active  an  évéoemeos  de  1S81. 


iW  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

de  l'insurrection  de  la  Moldo-Valachie.  Enfin,  les  hommes  qui  se  sen- 
taient quelque  vocation  pour  les  affaires  publiques  se  réunissaient,  se 
pressaient  les  uns  contre  les  autres  en  s*encourageant  par  la  certitude 
que  a  peu  d'hommes  de  bien  rassemblés  font  plus  qu'on  ne  croit  (i).  » 

Hélas  I  quelques-unes  seulement  de  leurs  espérances  devaient  se  réa- 
liser, car  en  raisonnant  sur  l'avenir,  qui  s'annonçait  avec  des  couleurs 
si  séduisantes,  les  Moldo-Valaques  comptaient  sans  un  ennemi  nouveau, 
bien  autrement  redoutable  que. les  Fanariotes  et  les  Turcs.  Depuis  le 
traité  fameux  de  Caïnardji  (1774),  développé  par  ceux  d'Iassy  (1791)  et  de 
Bucharest(1812),  la  Russie  s'était  arrogé  le  droit  d'intervenir  officieuse- 
ment près  de  la  Porte  Ottomane  en  faveur  desMoldo-'Valaques,ses  core- 
ligionnaires. Enfin  elle  s'était  introduite  dans  la  place,  en  établissant  à 
Bucharest  deux  consulats  qui,  sous  air  de  surveiller,  dans  l'intérêt  rou- 
main, l'administration  des  Fanariotes,  travaillaient,  de  concert  avec  les 
Fanariotes,  à  constituer  un  parti  russe  que  l'on  voulait  un  jour  déchaîner 
contre  l'empire  ottoman.  Ce  calcul  se  trouvait  trompé  par  la  politique 
nouvelle  du  divan,  et  si  bien  que  le  parti  national,  après  avoir,  dans 
l'excès  de  la  souffrance,  écouté  quelquefois  les  suggestions  de  la  Russie, 
était  redevenu  favorable  aux  Turcs.  C'en  était  donc  fait  de  la  diplomatie 
russe  comme  des  Fanariotes  en  Moldo-Valachie,  s'il  ne  se  fût  conclu 
entre  eux  une  sorte  de  mariage  d'inclination  et  d'intérêt  par  lequel  la 
Russie  promettait  aux  Grecs  de  leur  rouvrir  les  principautés,  à  la  con- 
dition qu'ils  y  travailleraient  pour  elle. 

Une  succession  d'événemens  qui  semblaient  combinés  par  la  fatalité 
vint  seconder  cette  funeste  pensée  des  Russes.  Certain  de  retrouver  tous 
ses  avantages  s'il  amenait  le  sultan  sur  le  terrain  diplomatique,  le  czar 
protesta  d'abord,  par  dévouement  pour  ses  coreligionnaires,  contre  la 
nomination  des  bospodars,  qui,  au  lieu  d'être  directe,  eût  dû  être  élec- 
tive. Sous  prétexte  d'expliquer  les  traités  précédons,  il  obtint  ensuite  la 
convention  d'Akerman  (1826),  par  laquelle  il  reprit  son  droit  d'inter- 
vention officieuse  dans  les  relations  diplomatiques  des  Moldo-Valaques. 
Puis  vint  cette  guerre  dont  l'heure  fut  si  savamment  choisie,  cette 
guerre  de  1828,  entreprise  au  moment  même  où  l'empire  turc  était 
encore  tout  saignant  de  la  perte  de  la  Grèce,  et  où  les  réformes  de 
Mahmoud  n'avaient  encore  opéré  que  par  de  douloureuses  amputa- 
tions dans  ce  grand  corps  nlalade.  Des  essaims  de  barbares,  qui  comp- 
taient aller  s'abattre  sur  Constantinople,  tombèrent  sur  la  Moldo-Vala- 
chie désarmée,  dévastèrent  les  campagnes,  vainquirent  la  Turquie  sans 
toutefois  la  détruire,  lui  arrachèrent  le  traité  d'Andrinople  (1829)  et  une 
large  contribution  de  guerre  dont  les  principautés  restaient  le  gage,  et 
dont  on  espérait  sans  doute  qu'elles  seraient  le  prix;  mais  la  Turquie 

(1)  Ces  paroles  sont  de  M.  Jean  Vacoresco,  poète  et  excellent  patriote. 


LA  MOLDO-YALAGHIE  ET  US  MOCVEIIBNT  ROUMAIN.  121 

paya,  et  les  Russes  forent  bien  forcés  de  replier  leurs  tentes,  puis  de 
repasser  le  Pruth. 

'Ce  fut  seulement  en  1834  que  la  Holdo-Valachie  sortit  de  cette  crise 
et  put  compter  ses  blessures.  Sa  législation ,  qu'elle  espérait  réformer 
d'après  les  primitives  institutions  roumaines,  avait  été  transformée  d'au- 
torité par  le  général  russe  Kisselef ,  de  concert  avec  une  assemblée  natio- 
nale réunie  par  pure  formalité.  Au  lieu  de  rien  emprunter  aux  temps 
héroïques  où  la  Romanie  se  gouvernait  par  elle-même,  suivant  des  lois 
conformes  à  son  génie,  la  constitution  nouvelle  n'était  que  le  fruit  in- 
contestable de  l'esprit  fanariote.  On  avait  affecté  de  prendre  les  institu- 
tions fondées  en  Moldo-Valachie  par  les  Havrocordato  pour  celles  qui 
remontaient  aux  origines  des  principautés.  C'est  ainsi  que  le  règlement 
proposé  par  la  Russie,  voté  par  l'assemblée,  créait  une  aristocratie  pri- 
vilégiée là  où  il  n'avait  jamais  existé  que  des  fonctions  publiques  con- 
férant des  titres  non  héréditaires.  Mais  le  plus  grand  de  tous  les  maux 
pour  les  Roumains  était  dans  la  subordination  où  une  assemblée,  na- 
tionale seulement  à  demi ,  allait  se  trouver  à  Tégard  d'un  prince  électif 
dont  l'élection  et  la  destitution  étaient  elles-mêmes  subordonnées  à 
l'accord  du  czar  et  du  sultan.  Le  plus  grand  mal  était  dans  la  limite 
fixée  aux  pouvoirs  de  cette  assemblée  et  de  ce  prince,  qui  n'avaient 
le  droit  d'apporter  aucune  modification  à  la  loi  fondamentale  ou  à  l'as- 
siette de  l'impôt,  sans  le  consentement  des  deux  cours.  Ainsi,  en  effet, 
la  Moldo-Valachie,  qui  semblait  avoir  retrouvé  la  vie  comme  race  dis- 
tincte, perdait  cette  souveraineté  partielle  que  le  droit  des  gens  laisse 
aux  peuples  vassaux  et  que  la  Porte  Ottomane  lui  avait  reconnue  dans  les 
vieilles  capitulations.  D'ailleurs,  la  Russie  avait,  durant  l'occupation, 
rappelé  de  l'exil  où  ils  languissaient  les  mortels  ennemis  des  Roumains, 
les  Grecs  de  Constantinople;  elle  avait  rétabli  sur  l'ancien  pied  les  mo- 
nastères grecs,  qui  rendaient  aux  Fanariotes  un  de  leurs  principaux 
instrumens.  Le  Fanar,  abhorré  des  Moldo-Valaques  et  des  Turcs,  qui 
n'en  voulaient  plus  à  Constantinople,  s'était  donc  relevé  sur  le  sol  rou- 
main par  le  bienfait  de  la  Russie,  et  les  Fanariotes,  engagés  par  la 
reconnaissance,  allaient  offrir  un  centre  aux  intrigues  étrangères  et 
à  une  sorte  de  parti  gréco-russe.  Enfin,  comme  couronnement  de  ces 
longues  et  obscures  manœuvres,  la  Russie,  abusant  jusqu'à  l'excès  du 
droit  de  la  force,  avait  pris  sur  elle,  en  évacuant  les  principautés,  de 
désigner>  sans  le  concours  des  Roumains  ni  de  la  Porte  Ottomane,  les 
deux  premiers  princes  qui  allaient  inaugurer  l'ère  nouvelle. 

Le  roumanisme,  frappé  ainsi  à  coups  redoublés  de  1828  à  1834,  souf- 
frait et  gémissait.  Cependant  ses  plaintes  étaient  viriles,  et  les  Moldo- 
Valaques  affectaient  de  croire  que  ses  revers  seraient  passagers.  Le  rou- 
manisme ne  comptait  autour  de  lui  qu'un  petit  nombre  de  grands  noms 
et  de  caractères  résolus  aux  sacrifices^  mais  ces  hommes  dévoués  nç  re- 


i2â  nmm  bb»  dhox  «ohms. 

culaient  point  derant  le  danger  de  donnera  leurs  eonemis  des  prenres, 
et  à  leurs  concitoyens  des  exemples  de  patriotisme.  Membres  de  Tastem- 
blée  dite  nationale  que  la  Russie  atait  consultée  sur  Torgaaisation  *dn 
pays,  ils  avaient  d'abord  parlé  avec  indépendance,  et  ils  araient  ensuite 
refusé  leur  signature  à  cette  constitution  dérisoire.  Ils  s'appelaient  GanK 
pinianoy  Balatchiano,  Buzoiano.  Ils  n'étaient  que  trois  dansTàsMinblée, 
mais  ils  représentaient  les  instincts  et  la  pensée  de  la  nation  entière,  et 
ils  trouvaient  un  écho  si  naturel  et  si  fort  dans  le  ccBur  de  la  jeunesse 
lettrée,  que,  dans  un  élan  d'enthou^asme  auquel  se  mêlait  quelque  en- 
jouement, un  poète  proposait  de  les  canoniser  tous  trois  (i). 

Michel  Stourdza  avait  obtenu  l'hospodarat  de  Moldavie,  Alexandre 
Gbika  celui  de  Valachie.  Autour  d'eux,  les  Fanariotes  s'agitaient  à  la  re- 
cherche des  fonctions  publiques.  Pour  combattre  une  civilisation  nais- 
sante et  les  élans  d'un  patriotisme  rajeuni,  ils  n'avaient  songé  d'abord 
qu'à  remettre  en  vigueur  le  vieux  système  à  l'aide  duquel  leurs  meta 
ayaient  un  instant  réussi  à  étouffer  la  vie  nationale  chez  les  peuples 
roumains;  mais  la  tâche  était  plus  difficile  qu'ils  ne  se  l'étaient  imaginé. 
IHchel  Stourdza,  que  l'on  ne  saurait,  sans  excès  dé  complaisance,  ap- 
peler patriote,  était  du  moins  doué  de  mille  ressources^ ingénieuses  pas- 
sées dans  son  caractère  et  merveilleusement  perfectionnées  au  contact, 
en  ce  point  fort  instructif,  des  Grecs  et  des  Russes.  Il  avait  en  outre  le 
sentiment  de  sa  supériorité  politique  et  Fintention  de  prendre  son  pou- 
voir au  sérieux.  Lors  donc  qu'il  eut  reconnu  que  les  Fanariotes  aspi- 
raient à  le  dominer,  il  comprit  fort  à  propos  qu'il  aurait  besoin  de  s'ap- 
puyer quelquefois  sur  le  parti  national.  Sans  entrer  en  lutte  ouverte 
avec  le  Fanar  et  la  Russie  et  sans  se  déclarer  précisément  pour  le  roa- 
manisme  et  le  parti  national,  le  prince  Stourdza,  quoique  retenu  dam 
les  voies  souterraines  de  la  ruse  par  sa  volonté  tortueuse,  sut  toutefois 
porter  ainsi  de  rudes  coups  aux  grandes  famillesfanariotes.  11  osa  même, 
à  plusieurs  reprises,  faire  appel  aux  souvenirs  de  la  race  roumaine  et 
des  anciens  héros  des  Moldaves.  Le  pays  ne  croyait  guère  à  la  sincérité 
de  ces  belles  paroles,  mais  l'orgueil  national  ne  lui  permettait  pas  de 
les  écouter  avec  indifférence.  Enfin ,  s'il  eût  éte  difflcile  de  citer  de 
grandes  preuves  du  dévouement  de  l'hospodar  à  la  nationalité,  on  loi 
savait  gré  pourtant  de  tout  le  mal  qu'il  ne  faisait  pas,  et  bien  qu'on  lui 
reprochât  d'impitoyables  déprédations,  on  l'acceptait  du  moins  comme 
te  meilleur  des  princes  qui  eussent  pu  venir  de  la  main  de  la  fl^iasie. 
La  diplomatie  russe  s'éteit  donc  trompée  à  demi  en  Moldavie. 

Le  prince  Ghika  n'était  point  un  ennemi  des  patriotes  :  il  n'avait  ni 
les  vices  ni  les  instincts  cupides  du  prince  moldave;  mais,  en  Valachie, 

(1)  Le  métropolitain  de  Bucfaareit,  Grégoire,  eût  aussi  protesté;  maisonconiiaissaitses 
sentniens,  oa  Favatt  exilé  par  préeautioii^ 


LA  MOLDO-VALACeiB  IT  i£  «OUVnWfT  ROUMAIN.  123 

laS'diffleiiltés  du  gouvernement  étment  plus  grandes;  les  Fanarioies, 
HMÎBS  ricbes  et  mrâis  s»rrogans,  y  étaient  [dus  rusés,  et,  sans  aucun 
doute,  k  |^r4i  national  y  était  beaucoup  plus  remuant,  plus  nom- 
limux,  plus  bardi  et  de  tout  point  plus  exigeant.  A.  la  vue  des  tiraille- 
meas  auiquek  il  se  trouva  bientôt  en  butte,  le  prince  conçut  d'abord 
la  pensée  de  gouverner  par  lui-même,  indépendamment  de  toute  in- 
fluenoe.  N'ayant  pu  y  réussir,  et  s'étant  pris  d'une  susceptibilité  très 
beonéte,  quoique  imprudente  et  funeste  dans  ses  conséquences,  il  ne 
sangea  qu'à  étendre  ses  prérogatives  et  visa  directement  à  la  dictature. 
Les  Faaariotes  le  forcèrent  à  accepter  leur  aide,  dont  il  se  défiait.  Le 
parti  national,  de  son  côté,  s'irrita  jusqu'à  menacer  ouvertement  un 
pouvoir  à  peine  assis,  et  alors  commença  une  lutte  délicate,  savante, 
én^igique,  où  toutes  tes  passions,  petites  et  grandes,  jouèrent  leur  rôle, 
où  l'infarigue  fut  de  mise  comme  le  courage,  et  où  l'ambition  égoïste 
mêla  plus  d'une  fois  ses  calculs  aux  vœux  du  patriotisme.  M.  Campi- 
niano,  le  frère  de  celui-là  même  qui  avait  proteste  contre  la  constitua 
tien  iraiposée  par  la  Russie,  marchait  à  la  tete  des  désintéressés,  c'est-à- 
dire  de  ceux  qui  poursuivaient  le  développement  de  l'idée  roumaine  à 
trsvers  toutes  les  questions  de  personnes  et  toutes  les  oscillations  des 
événemens.  Les  autres,  excités  ipar  l'appât  d'un  règne  nouveau  qu'ils 
se  promettaient  d'amener,  suivaient  pête-mête  à  la  curée  du  pouvoir 
MM.  ViUara,  George  Bibesco,  Styrbey,  son  frère,  et  le  vieux  Pbilip- 
pesco.  On  aurait  pu  donner  à  ceux-ci  le  nom  de  parti  des  diplomates, 
ou  toutautre  moins  favorabte;  on  les  baptisa  de  celui  de  vieux  ValaqueSy 
parce  mae,  sans  cesser  de  se  dire  patriotes,  ils  avaient  tenu ,  sans  doute 
pour  mieux  plaire  à  la  Russie,  à  se  montrer  dépourvus  de  générosité 
et  de  libéralisme.  Quant  aux  désinteressés,  à  ceux  qui  sont  vraiment  te 
parti  national  et  roumain,  ils  prirent  la  qualification  déjeunes  Valaqties, 
parce  qu'ils  croyaient  sentir  en  eux  les  vertus  chaleureuses  qui  créent 
et  donnent  la  vie.  Ainsi ,  tendis  que  les  uns  se  bornaient  à  critiquer 
radrainistration  de  Ghika  en  s'aidant  seulement  de  quelques  intrigues 
adroitement  et  perfidement  conduites,  les  autres  combatteient  aussi 
te  prince  dans  l'assemblée  et  au  dehors,  mais  partout  au  grand  jour  de 
la  publicite.  Campmiano,  outre  ses  actes  de  député,  rendait  des  services 
éminens  au  roumanisme  par  les  encouragemens  qu'il  accordait  à  la 
littérature  nationale,  véhicule  triomphant  de  la  pensée  roumaine.  Il  lui 
fondait  un  asile  tutelaire  en  éteblissant  la  sociéte  philharmonique,  qu'il 
transforma  plus  terd  en  un  théâtre  national ,  où  d'abord  des  amateurs 
et  ensuite  des  artisrtes  de  profession  devaient  représenter  des  comédies 
et  des  drames  nationaux  et  aussi  des  traductions  de  Voltaire  et  d'Âlûeri 
ou  d'écrivains  plus  modernes. 
Les  poètes  et  les  savans  nM)ldave8,  bessarabes  ou  transylvains,  prfr- 


124  RBYUB  DBS  DEUX  MONDES. 

talent  lear  concours  à  Campiniano  (1).  A  la  vérité,  sur  tous  les  points 
où  se  développait  ainsi  le  mouvement  roumain,  la  censure  était  là  pour 
le  rappeler  à  la  modération  et  à  la  réserve;  mais,  sans  en  sortir,  il  pos- 
sédait encore  les  moyens  de  pénétrer  jusqu'aux  entrailles  du  pays.  S'il 
était  interdit  à  la  poésie  de  prendre  au  vif  les  choses  contemporaines, 
elle  pouvait  tout  à  son  aise  disposer  du  passé  pour  l'instruction  du  pré- 
sent; elle  pouvait  s'entretenir  de  patriotisme  avec  ces  morts  glorieux  du 
moyen-âge  que  le  peuple  roumain  connaît  à  peu  près  tous  par  leurs 
noms,  et  dont  le  langage  imité  ou  les  actes  racontés  réchauffaient  son 
imagination.  La  littérature  roumaine  savait  d'ailleurs  emprunter  le  laur 
gage  de  l'apologue  et  de  la  légende.  Elle  se  révélait  aux  paysans  par  des 
chansons  et  des  fables  qu'on  se  transmettait  de  vive  voix,  ainsi  que 
les  anciens  poèmes,  par  les  procédés  ordinaires  de  la  tradition  orale. 

Cependant  le  prince  de  Valachie  restait  attaché  à  sa  pensée  pre- 
mière de  gouverner  seul  et  par  lui-même,  et  il  crut  avoir  réussi  à  se 
débarrasser  de  ce  contrôle  et  de  ce  concours  qui  le  gênaient,  en  faisant 
dissoudre  l'assemblée  par  les  hautes  cours  à  propos  d'un  incident  où  la 
suzeraineté  et  le  protectorat  étaient  en  cause  et  se  voyaient  contester 
leui^s  prétentions  à  la  sanction  des  lois.  Le  patriotisme  des  jeunes  Vola-- 
qties  n'en  devint  que  plus  inquiet  et  plus  ardent,  et  les  vieux  Vataques 
redoublèrent  d'activité  et  de  finesse  diplomatiques.  Ils  avaient  deux  vi- 
sages :  l'un,  tourné  du  côté  du  pays,  souriait  avec  affabilité  au  rouma- 
nisme  qui  se  laissait  séduire;  l'autre,  tourné  du  côté  des  Russes,  por- 
tait l'empreinte  d'un  respect  profond  et  d'une  soumission  parfaite  qui 
produisaient  leur  effet.  Vainement  quelques  hommes  impartiaux,  qui 
avaient  démêlé  les  intentions  suspectes  des  vieux  Valaques  et  qui  voyaient 
dans  la  stabilité  du  pouvoir  un  intérêt  de  premier  ordre,  essayaient-ils  dé 

(1)  Parmi  les  écrivains  moldaves  de  cette  époque,  on  doit  citer  en  première  ligne  Ne- 
gruci ,  auteur  d'un  épisode  épique  sur  le  héros  des  Moldaves  Ëtienne-le-Grand ,  et  de 
nouvelles  qui  ont  quelque  chose  de  la  vivacité  et  de  la  liherté  des  fahliaux.  Un  jeune  sa- 
vant, M.  Kogalniccno,  qui  était  alors  secrétaire  du  prince  Stourdza,  a  aussi  publié  des 
chroniques  moldo-valaques  dont  il  a  donné  un  extrait  en  français;  on  lui  doit  encore  une 
histoire  de  la  Moldavie  et  de  la  Valachie  écrite  en  français.  Les  Moldaves  ont  eu  quel- 
ques poètes  lyriques,  parmi  lesquels  nous  nommerons  Sion  et  Alexandri,  qui  fait  revivre 
les  poésies  populaires  avec  un  rare  bonheur  et  une  grande  originalité.  En  Valachie, 
M.  Eliade  s'est  distingué  par  des  odes  et  des  chansons  patriotiques  et  aussi  par  des  travaux 
de  linguistique  et  des  traductions  de  Voltaire  et  de  Lamartine.  De  gracieux  essais  de 
lyrisme  sont  dus  à  MM.  Kirlova,  Alexandresco,  Boliaco,  Rosetti,  Bolintineano.  Les  chro- 
niques nationales  ont  aussi  été  explorées  par  MM.  Laurianu  et  Balcesco,  qui  y  a  puisé  le 
sujet  d'une  histoire  militaire  des  principautés  et  les  matériaux  d'une  publication  savante, 
le  Magasin  historique.  Depuis  1829,  les  journaux  politiques  ou  littéraires  sont  asseï 
nombreux  en  Moldo-V'alachie ,  bien  qu'ils  ne  soient  pas  assez  libres.  H  existe  aussi  des 
feuilles  spéciales  de  beaux-arts,  de  médecine,  de  commerce,  et  une  feuille  d'agriculture 
que  les  prêtres  sont  tenus  de  lire  aux  paysans  le  dimanche  après  Toffice. 


LA  MOLDO-VALAGHIB  BT  LE  MOCYEMCirr  BODMAIN.  125 

ramener  le  pays  vers  le  prince  en  ramenant  le  prince  vers  le  pays  (1). 
Ils  rencontraient  trop  de  difficultés  accumulées  sur  un  terrain  sillonné 
de  mines  et  de  contre-mines.  Une  crise  était  devenue  inévitable;  elle 
éclata,  et  ce  fut  aux  dépens  de  l'infortuné  prince  Ghika.  La  Turquie  et 
la  Russie  consentirent  à  sa  destitution,  et  M.  George  Bibesco,  qui  avait 
combattu  Gbika  avec  un  acbarnement  particulier,  par  des  discours  et 
par  des  brochures  écrites  en  français,  fut  élevé  par  l'assemblée  natio- 
nale à  la  première  dignité  de  Tétat  (i). 

Ce  n'était  point  assurément  le  candidat  que  les  jeunes  Valaques  eussent 
préféré,  et  ils  devaient  aux  vertus  nationales,  au  noble  dévouement  de 
M.  Campiniano  de  porter  sur  lui  leurs  suffrages;  mais,  outre  qu'ils 
étaient  peu  nombreux  dans  l'assemblée  électorale,  la  nomination  de  ce 
patriote,  jusqu'alors  si  populaire,  eût  été  un  triomphe  trop  éclatant 
pour  le  roumanisme.  La  Russie  avait  persuadé  aux  'Turcs  que  l'on  de- 
vait l'exclure  de  la  liste  des  candidats,  et  comme  George  Bibesco  était 
celui  des  vieux  Valaques  qui  protestait  le  mieux  de  son  attachement  à 
la  nation,  qui  savait  le  mieux  donner  à  son  amour  du  pouvoir  les 
formes  du  libéralisme,  il  «ut  assez  de  bonheur  ou  de  souplesse  pour 
plaire  un  moment  aux  jeunes  Valaques  et  pour  réduire  Campiniano 
abattu  à  accepter  des  fonctions  ministérielles  dans  son  gouvernement. 
Le  parti  national,  qui  ignorait  jusqu'à  quel  point  le  député  Bibesco 
s'était  engagé  avec  la  Russie  pour  obtenir  son  appui,  crut  d'abord  à  un 
succès  complet.  Le  nouvel  hospodar  était  le  premier  des  princes  natio- 
naux qui  eût  été  élu  par  le  pays,  et  il  était  aussi  le  premier  qui  eût  été 
pris  véritablement  dans  le  sein  de  la  nation.  11  était  entièrement  Rou- 
main par  son  origine  et  par  ses  tendances,  s'il  n'eût  été  quelque  peu 
Français,  ce  qui  ne  gâtait  rien  à  l'affaire  dans  un  pays  latin.  Bref,  depuis 
le  temps  où  l'on  avait  vu  Théodore  Vladimiresco  chassant  les  Fanariotes 

(1)  Telle  était  du  moins  U  conduite  de  l'agent  politique  de  la  France  à  Bucharest, 
M.  BiUecocq,  et  l'agent  politique  de  TAngieterre  y  adhérait  pleinement;  mais  à  Tépoque 
où  M.  BiUecocq  arrivait  en  Yalachie,  en  1839,  les  questions  étaient  beaucoup  trop  en- 
gagées, les  passions  trop  implacables,  |>our  que  ses  loyales  intentions  et  son  activité  pus- 
teot  réconcilier  les  partis  et  faire  prévaloir  le  principe  de  la  stabilité.  La  question  eût 
demandé  à  être  suirie  d^aussi  près  depuis  1834;  mais  M.  Gochelet,  qui  avait  alors  suc- 
cédé comme  agent  politique  aui  consuls  commerciaux  que  nous  avions  là  depuis  179S^ 
n'avait  fait  que  passer  dans  les  principautés,  et  son  successeur,  M.  de  Cbâteaugiron,  vieil- 
lard plus  honorable  qu*alerte,  n*y  avait  rien  vu  ni  rien  compris.  Il  importe  d'ailleurs 
cpi*on  sache  que  les  agens  russes  avec  lesquels  ceux  de  la  France  et  de  l'Angleterre  se 
trouvent  aux  prises  à  Bocharest  sont  en  général  des  hommes  d'une  habileté  consommée, 
et  qui  se  forment  dans  les  principautés  pour  être  un  jour  ambassadeurs  à  Ck>nstanti- 
nople. 

(3)  L'une  de  ces  brochures ,  publiée  sous  le  voile  de  l'anonyme,  a  pour  titre  :  De  la 
êUuaiion  de  la  Valaehie  $ou$  fadminieiration  d'Alexandre  Ghika,  Cet  écrit  est 
d^aoe  certaine  violence.  L'auteur  n'y  épargne  aucun  trait,  et  il  va  jusqu'à  faire  un  crime 
«H  prince  de  sa  laideur. 


i9ô 

à  main  armée,  il ii-y&YaitpoiiiteuiQii  VâAaobie  de  joieauwî  uoif^eneUo 
et  aussi  vraie  que  celle  qui  salua  le  priace  Bibeseo  aitrivant  «u  trône 
valaque  dans  le  coslume  de  MioheMe^rave^  retrouvé  iouk  eippès  peur 
cette  £âte  nationale. 

(Le  poiimanisme  semblait  en  effet  avoir  accompli  un  ^^rand  pas;  .dans 
les  deux  {M-inoipautés,  sa  situation  était  également  forte.  En  Moldavie, 
s'il  n'avait  point  envahi  la  politique  courante,  s'il  avait  dufse  retrancher 
dans  la  science  et  les  lettres,  il  n'avait  à  se  plaindre  que  de  l'indiflë- 
venee  du  {HÎnce  et  non  de  son  inimitié.  £n  Valaohie,  après  avoir  été 
aiéoomm  par  Alexandre  Ghika,  il  avait  agité  le  pays,  entraîné  une  as- 
semblée, et  porté  au  trône  un  prince  qui  était  presque  sdon  ses  vœux. 
Les  Fanariotes  alanmés  se  virent  avec  dépit  exclus  de  nouveau  des 
grandes  positions  qu'ils  occupaient;  ils  se  crurent  d'abord  abandonnés 
par  la  Russie,  ils  s'irritèrent  de  la  concession  qu'elle  avait  faite  ainsi 
bien  malgré  elle  au  parti  des  vietix  ValaqtieB,  et  plus  le  prince  cares- 
sait l'opinion  dans  les  premiers  jours  de  son  règne,  plus  ies  Grecs  re- 
muaient rciel  et  terre  pour  entraver  son  administratien.  Si,  eneflèt,  le 
pcince  eut  été  vraiment  Roumain,  il  n'y  avait  fdus  de  chauoesdete 
venverser,  et  son  âge  peu  avancé  éloignait  pour  loog-itemps  tout  espar 
d'une  nouvelle  éleotioo. 

L'attitude  des  Grecs,  comme  celle  des  Valaques,  n'étaUque  le  vésid- 
tat  d'une  méprise,  et  rilluskm  ne  devait  pas  leng^temps  durer.  Soit  que 
le»prince  Bibesco  n'eût  été  guidé  que  par  l'ambition  du  pouvoir,  ourses 
belles  manières  lui  permettaient  de  briller  à  son  aise,  soit  que  la  Russie 
réclamât  le  prix  des  services  qu'elle  lui  avait  rendus,  tbientôt  on  le  vit 
s'éloigner  du  jeune  parti  national  en  s'appuyantsur  les  moins  libéraux 
des  vieux  Valaques,  puis  repousser  toute  solidarité  avec  le  roumaoisme, 
fermer  l'assemblée  nationale,  gouverner  plusieurs  années  sans  con*- 
trôle,  enfin  chercher  toutes  ses  inspirations  en  dehors  du  mouvement 
national  d'où  lui  est  venue  sa  fortune  politique.  Peut-être  la  constitution 
valaque  serait-elle  encore  aujourd'hui  suspendue ,  si  la  Porte  Otto- 
mane, qui  semblait  avoir  perdu  le  souvenir  de  ses  droits  de  suzeraineté 
et  qui  laissait  trop  volontiers  le  pays  livré  aux  intrigues  gréco^russes, 
n'avait,  après  l'avènement  d'un  ministère  éclairé  et  européen,  reporté 
ses  regards  sur  les  principautés.  La  fidélité  des  Valaques  méritait  bien 
cette  sollicitude;  leur  intérêt  l'exigeait.  Cétait  pour  la  Turquie  une  oc- 
casion précieuse  de  leur  rendre  quelque  grand  service  dont  ils  lui  se^ 
raient  reconnaissans.  Le  sultan  vint  donc  au  secours  des  Valaques  en 
ordonnant,  lors  de  son  voyage  en  Bulgarie,  que  le  prince  'Bibesco  rou- 
vrit l'assemblée  nationale,  et  en  donnant  à  entendre  que  le  nouveau 
ministère  turc  ne  permettrait  point  au  protectorat  d'empiéter  trqp  vi- 
siblement sur  les  (koits  de  la  suaeraineté.  La  coBstitution  valaque  fut 
ainsi  remise  en  vigueur,  et  bien  qu'en  faussant  la  loi  électorale,  4e princa 


LA  MOLDO-VAiiilGKB  KT  LU  MOrTOSNT  ROCMAm.  î^ 

Bibeeco  se  seit  assuré  uœ  chambre  serrUe,  il  a  gouverné,  depuis  eette 
époque,  dans  un  sens  plus  élevé  et  plus  national. 

Aujourd'hui  donc,  les  Fanariotes,  encore  une  fois  eflhiyés  de  la  kn^ 
leur  de  leurs  manœuvres,  en  sont  réduits  à  chercher  des  ressources 
oonveUes.  Au  moment  où  la  Russie  elle-même  est  forcée  de  recula 
ostensiblement  pour  voiler  devant  k  Turcpiie  et  devant  l'Europe  les 
scandales  de  sadiplomatie  (i),  les  Grecs  se  mêlent  de  la  défendre  et  re- 
Dcnient  plus  intimemenl  que  jamais  leur  alliance  avec  elle,  en  appelant 
toute  sa  bawe  sur  le  prince  des  vieuû$  Valaques  (d).  Le  passé  et  le  présent 
86  trouvent  exactement  résumés  dans  cette  contestation  qui  s'agite  sous 
nos  yeux  et  qui  clôt  Thistoire  du  mouvement  roumain.  La  pensée  na- 
tionale de  la  Holdo-Valachie  est  évidemment  l'objet  que  les  Fanariotes 
essaient  d'atteindre  à  travers  le  corps  de  l'hospodar.  Us  ont  pour  leur 
usage  une  érudition  toute  particulière,  à  l'aide  de  laquelle  ils  se  mettent 
en  tête  de  contester  aux  Roumains  leur  origine,  leur  gloire  andenne, 
leur  civilisation,  et  jusqu'aux  droits  si  restreints  que  leur  pâle  con- 
stitution leur  assure.  Écoutez  ces  savans  docteurs  pour  qui  les  annales 
du  passé  avaient  conservé  leurs  secrets,  ces  généreux  esprits  dont  les 
aïeux  ont  illustré  les  derniers  siècles  par  leurs  vertus,  ces  honnêtes 
et  rigides  politiques  qui  ne  respirent  que  pour  l'intérêt  de  la  justice  : 
les  huit  millions  d^bommes  qui  peuplent  la  Remanie  sont  les  descen- 
dans  des  criminels  que  Rome  envoyait  en  exil  sous  la  garde  des  légions 
chargées  de  défendre  les  frontières  de  l'empire.  Us  n'ont  éte,  durant 
tout  le  moyen-âge,  que  des  barbares  croupissant  dans  l'ignorance,  gros- 
siers et  corrcxnpus.  11  a  fallu  que  les  Russes,  et  sans  doute  aussi  les  Fa- 
Bariotes,  vinssent  leur  apporter  les  lumières  et  la  morale  évangéliqae. 
n  a  fallu  que  les  czars  entreprissent  contre  la  Turquie  des  guerres  san- 
glantes, tout  exprès  pour  sauver  de  la  barbarie  ces  populations  sads 
intelligence  et  sans  vigueur.  Aussi  rhumanite  de  la  Russie  est-^Ue  in- 
comparable; les  deux  plus  grands  actes  des  tmips  modernes,  la  restaii- 
latioo  de  la  Grèce  et  l'émancipation  des  Holdo-Vdaques,  scmt  le  fait  de 
sa  générosité.  Les  Roumains  n'éteient  pas  dignes  de  recevoir  ces  ser- 
vices des  ^ves  russes!  Et  qu'esUce,  en  définitive,  que  te  roumanisme, 
sinon  une  ingratitude  sans  égale,  une  insulte  à  cet  astre  naissant,  à  ce 
panslavisme  qui,  fécondé  vraisemblablement  par  te  Fanar,  est  l'espoir 
4e  l'Orient?  Si  la  Russie  a  semblé  un  moment  appuyer  le  parti  des 
muor  Futofuerdans  la  personne  du  prince  Bibesco,  c'est  que  le  cabinet 

(1)  Les  choses  ont  été  poussées  au  point  que  le  consul  russe  à  Bucharest  a  dû  être  r^- 
pelé  et  déMTOvé. 

(S)  Le»  Gréoo-Bvsaes  de  Bueharest  ODt  pwblié  leur  opinien  en  fktmçai»  dans  un  Mit 
fBi  pette  remprcûite  profonde  de  la  perfidie  tonarwte,  et  mérite  d'être  lu  i  titre  d'étilie 
de  ■HBoni  la  PHncipauté  de  Vataekie  mus  lo  hùêpùdmr  Bihmco,  pwr  B.  A^,  oaeâtn 
agent  diplomatique  dans  le  Lerant.  Bruxelles,  lSi7. 


138  RBYIJB  DBS  DEUX  KOIOHB. 

russe  s'est  trouyé,  dans  ce  moment-là,  mal  renseigné  par  son  consul.  Il 
n'en  est  d'ailleurs  que  plus  urgent-  pour  la  Russie  d'aider  les  Grecs  à 
étouffer,  une  fois  pour  toutes,  les  folles  et  mesquines  espérances  de  la 
nation  roumaine.  Évidemment  l'écrivain  fanariote  n'a  pas  pris  la  plume 
sans  consulter  les  intentions  de  la  cour  protectrice ,  et  ce  livre  est  le 
symptôme  de  l'alliance  qui  se  resserre  entre  les  Grecs  et  les  Russes. 

Une  telle  alliance  complique  gravement  la  situation  du  roumanisme; 
mais  peut-elle  entraver  son  essor?  N'est-il  pas  assez  affermi,  assez  fort 
du  sentiment  de  son  droit?  Et  qui  pourrait  l'arracher  aujourd'hui  du 
cœur  des  populations?  11  s'indigne  toutefois  de  l'inique  mépris  avec 
lequel  les  fils  des  Fanariotes  traitent  les  descendans  des  colons  de  la 
Dacie  trajane  et  leur  ravissent,  au  profit  des  Russes,  la  gloire  de  leur 
moderne  restauration.  Il  s'indigne  de  la  hardiesse  inattendue  avec  la- 
quelle les  Russes  s'attribuent  ainsi  le  mérite  d'avoir  semé  dans  la  Ro- 
manie  les  premiers  germes  de  la  civilisation.  11  s'indigne  des  défis  de 
ce  panslavisme  de  fabrique  nouvelle,  façonné  dans  lesofficines  dû  Fanar, 
et  qui  ose  parler  dédaigneusement  de  sa  bienveillance  à  un  peuple  latin 
justement  fier  de  ses  ancêtres.  Sans  doute  il  va  bien  se  trouver  quel- 
que savant,  quelque  poète  pour  évoquer  le  souvenir  des  vaillans  sol- 
dats qui  illustraient  la  chrétienté  sur  les  bords  du  Danube  avant  que 
les  Russes  fussent  encore  autre  chose  qu'une  horde  barbare,  ignorée 
de  ses  propres  voisins.  Poètes  ou  savans  pourraient  aussi  rappeler  à  ces 
prôneurs  de  la  civilisation  moscovite  tous  les  noms  des  écrivains  moldo- 
valaques  qui,  au  xyu"*  et  au  xvni*  siècle,  fondèrent  en  Russie  les  pre- 
mières écoles  et  les  premières  universités,  devinrent  les  précepteurs, 
les  conseillers,  ou  les  ambassadeurs  de  ses  souverains,  et  portèrent  au 
moins  un  refiet  de  la  science  européenne  dans  ces  froides  régions,  où  la 
lumière  n'avait  pas  encore  pénétré,  et  où  le  christianisme  lui-même 
n'avait  pu  se  faire  jour  sans  perdre  toute  fécondité  et  toute  chaleur  (i). 
Enfin  les  légistes  pourraient  dire  ce  que  la  législation  de  Pierre-le- 
Grand  a  emprunté  aux  codes  moldaves^  tandis  que  les  publicisies  ra- 
conteraient les  bienfaits  par  lesquels  ces  services  ont  été  payés,  ces 
embrassemens  dans  lesquels  la  Russie  pensa  plusieurs  fois  étouffer  les 
Roumains  par  excès  d'amitié,  les  douceurs  de  l'occupation  de  18^9,  la 
munificence  des  traités,  le  droit  de  garantie  transformé  en  protectorat 
réel  par  pur  désintéressement,  l'alliance  russo-fauariote  inventée  ex- 
près pour  moraliser  les  principautés,  et  enfin  cette  belle  et  libérale 
législation  envoyée  à  Bucharest,  au  bout  des  baïonnettes,  par  l'un  des 

(1)  Il  suffit  de  citer,  parmi  ces  noms,  Movila,  fondateur  de  l*académie  spirituelle  de 
Kief  ;  Nicolas  Milesco ,  précepteur  de  Pierre-le-Grand  et  le  premier  ambasndeur  de  la 
Russie  en  Chine;  Démétrius  Gantemir,  favori  de  ce  même  prince  et  fondateur  de  rac»- 
démie  des  sciences;  Antioche  Gantemir,  qui  a  écrit  en  slave  et  contribué  beaucoup  à  la 
naissance  de  la  littérature  russe. 


LA  MOLDO-YALACHIE  BT  LE  MOUVEMENT  ROUMAIN.  1S9 

successeurs  de  Pierçe-le-Grand,  aux  petits-fils  des  jurisconsultes,  des 
médecins,  des  instituteurs,  des  prêtres  et  des  savans  qui  l'aidèrent  à  tirer 
son  pays  du  chaos.  En  yérité,  les  Moldo-Valaques  auront  trop  beau 
jeu  pour  répondre  aux  récentes  démonstrations  du  Fanar  inspiré  par 
la  Russie.  Ces  tristes  menées  ne  sauraient  être  pour  eux  qu'une  occa- 
sion de  plus  de  préciser  leurs  formules  et  de  retremper  leur  patrio- 
tisme dans  la  lutte. 

La  situation  actuelle  du  roumanisme,  comme  toute  son  histoire,  se 
montre  à  découvert  dans  ce  combat  entre  le  patriotisme  latin  des 
Moldo-Valaques  et  les  intrigues  gréco-russes.  Mal  servi  par  les  hommes 
qu'il  a  portés  au  pouvoir,  persécuté  avec  acharnement  par  les  Grecs  et 
les  Russes,  peu  favorisé  par  les  Turcs,  le  roumanisme  survit  pourtant 
et  prospère;  il  règne  en  Holdo-Valachie;  il  possède  la  Bucovine,  la 
Hongrie  orientale  et  la  Transylvanie  en  dépit  des  Magyares,  la  Bessarabie 
malgré  les  Russes,  et  il  a  établi  entre  tous  les  pays  roumains  un  lien 
d'idées  et  d'intérêts  non  moms  fort  que  celui  du  sang.  Les  Kutzovla- 
ques,  qui  habitent  de  l'autre  côté  du  Danube,  principalement  dans  les 
montagnes  de  la  Macédoine,  isolés  ainsi  de  la  Holdo-Valachie  et  de  la 
souche-mère  de  leur  race,  destinés  sans  doute  à  êlre  entraînés  un  jour 
avec  les  Albanais  dans  le  mouvement  illyrien  ou  hellénique,  sont  les 
seuls  peuples  roumains  qui  fassent  défaut  au  roumanisme.  Les  Tran- 
sylvains, au  contraire,  qui  avaient  été,  dès  le  dernier  siècle,  les  pro- 
moteurs des  études  historiques  et  philologiques,  blessés  par  les  pré- 
tentions magyares,  après  quelques  années  de  repos,  sont  rentrés  en 
lice  et  marchent  hardiment  de  front  avec  les  Holdo-Valaques.  Les 
Bucovinois,  attachés  au  royaume  de  Gallicie,  peu  nombreux  et  peu 
organisés  pour  la  lutte,  y  adhèrent  du  moins,  et  en  suivent  fraternel- 
lement toutes  les  phases.  Enfin  les  Bessarabes,  quoique  enchaînés  à  la 
Russie  à  titre  de  conquête  et  dépouillés  des  institutions  qui  leur  avaient 
été  garanties  à  l'époque  de  l'annexion,  prennent  une  part  active  à 
l'œuvre  littéraire  de  la  Moldo-Valachie  et  de  la  Transylvanie,  et,  si  sé- 
vère que  soit  la  réserve  imposée  à  la  parole  dans  un  pays  placé  sous 
xm  tel  gouvernement,  ils  savent  encore  servir  la  pensée  commune  par 
le  culte  pacifique  de  la  langue  nationale  et  l'étude  des  traditions.  La 
^Boroanie  entière  est  donc  fidèle  à  cette  foi  en  la  race  qui  fait  de  tous 
les  Roumains  un  seul  peuple,  et  qui,  en  lui  rendant  la  jeunesse  et  la 
^e,  lui  promet  aussi  l'unité  politique. 

La  Moldo-Valachie  demeure  jusqu'à  présent  le  point  vers  lequel  con- 

"^!«rge  et  où  se  résume  ce  grand  travail  des  esprits,  et  c'est  là  aussi, 

^uoi  que  fassent  les  Fanariotes  et  les  Russes,  que  l'idée  a  le  plus  de 

%[ioyens  de  pénétrer  bientôt  dans  les  faits.  Le  moment  arrive  où  une 

^nération  nouvelle  et  plus  forte,  sans  être  moins  modérée  que  celles 

C[ui  ont  précédé,  va  entrer  dans  la  carrière  politique  et  y  porter  fran- 

TOME  XXI.  9 


iSO  iBVui  MB  mm  mordis. 

chement  les  souvenirs  et  les  auditions  du  roumapisme.  Le  parti  des 
vieux  Valaques,  décimé  chaque  jour  par  l'âge,  laisse  vacantes  des  posî* 
tioDS  administratives  qui  bientôt  ne  pourront  plus  être  remplies  quo 
par  les  jeunes  VeUaquês.  Fussent-ils  même  condamnés  à  rester  en  de** 
hors  des  affaires  et  à  n'employer  qu'à  des  travaux  littéraires  et  à  la  po- 
litique spéculative  leurs  connaissances  acquises,  le^  jeunes  Valaques  se- 
raient maîtres  de  Topinion  et  pèseraient  toujours  d'un  grand  poids  sur 
la  marche  des  choses.  Peut-être  même  ne  serait-ce  pas  sans  danger  que 
les  hospodars  égaieraient  de  se  passer  de  leur  concours.  Les  jeunes 
Valaques,  tout  en  se  réservant  de  qualifler  comme  il  convient  les  mal- 
versations patentes  de  Michel  Stourdza  et  les  défaillances  politiques  de 
George  Bibesco,  n'ont  point  contre  ces  princes  de  parti  pris,  aucun 
projet  d'hostilité,  ni  même  aucun  sentiment  de  rancune.  L'appui  de  ce 
parti  nouveau  est  cependant  conditionnel,  et  si  les  princes  actuels,  au 
lieu  d'accepter  ce  que  le  roumanisme  a  de  praticable  dans  les  circon* 
stances  présentes,  au  lieu  de  lui  permettre  de  se  développer  tranquiUe- 
ment  et  pacifiquement  par  la  publicité  ou  dans  les  écoles,  s'avisaient  de 
combattre  la  publicité  par  la  censure,  comme  il  est  arrivé  trop  sou** 
vent,  ou  d'entraver  la  propagation  de  la  langue  et  de  la  littérature 
nationale  dans  l'enseignement  supérieur,  comme  ils  l'essaient  aiyour* 
d'hui  sous  le  faux  prétexte  de  favoriser  la  langue  française;  si,  effirayés 
par  les  menaces  des  Fanariot^,  ils  leur  rendaient  quelque  peu  de  leur 
influence  perdue;  s'ils  se  prosternaient  trop  com plaisamment  devant 
les  illégalités  diplomatiques  que  se  permet  si  fréquenunent  le  pro* 
tectwrat,  alors  \e^  jeunes  Valaques  seraient  bien  forcés  de  se  prononcer 
contre  ces  princes  infldèles  à  leur  origine,  de  les  poursuivre  par  une 
opposition  formelle  et  systématique.  Puis,  reprenant  peui-étre  la  con- 
fiance avec  laquelle  Vladimiresco  en  appelait  naguère  des  hospodars 
fanariotes  au  sultan,  ils  verraient  s'il  n'est  point  enfin  parmi  eux  quel- 
que autre  boyard  dont  on  puisse  faire  un  prince  qui,  respectueux  pour 
la  suzeraineté  ottomane,  saurait  enfin  continuer  largement  les  tradi- 
tions de  1821  et  mettre  le  pouvoir  auxmams  du  roumanisme.  Dans  tous 
les  cas,  que  la  pensée  nationale  s'empare  du  gouvernement  du  pays, 
soit  parce  que  les  princes  actuels  ne  craindraient  point  de  lui  ouvrir 
leurs  bras,  soit  parce  qu'elle  aurait  elle-même  élevé  sur  le  trône  un 
prince  de  son  choix,  ce  jour  sera  le  plus  beau  qui  ait  depuis  long* 
temps  brillé  sur  les  principautés  et  sur  la  Remanie.  11  portera  la  lu«- 
mière  et  la  joie  dans  toutes  les  directions,  de  la  mer  Noire  à  la  Theiss, 
du  Danube  au  Dniester.  Les  Transylvains ,  qui  ne  manquent  jamais 
d'appeler  les  deux  principautés  leur  patrie,  croiront  eux-mêmes  triom- 
pher. Les  Bessarabes  oseront  de  tout  ce  qui  leur  reste  de  liberté  pour 
applaudir  au  succès  de  leurs  frères  valaques,  et  il  y  aura  ainsi  des 
hommes  heureux  par  la  pensée  roumaine  jusque  sous  le  sceptre  des 


LA  MOLDO-VALAGHIE  BT  US  KOnVBMBNT  ROUMAIN.  131 

oan.  €e  jour-là  aiMsi»  par  la  vertu  de  «cette  communauté  d^iatentioiis 
et  par  l'effet  universel  de  la  victoire  des  Hoido-ValaqueSy  Funité  rou- 
maine aura  fait  ub  pas  décisif,  et  le  mouvement  roumain  sera  devenu 
«ne  des  puissances  morales^  une  des  forces  politiques  lesplus  grandes 
de  TEarope  orientale. 

m. 

L'attitude  mâme  de  la  société  Talaque,  observée  à  Bucheo^est,  for* 
tifiait  en  moi  cette  impresûon  de  confiance  dans  l'avenir  du  rouma- 
nisme.  Les  Roumains  des  villes  ne  craignent  point  d'afficher  leurs 
antipathies  et  leurs  goûts.  De  même  que  le  paysan  valaque,  dans  sa 
détresse,  trouve  un  grand  plaisir  à  psu'odier  le  costume,  les  manières 
et  le  langage  de  ses  boyards ,  les  boyards  se  délectent  à  déchirer 
leurs  adversaires  politiques  par  des  épigrammes,  des  bons  mots^  qui 
lont  pnxnptement  fortune,  et  des  chansons,  qui  drculent  manuscrites. 
n  existe  un  mot  terrible  qu'on  lance  d'ordinaire  comme  une  flé- 
trissure aux  Fanariotes  et  même  aux  Yalaques  suspects  dé  relations 
avec  le  consulat  russe  ou  avec  le  Fanar.  C'est  le  mot  historique  de 
eioeoi  (chiens  couchaos,  pieds  plats),  d'où  l'on  a  fait  ciocùïsme,  pour  dé- 
signer cette  servilité  à  toute  épreuve  sur  laquelle  les  princes  fanariotes 
avaient  voulu  fonder  leur  domination  en  Holdo-Valachie,  et  qui  répu- 
gnait si  profondément  à  la  fierté  roumaine.  Si  l'on  épuise  ainsi  pour 
les  Fanariotes  les  armes  de  la  raillerie  et  du  dédain,  c'est  une  haine 
toute  virile  que  l'on  ressent  pour  les  Russes.  Ces  ennemis  puissans  du 
roomanisme,  dontquelques-uns  sont  des  hommes  de  mcBurs  polies,  d'un 
espritdistingué  et  plein  de  ressources  pour  la  conversation  comme  pour 
l'action,  diplomates  d'ailleurs  sans  rivaux  en  Europe,  expient  par  leur 
impopularité  les  cruelles  ii^ustioes  de  leur  gouvernement,  et  ils  ne 
sont  jamais  reçus  à  Bucharest  que  par  ces  mots  promptement  répétés 
par  l'écho  de  tous  les  salons  :  Encore  un  Russe!  Par  im  contraste  qui 
a  un  sens  politique  très  digne  de  remarque,  si  un  Turc  de  distinction 
arrive  une  fois  en  dix  ans  à  Bucharest,  il  y  est  accueilli  avec  une  ama- 
bilite  empressée;  il  est  l'objet  d'une  curiosite  universelle;  chacun,  sui- 
vant les  convenances  de  rang,  veut  l'avoir  à  sa  table,  et  l'on  répète 
long-temps  encore  après  son  départ  :  Enfin  nous  avons  vu  un  TurcI 
Bien  que  les  Russes  s'amusent  à  dépeindre  partout  les  suzerains  des 
principautés  comme  d'impitoyables  tyrans  dépourvus  de  tout  savoir- 
vivre,  la  politique  et  le  bon  sens  rallient  autour  d'eux  tes  patriotes,  qui 
-se  plaignent  seulement  de  l'indifférence  avec  laquelle  ces  maîtres  in- 
soucians  laissait  les  Russes  empiéter  sur  les  droits  du  pays  et  sur  ceux 
delà  suierainete.  Cette  répulsion  instinctive  et  naturelle  que  la  sociéte 
Talaque  éprouve  en  face  des  Russes  est  la  raison  principale  pour  la- 


132  nvtm  WA  BBtl  UOKÙÊÊ. 

quelle  les  Roumains  se  jettent  dans  les  bras  des  Turcs,  où  ils  voudraient 
trouver  un  abri  suffisant  contre  les  caresses  ou  les  menaces  de  la  di- 
plomatie moscovite.  Certes,  les  Moldo-Valaques  prétendent  tenir  leur 
drapeau  national  à  la  hauteur  où  Théodore  Vladimiresco  Fa  placé:  mais 
ils  ne  veulent  pas  plus  que  lui  s'associer  à  une  politique  qui  aurait  pour 
but  et  pour  effet  la  ruine  de  Fempire  ottoman.  S'il  y  avait  à  Jassy  ou 
àBucharest  un  parti  qui"  fût  révolutionnaire,  qui  prêchât  Fmdépen- 
dance  des  principautés,  qui  cherchât  à  briser  les  liens  de  vassalité  par 
lesquels  la  Holdo-Valachie  se  trouve  solidaire  de  la  destinée  de  l'em- 
pire ottoman,  ce  ne  pourrait  être  que  ce  parti  gréco-russe  qui ,  redou- 
tant l'âge  mûr  de  la  Romanie,  a  déjà  plus  d'une  fois  tenté  de  la  lancer 
dans  les  aventures  pour  mieux  Fétouffer  dans  son  berceau;  ce  serait 
ce  déplorable  parti  gréco-russe  qui,  en  mettant  les  Fanariotes  Ypsi- 
lanti  et  Havrocordato  à  la  tête  de  la  glorieuse  insurrection  de  FHellade, 
Feût  fait  tourner  au  profit  de  la  Russie,  sans  le  patriotisme  et  la  pré- 
voyance des  vrais  Hellènes  du  Péloponèse  et  des  îles;  ce  serait  ce  même 
parti  gréco-russe  qui,  en  i842,  agitait  la  Bulgarie,  Fensanglantait,  et, 
pénétrant  les  armes  à  la  main  dans  la  ville  valaque  d'Ibraïla,  tentait 
vainement  d'entraîner  la  principauté  dans  une  insurrection  où  elle 
n'eût  triomphé  que  pour  tomber  sous  la  main  des  Russes.  Heureuse- 
ment cette  tentative  insensée  ne  réussissait  qu'à  faire  ressortir  une  fois 
de  plus  la  prudence  des  Roumains  et  à  méritera  la  Russie  cette  solen- 
nelle déclaration  du  vieux  Buzoiano,  président  du  tribunal  chargé  du 
jugement  de  Faffaire,  «  qu'il  n'y  avait  pas  à  poursuivre  dans  une  ques- 
tioii*où  à  chaque  pas  la  justice  découvrait  pour  principal  coupable  sa  ma- 
jesté l'empereur  de  toutes  les  Russies.  »  Les  Moldo-Valaques  sont  donc 
les  soutiens  de  la  paix,  de  la  stabilité,  de  l'intégrité  de  Fempire  turc 
contre  la  Russie,  puissance  essentiellement  révolutionnaire  en  Orient 
Cet  état  des  esprits  en  Moldo-Valachie  est  d'une  importance  consi- 
dérable pour  le  présent  et  pour  l'avenir  de  la  Turquie  d'Europe.  Soit 
que  la  Russie  la  menace  un  jour,  la  force  en  main,  ou  s'applique  à  la 
ruiner  sourdement  par  les  influences  morales  du  panslavisme,  les  Hoido» 
Valaques  sont  pour  la  Turquie  sur  le  Danube  un  rempart  à  la  fois  ma- 
tériel et  moral.  Si  Fon  considère  que  les  Bessarabes  occupent  tout  le 
territoire  compris  entre  le  Dniester  et  les  embouchures  du  Danube,  et 
que  d'ailleurs  la  roule  ordinaire  de  Moscou  en  Bulgarie  et  à  Constanti- 
nople  traverse  la  Moldavie  et  la  Valachie,  on  voit  que  les  Russes  ne  peu- 
vent franchir  le  Danube  sans  passer  par-dessus  le  corps  des  cinq  mil- 
lions de  Roumains  de  ces  trois  provinces.  Depuis  que  la  Pologne  a 
succombé  et  qu'elle  a  cessé  d*être  militairement  à  Favant-garde  de  la 
Turquie  comme  de  l'Occident,  les  Holdo-Valaques  sont  donc  les  pre- 
miers en  ligne  pour  la  défense  de  l'empire  turc,  et  le  roumanisme  se 
trouve  l'adversaire  naturel  des  Russes,  Fallié  nécessaire  de  quiconque. 


LA  MOLDO-yALÂGHIB  BT  LE  MOUVEMEIIT  ROCMAllf.  133 

peuple  ou  gouvernement,  veut  empêcher  le  panslavisme  de  dompter 
ou  de  tromper  les  Slaves  de  l'Autriche  et  de  la  Turquie.  Réunis  aux 
Magyares  de  la  Hongrie,  avec  lesquels  ils  forment  douze  millions 
d'hommes,  les  Roumains  sont  répandus  de  l'est  à  Fouest ,  de  la  mer 
Noire  aux  portes  de  Vienne,  sur  un  front  de  bataille  qui,  appuyant  le 
tchékisme,  fortifiant  Fillyrisme  dans  le  sentiment  de  son  individualité 
et  dans  sa  crainte  des  Russes,  protège  encore  ce  qui  reste  aujourd'hui 
de  la  race  ottomane. 

Cette  position  des  principautés  et  l'attitude  prise  par  les  Holdo-Vala- 
ques  depuis  quelques  années  devraient  sans  contredit  assurer  à  ces  peu- 
ples l'attention  et  la  bienveillance  de  la  Turquie  et  des  états  de  FEurope 
occidentale,  engagés  avec  elle  dans  cette  question  d'Orient,  tant  de  fois 
traitée  et  jamais  résolue.  Et  cependant  que  se  passe-t-il  sous  nos  yeux? 
Cest  que  les  Turcs ,  qui  trouvent  dans  les  Holdo-Valaques  des  vassaux 
d'une  fidélité  éprouvée,  laissent  la  diplomatie  russe  ourdir  à  plaisir  ses 
intrigues  au  miUeu  des  principautés,  se  font  quelquefois  ses  instrumens 
et  se  prêtent  eux-mêmes,  par  négligence,  à  des  actes  destructifs  de  leur 
r  suzeraineté.  D'un  autre  côté,  la  France  et  FAngleterre,  trop  peu  in- 
struites peut-être  des  véritables  ressources  de  la  Turquie,  ne  songent 
nullement  à  empêcher  les  Holdo-Valaques  d'être  protégés;  elles  les 
voient  sans  émotion  dépensant  une  activité  précieuse,  digne  d'un  autre 
objet,  à  repousser  un  protectorat  contraire  à  Fesprit  et  à  la  lettre  des 
traita,  et  semblent  ne  pas  comprendre  encore  que  ces  peuples  délaissés 
luttent  dans  l'intérêt  de  tout  FOrient. 

Toutefois,  dût  cet  isolement  se  prolonger  long-temps,  celui  qui  a  pu 
observer  de  près  le  mouvement  roumain  emporte  la  confiance  que  les 
Moldo-Valaques  ne  perdront  point  courage.  Le  terrain  qu'ils  occupent 
aujourd'hui,  ils  ont  eu,  en  quelque  sorte,  à  le  reconquérir  pied  à  pied. 
Dans  cette  voie  pénible,  ils  ont  marché  sans  appui  du  dehors,  par  des 
sacrifices  et  dès  dévouemens  dont  le  mérite  appartient  à  eux  seuls.  Us 
(mt  ainsi  d'avance  et  par  leur  seule  énergie  marqué  leur  place  et  leur 
rôle  pour  le  jour  où  quelque  gprande  vicissitude  transformerait  en  réa- 
lités les  rêves  généreux  de  FEurope  orientale.  L'orgueil  de  la  pensée 
roumaine,  ce  serait  de  constituer  alors' une  Romanie  unitaire,  et,  pen- 
dant que  les  Ulyriens  de  la  Turquie  et  de  FAutriche  rempliraient  Fes- 
pace  laissé  vide  par  les  Ottomans  entre  la  rive  droite  du  Danube  et 
Gonstantinople,  de  former  sur  Fautre  rive,  entre  la  mer  Noire  et  la 
Theiss,  un  état  assez  fort  pour  prendre  ou  conserver  vis-à-vis  de  la 
Russie,  au  nom  des  intérêts  de  FEurope  latine,  le  rôle  d'une  sentinelle 
Tîgilante  et  sûre.  Tel  est  le  vœu  dont  le  mouvement  roumain  deviendra,. 
nous  Fespérons,  l'expression  de  plus  en  plus  précise,  et  vraisemblable- 
ment ce  n'est  pas  la  France  qui,  bien  informée,  découragera  jamais 
nne  pareille  anibition. 

H.  Dbsprez. 


weaaam 


ETUDES 


flUI 


L'ART  EN  ITALIE. 


m. 

RAPHAËL. 


Raphaël  eut  pour  premier  mattre  son  père,  Gioyanm  de'  Santi, 
peintre  médiocre,  mais  doué  d'un  rare  bon  sens,  et  qui  comprit  an 
bout  de  quelques  mois  toute  FinsufQsance  de  son  ensdgnement  Gio- 
vanni de'  Santi  avait  reconnu  chez  son  fils  les  plus  heureuses  disposi- 
tions et  s'était  hâté  de  les  cultiver  avec  un  soin  assidu.  Gomme  s'il  eût 
pressenti  les  hautes  destinées  de  l'enfont  qui  devait  illustrer  son  nom, 
il  ne  voulut  gêner  en  rien  le  développement  des  facultés  qui  s'annoii- 
çaient  d'une  manière  si  éclatante;  il  contemplait  avec  une  joie  niâée 
d'orgueil  les  moindres  dessins  tracés  par  celte  main  encore  inexpéri- 
mentée, et  qui  déjà  pourtant  trouvait  moyen  de  donner  à  toutes  les 
figures  une  grâce  singulière.  L'enfance  de  Raphaël  fut  entourée  de  ca- 
resses, et  il  semble  que  le  bonheur  de  ses  premières  années  ait  exercé 
une  influence  décisive  sur  l'épanouissement  de  son  génie.  Sa  mère  n'a- 
vait voulu  céder  à  personne  le  soin  de  veiller  sur  ses  premiers  pas,  elle 
l'avait  nourri  de  son  lait;  craignant  qu'il  ne  contractât  chez  les  gens 


RAPHAËL.  135 

de  la  campagne  des  habitudes  grossières,  que  son  imagination  ne  perdit 
loin  de  la  famille  la  fleur  de  sa  pureté^  elle  le  garda  près  d'elle  et  suiyit 
d'un  ceil  jaloux  tous  les  instincts  qui  se  révélaient  dans  cette  ame  na- 
turellement portée  à  la  tendresse.  Entre  les  caresses  de  sa  mère  et  les 
leçoDS  de  son  père,  Raphaël  grandit  et  suivit  l'impulsion  de  sa  pensée. 
Dès  qu'il  sut  manier  un  pinceau ,  comprenant  toute  l'importance  de  la 
docilité,  ou  plutôt  devinant  ce  qu'il  ne  pouvait  comprendre  encore, 
pressentant  par  intuition  toute  la  fécondité  de  l'obéissance,  après  avoir 
esquissé  d'une  main  rapide  les  caprices  de  son  imagination  naissante, 
il  œnsacrait  de  longues  heures  à  aider  son  père  dans  ses  travaux.  II 
exécutait  comme  un  ouvrier  dévoué  les  pensées  qu'il  n'avait  pas  con- 
çues et  achevait  avec  bonheur  la  tâche  qui  lui  était  assignée.  Cette  vie 
laborieuse  et  obscure  aurait  pu  durer  plusieurs  années,  si  Giovanni  de' 
Santi  ne  se  fût  aperçu  que  son  élève,  grâce  à  sa  docilité  merveilleuse,  en 
savait  déjà  autant  que  lui  et  ne  pouvait  plus  rien  apprendre  sans  le  se- 
cours d'un  maître  plus  savant.  Si  le  père  de  Raphaël  eût  connu  l'ava- 
rice, il  aurait  gardé  son  fils  près  de  lui,  et,  trouvant  dans  ce  talent  pré- 
coce une  mine  à  exploiter,  il  se  fût  bien  gardé  de  le  confier  à  des  mains 
pins  habiles.  Heureusement  Giovanni  de'  Santi  comprenait  toute  la 
gravité,  toute  l'étendue  des  devoirs  qui  lui  étaient  imposés;  il  se  fût 
reproché  comme  une  faute  indigne  de  pardon  d'entraver  le  dévelop- 
pement des  facultés  merveilleuses  que  le  ciel  avait  départies  à  son  en- 
fuit. Il  eût  rougi  d'enchatner  l'essor  de  cette  ame  active  et  passionnée 
pour  entasser  dans  sa  maison  quelques  sacs  d'écus.  Il  n'avait  qu'un  fils 
et  vrvait  en  lui  tout  entier;  éclairé  par  un  instinct  tout-puissant,  il  en- 
trevoyait déjà  la  gloire  qui  allait  couronner  ce  jeune  front,  et  sentait 
qe'il  ne  pouvait  garder  plus  long-temps  son  fils  près  de  lui  sans  mé- 
cemialtre  la  volonté  divine.  Pierre  Vanucci,  connu  dans  l'histoire  de  la 
peinture  sous  le  nom  du  Pérugin,  jouissait  alors  d'une  éclatante  re- 
nommée; Giovanni  de'  Santi  résolut  de  lui  confier  l'éducation  de  Ra- 
phaël, n  se  rendit  à  Pérouse  pour  arrêter  les  conditions  de  l'engage- 
ment, car,  au  xv*  siècle,  on  ne  pouvait  entreprendre  l'étude  de  la 
pmnture  sans  passer  avec  le  maître  qu'on  avait  choisi  un  véritable  con*- 
trat  d'apprentissage.  La  biographie  des  artistes  les  plus  célèbres  ne 
î  aucun  doute  à  cet  égard.  Le  Pérugin  était  à  Rome  et  devait  revenir 
quelques  semaines.  En  attendant  son  retour,  pour  ne  pas  perdre 
mm  temps,  Giovanni  de'  Santi  fit  marché  pour  la  décoration  d'une  cha- 
pelle et  se  mit  à  Foeuvre.  Dès  que  Pérugin  fut  revenu,  Giovanni,  avant 
de  hii  communiquer  son  projet,  s'efforça  de  gagner  son  amitié.  Une 
toi»  admis  dans  son  intimité,  il  lui  parla  de  son  fils  et  des  espérances 
qu'il  avait  conçues;  Pérugin  accueillit  avec  un  sourire  bienveillant  cette 
eonfidence,  empreinte  à  la  fois  de  tendresse  et  d'orgueil;  il  ne  pouvait 
rien  décider,  rien  prédire,  rien  promettre,  avant  d'avoir  vu  les  dessms 


i36  RETUB  DBS  DEUX  MONDES. 

de  cet  enfant  que  son  père  vantait  avec  tant  d'assurance.  Giovanni 
partit  pour  Urbin,  avec  la  ferme  résolution  d'emmener  son  fils  et  de 
le  confier  au  Pérugin.  La  mère  de  Raphaël  n'entendit  pas  sans  pâlir  le 
projet  de  son  mari;  elle  pleura  en  voyant  partir  Tenfant  qui  jusque-là 
ne  l'avait  jamais  quittée;  elle  couvrit  de  baisers  les  tresses  blondes  où 
elle  avait  si  souvent  promené  son  regard  attendri.  Cependant  Tespé- 
rance  d'une  prochaine  réunion  adoucit  l'amertume  des  adieux,  et  Ra- 
phaël suivit  son  père  à  Pérouse.  Le  Pérugin,  en  examinant  les  dessins  de 
son  futur  élève,  ne  put  se  défendre  d'un  mouvement  de  surprise  et  se 
sentit  disposé  à  partager  les  orgueilleuses  espérances  qu'il  avait  d'abord 
accueilUes  en  souriant.  Il  découvrait  dans  ces  figures,  tracées  par  la  main 
d'un  enfant,  une  grâce  et  en  même  temps  une  grandeur  dont  il  n'eut 
jamais  le  secret,  et  qui  ne  pouvaient  manquer  de  l'étonner.  Il  éprouva 
bientôt  pour  Raphaël  une  affection  toute  paternelle  et  suivit  ses  pro- 
grès avec  un  zèle  assidu,  avec  une  admiration  croissante.  Il  fut  d'abord 
touché  et  bientôt  flatté  de  la  docilité  de  son  élève.  Chacune  de  ses  le- 
çons portait  ses  fruits;  dès  qu'il  avait  expliqué  en  quelques  mots  un  des 
principes  de  son  art,  l'intelligence  de  Raphaël  le  saisissait  avidement, 
le  fécondait  par  la  réflexion,  et  bientôt  sa  main  enfantait  sans  hésiter 
une  œuvre  dont  le  maître  s'étonnait  à  bon  droit.  Quoique  Pérugin  eût 
de  lui-même  une  très  haute  opinion,  quoiqu'il  vît  dans  le  nombre  et  la 
popularité  de  ses  compositions  un  légitime  sujet  d'orgueil,  il  ne  tarda 
pas  à  comprendre,  comme  Giovanni  de'  Santi,  que  son  élève  en  savait 
autant  que  lui.  Plein  de  confiance  dans  le  talent  qui  avait  grandi  sous 
ses  yeux,  il  associa  sans  hésiter  Raphaël  à  ses  travaux.  Raphaël  justifia 
pleinement  la  confiance  de  son  maître,  et  poussa  si  loin  la  fidélité  de 
l'imitation,  que  bientôt  il  fut  impossible  de  distinguer  dans  un  tableau 
les  figures  qui  lui  appartenaient  de  celles  qui  appartenaient  au  Péru- 
gin. Le  jeune  Sanzio  avait  si  bien  réussi  à  s'identifier  avec  son  maître, 
il  avait  pénétré  si  complètement,  il  s'était  approprié  avec  tant  de  bon- 
heur tous  les  secrets  du  style  qu'il  devait  plus  tard  agrandir  et  trans- 
former; en  attendant  l'heure  où  il  pourrait  se  montrer  lui-même,  il 
avait  enrôlé  toutes  ses  facultés  au  service  d'une  pensée  qui  n'était  pas 
la  sienne  avec  tant  d'abnégation ,  que  sa  manière  se  confondait  avec 
celle  du  Pérugin  et  trompait  les  yeux  les  plus  clairvoyans.  Cette  abo- 
lition Volontaire  de  toute  personnalité,  qui  certes  n'eût  pas  été  sans 
danger  pour  une  nature  de  second  ordre,  ne  fut  pour  lui  qu'une 
épreuve  dont  il  sortit  vainqueur.  Plus  tard,  quand  il  reconnut  toute  la 
sécheresse,  toute  l'indigence  de  cette  première  manière,  pour  l'oublier 
complètement,  pour  dépouiller  sans  retour  les  habitudes  que  son  goût 
condamnait,  il  eut  à  soutenir  une  lutte  courageuse;  mais  tant  que  ses 
yeux  ne  furent  pas  dessillés,  tant  qu'il  n'eut  rien  vu  qui  lui  semblât 
supérieur  aux  œuvres  du  Pérugin,  il  les  imita  avec  une  docilité  qui,  ea 


RAPHABL.  137 

laissant  sommeiller  sa  pensée,  donnait  à  sa  main  l'occasion  de  s'exercer 
sans  relâche.  U  acquit  ainsi  une  rapidité  d'exécution  que  lui  eussent 
enviée  les  maîtres  les  plus  habiles.  Sous  la  discipline  du  Pérugin,  Ra- 
phaël ne  pouvait  devenir  savant  dans  la  véritable  acception  du  mot. 
0>nmient  en  eflTet  le  Pérugin  eût-il  livré  ce  qu'il  ne  possédait  pas  lui- 
mènie?  Hais  Raphaël  se  familiarisait  avec  toutes  les  traditions  de  la 
peinture  religieuse;  il  apprenait  à  parler  avec  abondance  la  langue 
qu'il  devait  bientôt  enrichir  et  renouveler.  Cependant,  malgré  son  res- 
pect pour  les  préceptes  du  maître,  le  jeune  Sanzio  agrandissait  le  style 
de  son  dessin  en  consultant  la  nature,  que  le  Pérugin  n'avait  jamais  étu- 
diée avec  un  soin  scrupuleux.  Sans  quitter  l'école  où  son  père  l'avait 
placé,  il  commençait  à  se  frayer  une  route  où  le  Pérugin  ne  songeait 
pas  à  le  suivre.  Un  de  ses  condisciples  plus  âgé  que  lui,  Pinturicchio, 
qui  déjà  avait  exécuté  à  Rome  des  travaux  assez  nombreux,  et  qui  de- 
Tait  pendant  toute  sa  vie  reproduire  fidèlement  la  manière  du  Pérugin 
sans  songer  à  lui  donner  plus  de  grandeur  et  de  grâce,  ayant  été  chargé 
de  retracer  dans  la  cathédrale  de  Sienne  les  principaux  événemens  de 
la  vie  de  Pie  II,  et  se  déflant  à  bon  droit  de  ses  facultés  mventives,  jeta 
les  yeux  sur  lui  et  lui  proposa  de  l'associer  à  cette  entreprise.  Raphaël 
se  rendit  avec  empressement  au  désir  de  son  condisciple,  et  composa,  si 
nous  en  croyons  Vasari,  tous  les  cartons  d'après  lesquels  furent  exécu- 
tées les  fresques  de  Sienne.  Quelques  biographes  vont  même  plus  loin, 
et  affirment  que  Raphaël  ne  demeura  pas  étranger  à  la  reproduction 
de  ses  cartons.  Quelle  que  soit  la  valeur  de  cette  dernière  assertion ,  il 
est  certain  que  le  jeune  Sanzio  travaillait  activement  dans  la  cathé- 
drale de  Sienne,  lorsqu'une  circonstance  inattendue  vint  changer  la 
direction  de  ses  études,  et  dès-lors  commença  pour  lui  une  ère  nou- 
velle. On  s'entretenait  dans  toute  l'Italie  des  cartons  faits  à  Florence 
par  Léonard  de  Vinci  et  Michel-Ange.  La  renommée  de  ces  deux  ou- 
yrages  que  le  temps  nous  a  enviés,  mais  que  nous  connaissons  ce- 
pendant par  la  gravure,  éveilla  dans  l'ame  de  Raphaël  le  désir  de  visiter 
Florence.  Les  travaux  de  Sienne,  malgré  l'attrait  qu'ils  lui  ofbraient, 
malgré  le  nombre  et  la  variété  des  sujets  qui  excitaient  son  imagination 
naissante,  ne  purent  le  retenir  :  le  jeune  Sanzio  partit  pour  Florence. 
A  peme  arrivé  dans  cette  ville,  qui  n'est  pas  moins  féconde  en  ensei- 
gnemens  que  Rome  elle-même,  il  comprit  combien  il  était  loin  de  la 
vérité,  loin  de  la  beauté;  pour  la  première  fois  il  entrevit  le  but  su- 
prême de  l'art.  Toute  son  attention  se  porta  d'abord  sur  les  cartons  du 
Vinci  et  du  Buonarroti;  il  les  étudia,  il  les  copia  avec  un  soin,  avec  une 
persévérance  que  rien  ne  pouvait  lasser.  Pour  se  rendre  maître  de  cette 
manière  nouvelle,  pour  se  famiUariser  avec  le  style  savant  et  sévère  de 
ces  deux  modèles  incomparables,  il  lui  fallait  effacer  de  sa  mémoire 
presque  toutes  les  études  qu'il  avait  faites  sous  la  discipline  du  Pérugin^ 


139  RETUB  D|SS  DSra  MONDES. 

mais  il  com|Nrenait  si  bien  la  grandeur,  et  la  beauté  de  ces  deux  ca«Um$ 
qui  résolvaient  d'une  façon  éclatante  les  pr(d>lèni6s  les  [dus  difficiles  de 
la  peinture,  il  était  si  profondément  pénétré  du  bonheur  qui  lui  était 
échu,  il  acceptait  avec  tant  de  reconnaissance  les  leçons  que  lui  offraient 
Michel-Ange  et  Léonard,  qu'il  n'hésita  pas  à  se  débarrasser,  comme 
d'un  bagage  inutile,  de  tout  ce  qu'il  avait  appris  dans  Técole  du  Pé- 
rugin.  On  sait  que  le  carton  de  Léonard  représentait  un  groupe  de  ca* 
valiersi,  et  que  celui  de  Michel-Ange,  emprunté  à  la  guerre  de  Pise,  se 
compossttt  de  soldats  surpris  au  bain  par  un  détachement  ennemi.  I^ms 
ces  deux  cartons,  Léonard  et  Michel-Ange  avaient  accumulé  comme 
à  plaisir  toutes  les  diQkultés  que  peut  rêver  l'imagination  la  plus  hardie. 
Animés  d'une  émulation  généreuse,  ilsavaientvoulu  montrer  toute  leur  * 
science  et  résumer  en  quelque  sorte  leurs  études.  Si  la  force  leur  eût 
manqué,  on  aurait  pu  les  accuser  d'ostentation;  comme  l'habileté  de  la 
main  était  à  la  hauteur  de  la  volonté,  ce  reproche  tombait  de  lui-même 
et  faisait  place  à  l'étonneraent.  Raphaël  contemplait  avec  ivresse  ces 
deux  ouvrages  qui  n'ont  jamais  été  surpassés,  et  remerciait  Dieu  de 
l'avoir  appelé  à  la  vie  dans  un  siècle  honoré  par  de  tels  maîtres.  Pour- 
tant, quelle  que  fût  son  admiration  pour  le  carton  de  Michel-Ange,  il  se 
sentait  entraîné  par  une  prédilection  toute-puissante  vers  le  carton  de 
Léonard.  La  manière  savante  dont  Michel-Ange  avait  dessiné  ses  figures, 
les  attitudes  variées  qu'il  leur  avait  données,  la  précision  avec  laquelle 
il  avait  représenté  tous  les  muscles  mis  en  mouvement,  excitaient  en 
lui  une  légitime  surprise^  mais  il  se  sentait  ramené  par  un  attrait  invin- 
cible vers  le  groupe  de  cavaliers  où  Léonard  avait  su  concilier  l'énergie 
et  la  beauté.  Dans  le  carton  de  Michel- Ange,  la  science  domine  tout  et 
offre  au  spectateur  tant  de  sujets  d'étude,  que  l'esprit  satisfait  ne  songe 
pas  à  se  demander  si  tous  les  détails  de  cette  composition  peuvent  être 
approuvés  par  un  goût  sévère.  Entre  ces  deux  modèles,  il  ne  devait  pas 
hésiter  long-temps.  11  passait  de  longues  heures  devant  le  carton  de  Mi- 
chel-Ange, et  s'efforçait  de  conquérir  le  savoir  infini  qui  resplendit  dans 
cette  couvre^  mais  sa  passion  pour  la  beauté  le  conduisait  plus  souvent 
encore  devant  le  carton  de  Léonard.  Nous  ne  savons  pas  si  le  Sanzio  se 
lia  d'amitié  avec  le  Vinci  :  à  cet  égard,  les  biographes  gardent  le  silence. 
Toutefois,  qu'ils  aient  eu  ou  non  l'occasion  de  se  rencontrer,  Raphaël 
dut  rechercher  avidement  toutes  les  œuvres  de  Léonard.  Ces  deux  intel- 
ligences poursuivaient  avec  la  même  ardeur  la  grâce  et  la  beauté;  en 
voyant  les  têtes  peintes  par  le  Vinci,  ces  têtes  dont  le  sourire  et  le  re- 
gard ont  quelque  chose  de  divin,  le  Sanzio  dut  se  réjouir  comme  un 
poète  qui  voit  son  rêve  prendre  un  corps  et  marcher  devant  lui. 
'Michel- Ange  et  Léonard  ne  furent  pas  les  seuls  maîtres  consultés  à 
Florence  par  Raphaël;  les  leçons  de  ces  deux  maîtres  illustres,  si  fé- 
condes et  si  variées,  ne  pouvaient  épuiser  la  curiosité  d'un  esprit  tel 


raphabIm  iâ9 

qua  le  ma.  La  diapeUe  di»  Garmine,  que  Michel-Ange  et  Léonard 
afvaient  étudiée  aandûment  en  quittant  Fécole  du  Ghirlandiyo  et  de 
Vtf  roodÛQ,  cette  chapelle  où  Hasaccio  a  donné  la  mesure  complète  de 
aon  talent,  fut  pour  Raphaël  un  enseignement  dont  la  trace  est  facile  à 
seeoiinaitre  dana  les  oeuyres  da  sa  seconde  manière.  Les  peintures  de 
Mafiaecio  se  recammandaient  en  effet  à  Félève  du  Pérugin  par  un  mé- 
«ite  singulier  :  toutes  les  têtes  de  la  chapelle  du  Carminé  ont  une  phy- 
aiOBomîe  individuelle;  elles  ne  se  distinguent  ni  par  la  grâce,  ni  par 
l'âégance,  maïs  elles  présentent  une  variété  merveilleuse  de  types  étu- 
éiés  d'après  nature.  Cet  éloge  ne  s'adresse  qu'à  la  partie  de  la  chapelle 
peinte  pair  Masaecio;  appliqué  aux  figures  de  Mascdino  Panicale,  il  man- 
querait de  justesse.  Or,  chacun  sait  que  les  têtes  du  Pérugin  ont  le  mal^ 
heur  d'appartenir  presque  toutes  à  la  même  famille^  et  cette  parenté 
obstinée  imprime  aux  compositions  de  l'auteur  un  cachet  de  mono-^ 
tonie.  Masaecio,  on  s^en  aperçoit  sans  peine,  dessinait  rarement  une 
iâte  sans  avoir  le  modède  devant  les  yeux;  il  est  même  permis  de  croire 
qu'il  ne  modifiait  pas  volontiera  la  nature  après  l'avoir  consultée.  Dé-^ 
sespérant  de  surpasser  les  types  qu'il  avait  choisis  dans  la  réaUté,  il 
s'eflforçait  de  les  reproduire  aussi  nettement  qu'ilie  pouvait;  et  si  cette 
répugnance  à  corriger,  à  modifier  la  nature,  nuit  parfois  à  l'élégance 
de  la  composition,  on  ne  peut  nier  qu'elle  n'ajoute  singulièrement  à 
reneige,  à  la  vie  des  personnages.  Ce  mérite  ne  pouvait  manquer  de 
firapper  un  esprit  déhcat  et  dairvoyant  Raphaël,  d'après  le  témoignage 
de  ses  Uographes,  étudia  la  chapelle  du  Carminé  avec  autant  de  soin 
que  les  cartons  de  Michel-Ânge  et  de  Léonard.  Si  l'art  de  Masaccio  est 
un  art  infiniment  moins  avancé,  ce  qui  ne  saurait  nous  surprendre, 
puisque  Hasaccio  était  mort  quarante  ans  avant  la  naissance  de  Ra- 
phaël, il  est  utile  cependant  de  consulter  Hasaccio  même  après  Michel- 
Ange  et  Léonard.  A  cet  égard,  l'opmion  des  artistes  sérieux  n'a  jamais 
varié* 

Raphaël  se  lia  d'amitié  avec  Fra  Bartolommeo,  et  il  s'établit  entre 
eux  un  échange  de  leçons.  Le  jeune  Sanzio  apprit  de  Fra  Rartolommeo 
l'art  de  donner  à  ses  figures  une  couleur  phïs  éclatante  et  plus  vigou- 
reuse, et  lui  enseigna  le  choix  des  lignes  et  la  perspective.  Quant  aux 
ceuvresde  Giotto  et  de  Fra  AngeUoo,  Raphaël  les  a  certainement  consul- 
tées, mais  on  retrouverait  difficilemrat  la  trace  de  ces  deux  maîtres  en 
interrogeant  la  série  entière  de  ses  compositions.  U  n'a  pu  voir  sans  émo- 
tion, sans  attendrissement,  les  scèùes  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testa- 
ment retracées  par  ces  deux  imaginations  si  profondément  religieuses, 
car  Giotto  et  Fra  Angelico  seront  éternellement  admirés  pour  l'exprès* 
sion  qu'ils  ontsn  doimw  à  leurs  figures;  mais  au  tempsde  Giotto  l'artdu 
dessin  n'était  pas  né,  et  Fra  An^lieo,  né  plua  d'un  siècle  après  lui,  con- 
temporaio  d^  Masaccio^  n'a  jamais  accordié  dans  ses  compositions  qu'une 


140  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

importance  secondaire  à  la  beauté  de  la  forme  pour  se  préoccuper  exdBr 
sivementdu  sentiment  religieux.  De  ces  deux  maîtres,  le  premier,  mal- 
gré la  fécondité  de  son  génie,  n'ayait  pu  deviner  la  science  qui  était  en- 
core à  créer;  le  second,  pour  qui  la  peinture  était  avant  tout  un  moyen  de 
se  sanctifier,  de  glorifier  Dieu,  s'interdisait  le  culte  de  la  beauté  comme 
une  distraction  profane.  En  imitant  leur  style,  Raphaël  n'aurait  pu  que 
retourner  en  arrière,  et  i)  avait  trop  de  finesse  et  de  pénétration  pour 
commettre  une  pareille  méprise.  Il  n'est  pas  douteux  qu'il  n'ait  étudié 
Giotto  et  Fra  Angelico,  mais  ce  n'était  pour  lui  qu'une  étude  de  curio- 
siiéj  d'érudition;  il  comprenait  trop  bien  Fimportance,  la  nécessité  da 
progrès  pour  ramener  la  peinture  adolescente  au  bégaiement  du  pre- 
mier âge.  Tous  les  hommes  doués  d'une  véritable  force,  tous  les  ar- 
tistes qui  ont  une  pensée  à  exprimer  dédaignent  comme  stérile  le  culte 
du  passé.  Ce  culte  ne  peut  séduire  que  les  esprits  impuissans.  Croire 
que  le  passé  est  d'autant  plus  digne  d*étude,  d'autant  plus  digne  d'imi- 
tation, qu'il  est  plus  loin  de  nous,  est  un  pur  enfantillage.  Il  faut  choisir 
dans  le  passé  les  époques  vraiment  fécondes,  les  époques  où  l'art,  en 
possession  d'une  langue  claire  et  complète,  exprimait  nettement  sa  pen- 
sée, et  cette  langue,  dès  qu'on  en  possède  tous  les  secrets,  pn4oit  s'en 
servir  pour  exprimer  des  idées  nouvelles. 

Si  l'on  veut  avoir  une  idée  complète  de  la  première  manière  de  Ra- 
phaël, il  suffit  d'étudier  le  Mariage  de  la  Vierge,  placé  aujourd'hui  dans 
la  galerie  de  Brera,  à  llilan.  Cet  ouvrage  résume,  en  effet,  toute  la 
science  que  l'auteur  avait  acquise  avant  de  voir  Florence.  Quoiqu'U 
rappelle  un^  composition  du  Pérugin  sur  le  même  sujet,  il  est  certain 
cependant  qu'il  révèle  une  véritable  originalité.  Si  la  disposition  des 
figures  relève  plutôt  de  la  mémoire  que  de  l'imagination,  si  les  tradi- 
tions de  l'école  y  sont  encore  respectées,  la  grâce  idéale  des  figures,  le 
choix  des  draperies,  appartiennent  à  Raphaël,  et  l'on  chercherait  vaine- 
ment dans  la  série  entière  des  œuvres  du  Pérugin  quelque  chose  qui 
se  puisse  comparer  à  ce  précieux  tableau.  La  figure  de  la  Vierge  offre 
un  type  de  beauté  que  le  maître  du  Sanzio  n'a  jamais  égalé.  Harmonie 
des  lignes,  suavité  des  contours,  pudeur,  modestie,  rêverie  angélique, 
fraîcheur  du  coloris,  tout  se  trouve  réuni  dans  celte  Vierge  divine.  Il 
y  a  maintenant  près  de  trois  siècles  et  demi  qu'elle  est  sortie  des  mains 
de  Raphaël,  et  il  semble  qu'elle  ait  été  achevée  hier  seulement.  Les 
couleurs  ont  été  si  habilement  choisies  et  combinées  avec  tant  d'art  et 
de  bonheur,  que  la  peinture  a  défié  les  injures  du  temps  et  garde  une 
immortelle  jeunesse.  Sans  doute  il  est  facile  de  découvrir  dans  cette 
adorable  figure,  pour  peu  qu'on  l'étudié  attentivement,  plusieurs  dé- 
tails qui  manquent  de  naturel  et  de  vie.  Les  mains,  traitées  avec  un 
soin  remarquable,  n'ont  pas  toute  la  souplesse  qu'on  pourrait  souhai- 
ter. Les  doigts  sont  d'une  rare  élégance;  mais,  depuis  la  naissance  des 


RAPHABL.  Ml 

phalanges  jusqu'au  poignet,  la  forme  est  tellement  simplifiée,  qu'elle 
semble  à  peine  modelée.  Le  yisage  est  d'une  pureté  dont  on  cherche- 
rait vainement  le  modèle  sur  la  terre;  la  sérénité  du  regard  n*a  jamais 
été  surpassée;  la  bouche  sourit  avec  une  admirable  douceur,  mais  la 
iorme  des  lèvres  n'est  pas  précisément  ce  qu'elle  devrait  être;  ces  lèvres 
d  fines  et  si  fraîches  semblent  condamnées  à  Fimmobilité.  Cependant, 
malgré  ces  défauts,  qui  appartiennent  à  l'école  du  Pérugin,  le  Mariage 
4e  la  Vierge  est  empreint  d'un  charme  singulier;  il  est  impossible  de  le 
contempler  sans  émotion.  Le  groupe  de  jeunes  filles  qui  forment  le 
<X)rtége  de  la  Vierge  est  si  gracieux,  si  élégant,  si  pur,  que  le  regard 
ne  peut  s'en  détacher.  Saint  Joseph  et  les  jeunes  gens  qui  l'entourent 
ne  sont  pas  conçus  avec  moins  de  bonheur.  Le  temple,  qui  sert  de  fond 
au  tableau,  est  dessiné  avec  une  précision  qui  ne  laisse  rien  à  désirer. 
Tous  les  détails  en  sont  traités  avec  soin,  et  révèlent  chez  l'auteur  l'in- 
ielligence  parfaite  de  l'architecture,  mais  ils  sont  exécutés  de  façon  à 
ne  pas  distraire  l'attention;  ils  n'ont  pas  assez  d'importance  pour  faire 
tort  aux  personnages  :  c'est  une  preuve  de  savoir  donnée  sans  osten- 
tation. 

A  Florence,  le  talent  de  Raphaël  se  tranrforma.  Cette  métamorphose 
ne  s'opéra  pas  brusquement;  pour  l'accomplir,  l'élève  du  Pérugin  eut 
besoin  d'une  rare  persévérance,  mais  les  œuvres  de  Hichel-Ange,  de 
Léonard,  de  Masaccio,  avaient  dessillé  ses  yeux,  et  ne  lui  permettaient 
pas  d'hésiter.  La  route  qu'il  avait  suivie  jusque-là  n'était  pas.celle  de  la 
Tenté;  à  cet  égard,  il  ne  pouvait  conserver  aucun  doute.  S'enfermer 
"dansles traditions  d'une  école  dont  il  savait  maintenant  tous  les  défauts, 
c'était  renoncer  à  la  gloire  et  se  condamner  à  ne  jamais  occuper  que 
le  second  rang.  Raphaël,  qui  se  sentait  né  pour  les  grandes  choses,  prit 
^8on  parti  avec  courage.  Applaudi,  admiré,  déjà  célèbre,  il  résolut  d'ef- 
facer de  sa  mémoire  tous  les  préceptes  qu'il  avait  acceptés  comme 
vrais,  qu'il  avait  pratiqués  avec  soumission;  il  se  remit  à  l'étude  sans 
tenir  aucun  compte  de  ce  qu'il  avait  fait.  Sévère  pour  lui-même,  il  ne 
se  laissa  pas  détourner  de  cette  tâche  difficile  par  les  éloges  donnés  à 
rses  ouvrages.  U  comprenait  la  nécessité  de  répudier  sans  retour  le  style 
•de  ses  premières  compositions.  Pour  mener  à  bonne  fin  une  pareille 
entreprise,  il  fallait  une  rare  énergie;  Raphaël  mesura,  ^ns  s'eflt*ayer, 
la  route  laborieuse  qu'il  avait  à  parcourir,  et  accomplit  en  quatre  ans 
^ie  qu'il  avait  résolu.  U  avait  vingt  et  un  ans  lorsqu'il  reconnut  qu'il 
^'était  trompé,  à  vingt-cinq  ans  il  avait  réparé  son  erreur. 

Pour  apprécier  dignement  la  valeur  de  cette  transformation,  il  faut 
comparer  avec  le  Mariage  de  la  Vierge  le  Christ  porté  au  tombeau,  qui 
se  voit  aujourd'hui  à  Rome  dans  la  galerie  du  prince  Borgbese.  Entre 
ces  deux  ouvrages,  la  diflTérence  est  si  profonde,  qu'ils  ne  semblent  pas 
Jippartenir  au  mftme  auteur.  Le  style  du  Christ  au  tombeau  n'a  rien  à 


44S  RBYUB  n»  DTOX  MONDES. 

démêler  atec  Téeole  du  Pénigin;  il  rdève  directement  de  Léonard  et 
de  Masaccio.  Le  souvenir  de  Michel- Ange  n'est  pas  étranger  à  Texécur- 
tion  du  personnage  principal;  cependant  Raphaël,  en  peignant  cette 
figure,  parait  avoir  consulté  la  nature  plus  souvent  qud  te  carton  de  la 
guerre  de  Pise.  Au  lieu  d'étaler  avec  pompe  ses  connaissances  aoato*- 
miques,  il  s'est  efforcé  de  simplifier  les  détails  que  l'étude  hii  avait  ré* 
vélés.  Quant  à  l'expression  des  têtes,  on  ne  peut  rien  imaginer  de  plus 
admirable,  de  plus  vrai.  Jamais  la  douleur  ne  s'est  montrée  avec  plus 
de  grandeur,  avec  plus  d'évidence.  Tous  les  traits  du  visage  oonooorent 
à  la  manifestation  du  sentiment  qui  domine  les  personnages.  L'alflio- 
tion  de  saint  Jean  y  de  la  Vierge  et  des  saintes  femmes,  est  rendue  avee 
une  vivacité  dont  l'histoire  de  la  peinture  offre  peu  d'eiemples.  Sans 
le  secours  de  Léonard,  il  est  probable  que  Raphaël  n'eût  pas  trouvé  i 
vingUcinq  ans  les  têtes  si  profondément  désolées  du  Chriit  autombemi; 
c'est  une  compositi(m  vraimei^  pathétique  où  le  sentiment  religieux 
est  traduit  avec  une  incomparable  habileté. 

Raphaël  venait  d'écrire  au  duc  d'Urbin  pour  le  prier  de  le  recom^ 
mander  au  gonfalonier  de  Florence,  et  d'obtenir  pour  lui  la  décoratien 
d'une  salle  du  palais  de  la  république,  lorsqu'il  reçut  une  lettre  de 
fttunante  qui  l'appelait  à  Rome.  Jules  II  avait  réscdu  d'oruer  de  peiur- 
tures  murales  plusieurs  chancre»  du  Vatican ,  et  Bramante,  oncle  de 
Raphaël ,  chargé,  dans  le  palais  pontifical,  des  travaux  d'architecture, 
avait  saisi  avec  empressement  l'occasion  de  mettre  en  pleine  lumière  le 
talent  de  son  neveu.  La  lettre  de  Raphaël  au  duc  d'Urbin  et  la  lettre  de. 
Bramante  à  Raphaâ  sont  de  1508.  Nous  avons  vu  par  quelles  études 
laborieuses  Raphaël  s'était  préparé  à  raccomplisseme&t  des  oeuvres 
les  plus  difficiles;  sans  posséder  le  savoir  du  Viaci  et  du  Ibionarroti , 
il  était  cependant  en  mesure  d'aborder  les  entreprises  les  plus  im^ 
portantes.  Sans  attendre  \^  réponse  du  duc  d'Urbin,  sans  achever  ua 
tableau  commencé  pour  une  église  de  Florcœe ,  il  partit  le  ceeur 
plehi  de  joie  et  d'espérance»  Malgré  la  recommandation  de  Bramants, 
qui  répondait  de  son  neveu,  Jules  II,  dont  la  velouté  ne  savait  pas 
attendre,  avait  déjà  distribué  la  plus  grande  partia  des  travaux  à  peine 
conçus  dans  sa  pensée.  Toutefois,  sans  s'effrayer  du  nombre  et  de  la 
renommée  des  rivaux  qu'il  trouvait  sur  sa  rauée,  Raphaël  se  mit  à 
l'œuvre  et  conunença  sur-le-champ  la  décoration  d'une  salle  du  Va^ 
tican  appelée  Salk  éâ  la  ngmUure.  La  première  composition  qu'il  ea*- 
treprit  fut  la  ThMogU,  connue  géaéraîement  sûms  le  noqn  de  Ditpuêe 
duSaini'Sacrem€»$.  Quoique  plusieurs  parties  de  cette  vaste  ocMnposttion 
rappellent  les  premières  études  de  l'auteur,  quoique  Raphaël,  suivant 
les  traditions  de  son  premier  nsûUre,  y  ait  employé  l'or,  (tomt  plus  tari 
il  s'interdit  l'usage^  ou  m  sauirait  nier  pourtant  que  ta  Tki9lofi&  aa 
signale  glorieusement  H  Qommei^cemeut  d'une  ii:<Qi9ièiiie  maniën^ 


RAPflllkHU  443 

{tes  large,  pkn  libre,  plus  féomde,  phis  tarlée  <|iie  les  deux  mamères 
l^réoédentes.  Cette  fresque  admirable,  dent  te  siqet  réel  n'est  autre  que 
le  niTsI^  de  Teiicbarislie,  est  traitée  a^ec  uoe  franchise^  une  gra»- 
éeuTy  une  simplicité  au-dsflsus  de  toat^loge.  La  compesitioil  tout  en^ 
4ière  est  conçue  avec  une  hardiesse  qui  étonne  chez  uki  homme  de 
iringtK»q  ans^  qui  étonnerait  ehee  un  mfcitee  yieilli  dans  la  pratique 
>ée  la  peinture  flaonumentale.  A  voir  cette  oButie  si  claire,  délit  toutes 
les  parties  s'expliquent  si  natureUemeni  et  s'acooident  si  bien  entre 
«Iles,  il  semUe  qu'elle  n'ait  rien  coûté  à  rimaginatioti  de  Fauteur;  la 
IMnité,  quidominetoiltelasoène,  kspatnMtfcfaes,  lessaîats>  les  apôtres, 
les  évangélistes,  les  deotems,  tous  les  personnages^  en  un  knot,  ont  le 
caractère  )  Faocent  qui  leur  convient  Le  sentiment  religieux  anime 
toutes  les  physîooeanes^  se  révèle  dans  le  geste  et  Tattitude  de  tous 
les  acteurs;  maïs  ici  i'ecpression  de  ce  sentimedi  se  concilie  d'une  fififon 
exquise  a^ec  la  beauté  de  la  forme^  Lm  N^Mùgve  de  Raphaël  de  rdàve 
ni  de  Giotto  ni  de  Fra  Angdieo.  Gfaose  étitsngeet  qui  pourtant  n'a  rien 
d'inattendu  après  les  transformations  de  style  auxquelles  nous  avons 
^assisté,  la  niohgie,  exécutée  de  droUe  à  gauche,  permet  de  suivre  et 
d'étudier  les  progrès  de  l'utitear  depuis  le  •commencement  jusqu'à  la 
fin  de  son  œuvra.  Les  létes  pensent;  les  «ams,  par  leur  rniHiveoMiit, 
comfdètent  l'eapjpession  du  regard  ^  dis  lèvres;  les  draperies  sont  or- 
données avec  une  simplicité  imû^^wu^  ^  ^'<^^  ^^^  ^  démêler  avec 
le  style  étroit  du  Pérugin^  Il  y  a  dans  cette  fresque,  début  de  Raphaël 
au  Yatican^  un  chanae  si  puissant,  tant  de  fraîcheur,  d'éclat  et  de  sé- 
rénité, que  des  juges  éclairés  k  préfèrent  sans  hésiter  à  toutes  lés 
œuvres  de  l'auteur.  Quoique  cette  opinion  ne  soit  pas  la  oôtre,  nous 
reconnaissons  pourtant  qu'elle  peut  être  soutenue  avec  avantage. 
Jules  II  fut  tellement  émerveillé  de  la  beauté  de  cette  pranmre  compo- 
sition, qu'il  voulut  abattre  toutes  les  fresques  achevées  ou  commencées, 
et  confier  tout  au  pinceau  de  Raphaël  ;  par  respect  pour  son  maître ,  le 
Sanzio  exigea  la  conservation  d'un  plafond  peint  par  le  Pérugin.  Dans  la 
salle  de  la  signature,  il  se  servit  desornemens  exécutés  par  le  Sodoma. 
LaPhiloiopMe,  connue  vulgairement  sous  le  nom  d'École  dAtkénei, 
et  pemte  sur  le  mur  qui  faH  face  à  la  Théologie,  est,  à  mes  yeux,  le 
développement  le  plus  complet,  l'expression  la  plus  savante  du  talent 
de  Raphaël.  Il  y  a  dans  le  style  de  cette  cettipositîon  une  largeuc,  une 
puissance,  une  sécurité,  qui  ne  semblent  pas  appartenir  à  la  jeunesse. 
Les  personnages,  quoique  nombreux,  sont  disposés  avec  tant  d'art  et 
choisis  avec  tant  de  discernement,  qu'il  n'y  a  pas  trace  de  confusimi 
dans  cette  page  immense*  Dans  la  conception  et  l'ordonnance  de  cet 
ouvrage,  Raphaël  s'est  heureusement  ins^ké  de  Pétrarque,  et  certes, 
pour  traiter  un  sujet  de  cette  nature,  il  était  difficile  de  consulter  un 
maître  plus  habile^  de  suivr^ua^guide  plus  sûr»  L'architecture  qui  en- 


\U  RBYUB  DIS  DEUX  MONDES. 

cadre  les  personnages  est  pleine  de  grâce  et  de  légèreté.  La  lumière, 
distribuée  avec  adresse,  avec  bonheur,  agrandit  Fespace  et  donne  à  la 
scène  une  profondeur  qui  étonne  et  charme  les  yeux.  Arislote  et  Pla- 
ton,  qui  dominent  la  composition,  expliquent  assez  clairement  la 
nature  du  sujet;  l* Éthique  et  le  Timée  ne  laissent  aucun  doute  dans  re&- 
prit  du  spectateur.  Ârchimède,  Pythagore,  Diogène,  Zoroastre,  repré- 
sentés chacun  d'une  façon  caractéristique,  se  nomment  d'eux-mêmes 
et  ne  permettent  pas  à  la  pensée  d'hésiter  un  seul  instant.  La  philoso- 
phie, telle  que  Raphaël  la  concevait,  telle  qu'il  a  voulu  l'exprimer, 
n'est  pas  seulement  la  science  que  nous  appelons  aujourd'hui  de  ce 
nom;  c'est  la  réunion  de  toutes  les  connaissances  acquises  par  le  libre 
usage  de  la  raison,  sans  l'intervention  de  la  foi.  En  d'autres  termes, 
c'est  l'alliance  de  la  philosophie  morale  et  de  cette  autre  philosophie 
qu'on  appelle  philosophie  naturelle,  qui  comprend  le  cercle  entier  des 
spéculations  humaines  depuis  la  géométrie  jusqu'à  la  physiologie.  Je 
ne  crois  pas  qu'il  soit  possible  d'exprimer  plus  clairement  le  caractère 
auguste  et  majestueux  que  donne  au  visage  l'habitude  des  hautes  pen- 
sées. Âristoie  et  Platon  portent  sur  le  front  l'empreinte  lumineuse  des^ 
études  qui  ont  rempli  toute  leur  vie.  Il  n'y  a  pas,  dans  cette  imposante 
réunion  de  savans  et  de  sages,  un  personnage  qui  ne  mérite  une  atr- 
tention  spéciale,  tant  l'auteur  s'est  attaché  à  varier  les  physionomies. 

La  Jurisprudence,  divisée  en  deux  sujets,  la  jurisprudence  civile  et 
la  jurisprudence  canonique,  offlre  un  choix  heureux  de  figures,  mais  ne 
saurait  être  comparée,  pour  l'importance  de  la  composition,  à  la  ntéo- 
logie  et  à  te  Philosophie.  Toutefois  on  ne  peut  s'empêcher  d'admirer 
le  Justinien  placé  à  gauche  du  spectateur, /Ct  le  Grégoire  IX  que  Ra- 
phaël, par  une  flatterie  ingénieuse,  a  représenté  sous  les  traits  de 
Jules  II.  Ces  deux  personnifications  du  droit  civil  et  du  droit  canonique 
sont  traitées  avec  une  simplicité  magistrale. 

La  Poésie  ou  le  Parnasse,  qui  fait  face  à  la  Jurisprudence,  soutient 
dignement  la  comparaison  avec  la  Théologie  et  la  Philosophie.  Le  mur 
sur  lequel  Raphaël  a  développé  cette  vaste  composition  est  coupé  dans 
sa  partie  inférieure,  comme  le  mur  où  il  a  représenté  la  Jurisprudence, 
par  une  fenêtre  dont  la  lumière  blesse  d'abord  la  vue  et  s'oppose  à  l'é^ 
tude  du  sujet.  Pourtant,  au  bout  de  quelques  instans,  le  regard  em- 
brasse sans  eflfort  l'ensemble  harmonieux  de  ce  poème  païen,  et  con- 
temple avec  ravissement  tous  les  personnages  que  le  pinceau  de  Raphaël 
a  semés  à  profusicm  sur  cette  muraille  vivante.  Ici  encore  Pétrarque  a 
servi  de  guide  au  Sanzio.  Par  un  caprice  que  nous  avons  peine  à  nous 
expliquer  aujourd'hui,  mais  qui  au  début  du  xvi*  siècle  n'étonnait  per- 
sonne, Apollon  tient|un  violon  au  lieu  d'une  lyre;  la  tête  respire  à  la 
fois  l'inspiration  et  la  volupté.  Quant  aux  Muses,  elles  sont  toutes,  sans 
exception,  d'une  beauté  divine.  L'expression  du  visage,  la  grâce  des 


RAPHABL.  145 

mouTemenSy  l'élégance  des  draperies,  ne  sauraient  être  surpassées.  On 
pourrait,  au  nom  de  l'exactitude  littérale,  désapprouver  le  costume 
adopté  par  Raphaël,  car  les  muses  du  Vatican  ne  sont  pas  précisément 
Têtues  à  la  grecque;  mais  cette  critique  ne  serait,  à  nos  yeux,  qu'un  pur 
enfentillage.  fl  y  a  en  eflèt  dans  le  costume  de  tes  muses  tant  d'am- 
pleur et  de  souplesse,  que  l'esprit  charmé  ne  songe  pas  à  se  demander 
si  le  peintre  a  fidèlement  respecté  la  mythologie.  Que  ces  muses  soient 
00  non  vêtues  à  la  romaine,  que  Raphaël  ait  ou  non  pris  pour  modèles 
les  femmes  de  son  temps,  sans  songer  même  à  modifier  leur  ajustement, 
peu  importe.  Les  muses  qu'il  nous  a  données  sont  des  créations  d'une 
beauté  souveraine,  et  l'admiration  réduit  la  mémoire  au  silence.  En 
consultant  les  monumens  de  l'art  antique,  Raphaël  n'eût  certainement 
pas  réussi  à  imaginer  des  muses  d'une  grâce  plus  séduisante;  il  a  donc 
bien  fait  de  les  concevoir  telles  que  nous  les  voyons.  Les  poètes  rangés 
autourdes  Muses  sont  représentés  avec  un  rare  bonheur.  Homère,  Vir- 
gile, Horace,  Ovide,  Dante,  Pétrarque,  sont  caractérisés  avec  une  net- 
teté qui  indique  chez  le  peintre  une  connaissance  complète  des  per- 
sonnages qu'il  veut  retracer.  Le  visage  doux  et  mystique  de  l'amant  de 
Laure,  le  visage  austère  de  l'amant  de  Béatrix,  s'accordent  si  parfaite- 
ment avec  les  pages  immortelles  où  ils  ont  déposé  le  secret  de  leur 
pensée,  qu'il  serait  difficile  de  se  les  figurer  sous  des  traits  diflérens. 
Ovide  et  Horace  ne  sont  pas  représentés  avec  moins  de  précision  et  de 
justesse.  Dans  la  tête  de  Virgile,  la  mélancolie  du  sourire  s'allie  admi- 
rablement à  la  chasteté  du  regard.  Quant  à  la  tête  d'Homère,  il  est  im- 
possible de  rêver  rien  de  plus  auguste,  de  plus  majestueux;  jamais  le 
génie  de  la  poésie  épique  n'a  été  représenté  sous  des  traits  plus  impo- 
sans.  Les  yeux,  qui  ne  voient  pas,  donnent  à  cette  tête  un  caractère  sur- 
naturel; le  front  où  éclate  l'inspiration,  les  lèvres  frémissantes,  les  mains 
qui  semblent  interroger  l'espace,  tout  se  réunit  pour  frapper  l'imagi- 
nation. Toutes  les  parties  de  cette  composition  sont  unies  entre  elles 
avec  un  art  si  merveilleux,  qu'on  ne  pourrait  supprimer  une  figure 
sans  en  altérer  l'harmonie. 

Les  sujets  qui  décorent  le  plafond  de  cette  salle  se  rattachent  à  la 
théologie,  à  la  philosophie,  à  la  jurisprudence,  à  la  poésie.  Le  Péché 
originel,  placé  au-dessus  de  la  Théologie,  est  empreint  d'une  grâce  qu'on 
ne  saurait  trop  admirer.  L'imagination  la  plus  poétique  ne  peut  rien  in- 
venter de  plus  beau  que  la  première  femme  commettant  la  faute  qui, 
selon  la  foi  chrétienne,  a  perdu  le  genre  humain.  Il  y  a  dans  cette  figure 
empreinte  d'une  élégance  divine  une  richesse,  une  ampleur,  et  en 
même  temps  une  souplesse  qu'on  trouverait  difficilement  réunies  soit 
dans  la  nature  vivante,  soit  dans  la  statuaire  antique.  L'Eve  de  Raphaël 
a  toute  la  jeunesse  qui  inspire  l'amour,  toute  la  puissance  qui  appelle 
la  maternité;  elle  tient  à  la  fois  de  Vénus  et  de  Latone.  Le  Jugement  de 

TOXB  XXI.  10 


146  RBVUB  D]M  tmCK  MONDES. 

Sahnum  et  lu  Pumitùm  de  Manyoê  ne  sont  pa»  rendus  a^Momokifl  de 
IxMiheur  que  le  preaiier  péché. 

Cette  salle,  dont  la  décoration,  oommenoée  en  1506»  était  achevée  en 
iM  i  f  suffirait  pour  donner  une  idée  complète  de  la  troisiéine  manière 
de  Raphaël.  Si  plus  tard  le  Sanzîo  a  traité  d'une  fiiçon  plus  savantequel- 
ques  paities  de  son  art,  il  n'a  jamais  exprimé  sa  pensée  awec  plus  de 
clarté;  aou  génie  ne  s'est  jamais  révélé  avec  plus  d'évidence*r 

Les  quatre  compositions  qui  décopent  les  laurs  de  la  salle  suivante^ 
dite  salie  de  l'Héliodore,  sans  avoir  la  même  valeur  que  les  4M>mpo8i^ 
tiens  dont  je  viens  de  parler,  se  recomwmdent  pourtant  pMr  des  qua*> 
tttés  précieuses.  Béliodore  ehmié  du  UmpU»  Aitila  arrUéfior  iss  prîirm 
de  saùUJJim,  Suint  Pierre  déUvré  de  la  yn^en  par  mm Minge ,  U  Miraeh 
de  Bolsène^  excitent  une  légitime  admiration,  même  cyprès  la  saUe  de 
la  signature.  Dans  l'Héliodore,  le  mouvement  des  figureSi  la  vivacité^ 
la  vérité  de  la  pantomime,  expliquent  très  bien  le  eiyet  La  terreur  des 
impies  qui  s'enfuient  devant  le  cavalier  visible  pour  eux  seuls,  la  joie 
des  malheureux  sauvés  par  cette  intervention  miraculeuse,  i'expressîoB 
de  piété  fervente  qui  anime  le  visage  du  grand-prêtre  agenouillé,  for* 
ment  assurément  un  ensemble  plein  d'intérêt  Dans  l'Attila,  Raphaël 
e'est  heureusement  servi  des  bas-rêliefs  de  la  cctomeTrajane^  La  tête  du 
personnage  principal  respire  l'étoimement  et  l'épouvaate.  Saint  Pierre 
et  saint  Paul,  qui  lui  apparaissent  dans  les  airs,  fiction  ingénieuse  et 
hardie,  sont  très  habilement  rendus.  Il  règne  dans  toutes  les  parties  de 
ce  poème  une  élégance,  une  pureté  qui  rappelle  les  meilleurs  ouvrages 
de  l'antiquité.  On  sait  en  eflèt  que  Raphaël,  grâce  aux  largesses  de 
Jules  U  et  de  Léon  X ,  entretenait  des  d^hiateurs  dans  le  royaume  de 
Naples,  en  Sicile,  en  Grèce,  et,  sans  quitter  Rome,  consultait  à  toute 
heure  Pouzzoles,  Syracuse  et  AUiènes.  Je  suis  loin  de  vouloir  comparer 
les  chevaux  et  les  cavaliers  de  l'Attila  aux  chevaux  et  aux  ^cavaliers  des 
Panathénées;  pourtant  j'mcUne  à  penser  que  le  souvenir  du  Parthénon 
est  pour  qudque  chose  dans  cette  con^)Osition.  Le  Miracle  de  Boleèm 
présentait  de  grandes  difficultés  que  le  peintre  a  surmontées  comme 
en  se  jouant.  On  Ut  sur  le  visage  du  prêtre  incrédide  la  surprise  et 
l'effroi  à  la  vue  de  l'hostie  qui  s'anime  et  dont  le  sang  ruisselle;  les 
fidèles,  témoins  de  ce  prodige,  expriment  très  nettement  la  joie  qu'ils 
ressentent  en  présence  de  l'impiété  confondue.  On  admire  justement 
dans  la  JDélivrance  de  eaitU  Pierre  Tingéni^ise  distribution  de  la  lu- 
mière, ou  plutôt  l'art  singulier  avec  lequel  Raphaël  a  su  la  modifier,  k 
transformer  selon  les  besoins  du  sujet.  La  lueur  des  torches,  la  daiié 
mystérieuse  de  la  lune,  la  splendeur  qui  environne  l'ange  libérateur, 
sont  traitées  avec  une  précision^  une  habileté  consommée.  Et  pourtant, 
malgré  tous  les  mérites  que  nous  signalons,  la  salle  de  l'HéUodore  ne 
vaut  pas  la  salie  de  la  signature. 


Dam  la  éMDMmsaik  décQvéfi  par  Raphaël,  il  fttuU 
mmUâ  du  Barfo  vteeki^^  le  dia  la  dernière  wlle,  car  on  sait  que  la  saUe 
de  CoBalaotift  a  éla  pakile  par  Iules  Romain,  d'apvès  le  carton  de  Ri^ 
phaâl,  h  FeiLcaption  de  qualqueft  figurée  allégoriques  exécutées  à  l'huiie 
par  le  naiire  même.  LeSture  de  Chtrlmnagne,  la  JmêifieaéUm  du  Pape^ 
ne  sauraient  se  comparer  aux  compositions  dont  nous  avons  parlé  juar 
qu'ici^  après  les  grands  ouTvages  que  nous  venons  (f  étudier,  ces  deui 
fresqoce  sembleol  à  peu  pm  insignifiantes.  Quanta  la  Baiaille  dOsHê, 
B  n^est  impossible  d'y  découvrir  le  gén^  épique  dont  parlent  a  Teoid 
les  orîtiqttes.itaIieDs,  C'est,  à  mon  avis,  une  des  (Buvres  les  moins  heu- 
reuses de  Raphaël.  U  n'y  a  de  vraiment  important  dans  cette  salle  que 
YJmmâie  du  Borgo  «oceAio.  Les  principaux  épisodes  de  cet  incendie 
relèvent  à  la  tm  de  Virgile  et  de  Michel-Ange,  de  Vûrgile  pour  Tinven^ 
tion,  de  Hichel-Ange  pour  l'exécution,  du  second  livre  de  l'Enéide  et 
de  la  voûte  de  la  chapelle  Sixtine.  Certes,  on  ne  peut  contempler  sans 
admiration  cette  fresque  savante;  cependant,  en  peignant  toutes  ces 
figures,  dont  les  attitudee  variées  nous  révèlent  avec  osteniatton  les 
oonnaissances  anatonûques  de  l'auteur,  Raphaël  semble  avoir  fait  vio* 
taiee  aux  habitudes  de  son  génie.  Lee  nus  sont  rendus  avec  un  rare  ta^ 
l^t,  avec  une  vérité  qu'on  ne  saurait  méconnaitre,  et  pourtant  cette 
oompoeitictfi  n'excite  pas  dans  l'ame  du  spectateur  une  émotion  bien 
vive  :  c'est  une  lutte  avec  Michel^Ange  hardiment  engagée,  habile* 
mrat  soutenue;  mw  cette  hitte  a  easperté  Raphaël  hors  des  voies  qu'il 
était  appelé  à  parcourir. 

Cette  remarque  s'applique  avec  une  égale  justesse  à  l'baïe  de  l'église 
Saint-Âugustin  et  aux  Sibylles  de  Sainte^M arie  de  la  Paix.  Ici ,  en  eflbt, 
c'est  encore  avec  Michel-^Ànge  que  Raphaël  engage  une  lutte  coura-^ 
geuee,  c'est  avec  les  prophètes  et  les  sibylles  de  la  Sixtine  qu'il  veut  se 
mesurer.  Or,  l'isaie  de  Saint-Augustin  et  les  Sibylles  de  la  I^x,  malgré 
la  grandeur  et  la  beauté  qui  les  recommandent ,  sont  plutôt  le  triomphe 
de  la  volonté  persévérante  que  l'œuvre  spontanée  du  génie.  On  peut, 
on  doit  les  admirer  comme  le  témoignage  d'un  savoir  profond;  mais  il 
but  bien  reconnaître  que  Raphaël,  en  mettant  le  pied  sur  le  terrain  où 
marchait  Midbel-Aqge,  ne  gardait  pas  toute  la  liberté,  toute  la  grâce 
de  ses  mouvemens. 

Les  cinquanto<ieux  fresques  dont  se  composent  les  loges  du  Vatican 
ne  sont,  a  pro|Nrement  parler,  qu'une  suite  d'improvisations.  En  vou-^ 
lant  les  juger  comme  des  œuvres  laborieusement  méditées,  on  s'expese 
k  les  traiter  trop  sévèrement.  Il  y  a  certainement,  parmi  ces  pages  im^ 
provisées^  plus  d'ime  page  où.  éclate  dans  toute  sa  splendeur  le  génie 
inventif  de  Raphaël;  mais  souvent  aussi  on  s'étonne  de  rencontrer  dans 
oette  série  trop  vantée  des  scènes  dont  l'auteur  semble  avoir  méconnn 
l'iropcHTtance  ou  qu'il  a  traitées  avec  une  néglig^ace  singulière.  A  l'apr 


148  *        USYUB  Dtt  DBVX  MORDES. 

pui  de  cette  affirmation ,  je  citerai  la  Cène,  qni  est  assurément,  dans  la 
Bible  de  Raphaël,  un  des  épisodes  les  plus  incomplets,  les  plus  faibles 
sous  le  rapport  de  la  conception.  Quant  à  Texécution,  nous  devons  en 
parler  avec  plus  de  ménagement,  car  on  sait  que  Raphaël  n'a  peint  de 
sa  main  que  la  première  fresque  de  la  série;  toutes  les  autres  ont  été 
peintes  par  ses  élèves.  Pour  les  ornemens,  pour  les  arabesques,  il  s'est 
Servi  de  la  décoration  des  Thermes  de  Titus,  comme  il  est  facile  de  s'en 
convaincre,  bien  que  le  temps  ait  cruellement  mutilé  ce  monument; 
aujourd'hui  encore  cette  imitation  ingénieuse  est  facile  à  démontrer. 

Les  copies  faites  par  MM.  Paul  et  Raymond  Balze  rappellent  les 
chambres  et  les  loges  du  Vatican  aussi  fldèlement  qu'on  pouvait  le 
souhaiter  ou  l'espérer,  étant  donné  la  diversité  des  procédés.  En  effet, 
ces  copies  sont  peintes  à  l'huile.  Or,  la  peinture  à  l'huile  ne  pourra  ja- 
mais reproduire  la  fraîcheur,  la  légèreté,  l'éclat,  la  sérénité  de  la  pein«- 
ture  à  fresque.  Il  ne  faut  donc  pas  demander  à  MM.  Balze  ce  qu'ils 
auraient  en  vain  essayé  de  nous  donner,  la  reproduction  littérale  des 
originaux  :  avec  les  ressources  de  la  peinture  à  l'huile,  ils  ne  devaient 
pas  se  proposer  une  pareille  tâche;  mais,  en  tenant  compte  des  moyens 
qu'ils  ont  employés,  il  est  impossible  de  ne  pas  louer  la  persévérance, 
l'attention  scrupuleuse  avec  laquelle  ils  ont  achevé  l'entreprise  diffi- 
cile qui  leur  était  <x)nfiée.  Le  Parnasse,  l'École  (T Athènes  et  la  Déli^ 
vrance  de  saint  Pierre  sont  traités  avec  une  remarquable  élégance. 

Les  cartons  conservés  à  Hampton-court  se  placent,  par  la  grandeur, 
par  la  beauté  de  la  composition,  à  côté  des  meilleurs  ouvrages  de  Ra- 
phaël; les  tapisseries  exécutées  d'après  ces  cartons  sont  encore  aujour- 
d'hui un  des  plus  splendides  ornemens  du  Vatican.  Ce  qui  recommande 
surtout  ces  pages  admirables,  ce  qui  leur  assigne  une  valeur  particu- 
lière, c'est  la  clarté,  l'évidence  avec  laquelle  l'auteur  a  su  disposer  tous 
les  épisodes;  il  n'y  a  pas  un  des  sujets  traités  dans  cette  inestimable 
série  qui  ne  s'explique  par  lui-même;  tous  les  personnages  ont  un  rôle 
nettement  déterminé,  toutes  les  figures  un  mouvement  précis,  toutes 
les  têtes  une  expression  facile  à  comprendre.  Autant  les  loges  laissent 
à  désirer  sous  le  rapport  de  la  conception,  autant  ces  cartons  contentent 
la  pensée.  Pour  comparer  les  loges  à  la  voûte  de  la  Sixtine,  comme 
l'ont  fait  plusieurs  critiques  italiens,  il  faut  un  singulier  aveuglement; 
les  cartons  d'Hampton-court,  soumis  à  l'analyse  la  plus  sévère,  n'é- 
veillent dans  l'ame  du  spectateur  que  le  sentiment  de  l'admiration. 
Jamais  Raphaël  n'a  poussé  plus  loin  l'accord  de  la  forme  et  de  l'ex- 
pression ,  jamais  il  ne  s'est  montré  tout  à  la  fois  aussi  élégant  et  aussi 
réfléchi.  Pour  l'élévation  du  style,  pour  la  hardiesse,  pour  la  grâce  des 
mouvemens,  ces  cartons  n'ont  rien  à  «nvier  aux  chambres  du  Vatican; 
pour  la  sagesse,  pour  la  profondeur,  pour  la  variété  de  l'invention,  ils 
ne  redoutent  aucune  comparaison.  A  mesure  qu'on  les  étudie,  on  y 


BAPHASL.  149 

décoayre  de  nomreaai  mérites;  c'est  une  source  féconde^  une  source 
inépuisable  d'enseignement;  là  tout  appartient  à  Raphaël,  tout  relève 
de  sa  seule  pensée;  aucun  spuyenir  importun  ne  vient  troubler  les  in^ 
spirations  de  son  génie.  L'auteur  ne  lutte  avec  personne,  il  s'efforce 
uniquement  de  réaliser  le  type  idéal  qu'il  a  conçu ,  et  sa  main  obéis- 
sante ne  fait  jamais  défaut  à  son  intelligence.  Il  n'improvise  pas,  il 
médite,  il  veut,  et  il  accomplit  sa  volonté  avec  une  puissance  souve- 
raine. 

n  7  a  deux  parts  à  faire  dans  les  peintures  de  la  Farnésine.  Lt 
THomphe  de  GakUée  est  une  oeuvre  exquise,  pleine  d'élégance,  de 
finesse  et  de  grâce,  dont  la  gravure,  publiée  en  France,  ne  peut  donner 
qu'une  idée  bien  incomplète;  nulle  part  peut-être  Raphaël  n'a  rivalisé 
plus  heureusement  avec  l'art  antique,  et  cette  rivalité  toute  spcmtanée 
n'a  rien  qui  sente  l'imitation.  En  traitant  un[sujet  emprunté  à  la  my- 
thologie grecque,  il  devient  grec  par  le  style;  quoique  le  temps  nous 
ait  dérobé  les  œuvres  d'Apelle  et  de  Zeuxis,  il  semble  que  Raphaël  ait 
réussi  à  les  ressusciter  pour  leur  demandericonseii.  Quant  à  V Histoire 
de  Psyché,  bien  qu'elle  se  distingue  par  la  variété  ingénieuse  des  com-< 
positions,  elle  est  très  loin,  à  mon  avis  du  moins,  de  pouvoir  se  compa- 
rer au  Triomphe  de  Galatée.  Pour  s'expliquer  l'exécution  incomplète, 
la  couleur  un  peu  crue  de  ces  compositions,  il  suffit  d'ouvrir  la  bio- 
graphie de  Raphaël  :  il  a  peint  lui-même  le  Triomphe  de  Galatée,  V His- 
toire de  Psyché  a  été  peinte  par  ses  élèves.  Toutefois,  malgré  la  crudité 
de  la  couleur,  il  règne  dans  toute  Y  Histoire  de  Psyché  un  charme  sin- 
gulier; le  Banquet  des  dieux  offre  une  réunion  |de  figures  disposées 
avec  un  art  merveilleux;  la  flgure  de  Vénus  pour  la  grâce,  pour  la  cor- 
rection, pour  la  souplesse  du  dessin,  ne  laisse  rien  à  désirer.  J'ai  vu  à 
Rome,  dans  les  appartemens  du  prince  Borghese,  une  fresque  détachée 
du  Casino  de  Raphaël,  le  Mariage  d Alexandre  et  de  Roxane,  empreinte, 
comme  la  Galatée,  d'une  grâce  athénienne. 

Le  dernier  ouvrage  de  Raphaël  fut  la  Transfiguration.  L'opinion  vul- 
gaire veut  que  ce  tableau  soit  la  plus  parfaite  de  toutes  ses  composi- 
tions. Or,  cette  opinion,  il  faut  bien  le  dire,  est  loin  de  s'appuyer  sur  la 
Térité;  Si  la  Transfiguration  offre  des  parties  admirables;  si  le  Christ, 
Élie  et  Moïse  sont  rendus  avec  une  grandeur  digne  du  sujet;  si  les  apô- 
tres, qui  les  contemplent  d'un  œil  ébloui,  expriment  éloquemment  par 
leur  attitude  la  surprise  et  la  confusion,  les  apôtres  placés  au  pied  de 
la  montagne  sont  loin  de  mériter  les  mêmes  éloges.  On  peut  admirer 
la  femme  agenouillée  dont  la  forme  se  dessine;;  sous  la  draperie,  on 
peut  étudier  avec  intérêt  les  mouvemens  convulsifs  de  l'enfant  possédé 
du  démon;  mais  cet  épisode  ne  se  rattache  pas]  directement  au  sujet 
principal  :  à  proprement  parler,  c'est  un  siyet  distinct.  Quant  à  l'exé- 
cution, malgré  la  sévérité  du  dessin,  elle  n'a  ni  l'abondance,  ni  la  spon* 


ISO  nym  dbs  »iiix  monbbs. 

tanéiié  qui  éclatent  dans  les  chambres  du  Yattcan.  Je  ne  parle  fês  des 
mnbres  qui  avaient  déjà  changé  quelques  années  après  la  mati  de  Ra** 
phaël,  et  dont  Vaaari  attribue  raltération  au  noir  de  fumée  employé 
dans  rébauche  par  Jules  Romain^  je  parle  de  la  manière  dont  Fautrar 
a  compris  et  rendu  la  forme  dans  la  partie  inférieure  de  ce  tableau.  La 
style  des  apôtres  placés  au  pied  du  Thabor  a  quelque  chose  de  labo- 
rieux, et  les  draperies  ne  sont  pas  exemptes  de  duretés  La  grande 
sainte  famille  que  nous  avons  au  Louvre,  exécutée  pour  François  ^ 
deux  ans  avant  la  Trcmêfiguraiion^  est  traitée  avec  plus  de  largeur  et 
de  liberté;  la  Vierge  à  la  Chaise,  la  Vision  dÉiéehiel,  du  palais  Pitti,  là 
SainU  Cécile,  de  Bologne,  donnent  lieu  à  la  même  remarque.  Ge  n'eal 
donc  pas  dans  la  Tranêfiguraiion  qu'on  doit  chercher  Texpression  la 
plus  complète  du  génie  et  du  savoir  de  Raphaël. 

Il  suffit  de  nommer  les  portraits  de  Léon  X  et  de  Jules  U,  de  Bindo 
Altoviti,  de  la  Fomarine;  dans  ce  genre  qui  semble  étroit  à  Tignorance, 
Raphaël  sut  trouver  des  ressources  infinies,  et  chacun  de  ces  portraits  est 
une  composition  poétique  dans  l'acception  la  plus  élevée  du  mot  Je  ne 
dis  rien  des  innombrables  dessms  gravés  sous  les  yeux  mêmes  du  maître 
par  Marc^Antûine  Raimondi,  car  mon  intention  n'est  pas  de  passer  «a 
revue  la  série  entière  des  œuvres  de  Raphaël;  les  œuvres  capitales  dont 
j'ai  parlé  manfuent  très  nettement  les  métamorphoses  de  sa  pensée,  de 
sa  volonté,  de  son  talent.  Honune  heureux  entre  tous>  comblé  par  le 
ckl  de  tous  les  dons  du  génie,  il  ne  vécut  que  pour  l'art  et  pour  l'ameur, 
et  mourut  à  trente-sept  ans  :  la  veille  de  sa  mort,  il  oubliait  la  gloire 
dans  les  bras  de  la  Fornarine.  S'il  n'a  pas  le  savoir  du  Vinci.et  de  Micbdr 
Ange,  la  couleur  éclatante  de  Titien,  l'expression  profonde  du  Corrège, 
il  a  mérité  pourtant  d'être  appelé  le  prince  de  la  peinture,  et  ce  Utre 
glorieux,  il  Fa  conquis  par  l'universalité  de  son  génie.  Plus  d'une  foîa 
sans  doute^  dans  sa  vie  si  courte  et  si  féconde,  il  lui  est  arrivé  de  sacri- 
fier à  l'effet  purement  pittoresque  le  côté  sérieui^  des  siyets  qu'il  avait 
choisis  ou  acceptés;  mais  n'oublions  pas  qu'il  a  traité  des  sujets  de  tout 
genre.  Il  possédait  si  bien  l'art  de  plaire  aux  yeux,  l'art  de  séduire  et 
de  charmer,  que  sa  main  n'attendait  pas  toujours  sa  pensée,  et  ^'3 
négligeait  parfois  le  travail  de  la  méditation  comme  inutile  au  succès 
de  son  couvre,  comptant  sur  la  beauté  des  lignes  pour  imposer  sitonce 
aux  juges  les  plus  sévères;  mais  cette  confiance  même,  si  souvent  jus^ 
tifiée,  ne  reposait-elle  pas  sur  un  travail  persévérant?  Si  Raphaël  n'est 
pas  le  premier  dans  toutes  les  parties  de  la  peinture,  aucun  peintre  ne 
peut  lui  disputer  le  premier  rang,  car  aucun  n'a  i^uni  au  même  de|^ 
q«e  lui  toutes  les  qualUés  que  donnent  l'étude  et  te  génte. 

Gustave  Pu^nghs. 


QUELQUES  REFLEXIONS 


8U1  LA 


POLITIQUE  ACTUELLE, 


La  discipline  des  partis  est  une  nécessité  dont  ceux  ^m  Tirent  en 
^hors  des  chambres  ne  se  rendent  pas  suffisamment  compte.  Une  as- 
semUée  se  compose  toujours  d'élémens  très  divers.  U  n'y  a  pas  de 
lœstion  qui  n'entraîne  cent  avis  différens»  et  cependant  il  n'y  &que 
deux  espèces  de  boules  :  blanches  et  noires.  Les  opinions  sont  pourtant 
ivenloin  d'être  ainsi  tranchées,  et  si  les  boules  grises  étaient  admises, 
b  booDc  foi,  aussi  bien  que  la  timidité,  en  remplirait  l'urne.  —  La 
peur;  dans  les  votes  poUtiques,  est  souvent  plus  «^ême  que  le  cou^ 

Tout  nouvel  élu  arrive  à  la  chambre  avec  des  projets  d'indépen^ 
^ce,  d'impartialité,  et  au  bout  de  quelque  temps  (et  ce  temps  se  me- 
sure à  la  justesse  de  son  esprit,  à  la  netteté  de  son  caractère),  il  re- 
<^Qa!t  que  ses  illusions  sont  impraticables,  et  qu'avant  tout  il  faut 
^  de  son  parti. 

(^  Ce  principe  est  surtout  généralement  compris  dans  un  pays  plus 
^em  qiie  le  nôtre  en  fait  de  luttes  parlementaires. 

Un  membre  du  parlement  anglais  disait  gaiement  :  «  J'ai  entendu 
^^vent  des  discours  qui  ont  changé  mon  opinicm;  «nais  je  ne  me  rap« 
Nie  pas  en  avoir  jamais  entendu  un  seul  qui  ait  changé  mon  vote.  » 


159  RBTOB  DBS  DBVX  MORDES. 

M.  Casimir  Périer  répondait  brusquement  à  un  député  ministériel 
qui  refusait  y  dans  une  occasion  importante,  de  voter  en  sa  faveur,  se 
fondant  sur  ce  qu'il  n'approuvait  pas  la  mesure  proposée  :  a  Eh  !  le  beau 
mérite,  monsieur,  de  voter  pour  moi  lorsque  vous  m'approuvez!  Mes 
ennemis  cessent-ils  de  me  combattre  quand  j'ai  raison?  —  Soutenez- 
moi  donc  quand  j'ai  tort,  o 

Ce  joug  des  partis,  je  m'apprête  à  le  subir  encore  dans  une  juste  me- 
sure et  selon  les  circonstances.  Il  n'est  pourtant  pas  àe  nature  à  m'em- 
pêcher  de  parcourir  avec  une  entière  liberté  d'esprit,  avant  la  session, 
quelques  points  généraux  et  actuels  de  la  politique. 

A  mes  yeux,  la  situation  politique  est  plus  grave  et  plus  difficile 
qu'elle  ne  l'a  été  depuis  long-temps.  Du  calme  le  plus  parfait,  le  monde 
semble  subitement  passer  à  de  grandes  agitations. 

D'où  viennent  ces  fièvres  qui  saisissent  les  peuples  à  certaines  épo- 
ques? Accusent-elles  un  besoin  réel  et  moral,  ou  sont-elles  causées  par 
une  surexcitation  physique  et  passagère?  —  Je  ne  me  charge  pas  de 
l'expliquer.  Mais,  en  vérité,  quand  on  voit  qu'à  aucune  autre  époque 
connue  de  l'histoire,  il  n'y  a  eu  dans  le  monde  moins  de  barbarie, 
moins  de  préjugés,  plus  de  bon  sens,  plus  de  science,  plus  de  bien- 
être;  quand  toutes  les  questions  philosophiques  sont  épuisées;  lorsque 
tout  le  monde  a  pu  apprécier  les  bienfaits  d'une  paix  de  trente  années; 
quand  chacun  a  pu  juger  que  l'ordre  est  le  seul  chemin  qui  conduise 
à  une  liberté  durable,  on  se  demande  si  les  sociétés  sacrifieront  tous  ces 
avantages  dans  un  moment  de  délire;  on  se  demande  si  elles  resteront 
sourdes  à  la  voix  de  la  raison  et  de  leur  intérêt. 

Aujourd'hui ,  l'absolutisme  et  le  radicalisme  sont  aux  prises  en  Eu- 
rope. Le  communisme  mine  sourdement  la  base  des  sociétés  et  des 
gouvernemens.  Des  concessions  modérées,  des  réformes  intelligentes, 
une  étude  consciencieuse  des  questions  financières  et  sociales,  le  zèle 
pieux  des  classes  riches  en  faveur  des  classes  pauvres,  en  même  temps 
qu'une  résistance  courageuse  aux  factions,  empêcheront-ils  les  maux 
qui  nous  menacent? — Voilà  la  véritable  question. 

Le  rôle  du  gouvernement  français  et  du  parti  qui  le  soutient 
pourra,  dans  ces  circonstances,  devenir  fort  considérable.  Leur  sa- 
gesse, leur  fermeté,  leur  probité,  peuvent  dissiper  ces  orages  :  leur 
faiblesse  ou  leurs  fautes  peuvent  les  faire  éclater  sur  nos  têtes. 

A  l'extérieur,  je  ne  me  le  dissimule  pas,  la  conduite  du  gouverne- 
ment est  pleine  d'écueils. 

Les  mariages  espagnols  nous  ont  affaiblis  en  Europe,  en  ne  nous  per- 
mettant plus  une  poUtique  commune  avec  l'Angleterre. 

Avec  l'alliance  anglaise  sincèrement  pratiquée ,  nous  pouvions  tout 
dans  le  monde.  Avec  ce  qu'on  appelle  l'entente  cordiale,  nous  avons 
dû  renoncer  à  toute  politique  active;  mais  nous  opposions  encore  une 


QUELQUES  EÊFLEXIOlfS  SUE  LA  POLITIQUE  ACTUELLE.  153 

barrière  suffisante  à  rabsolatisme.  L'hostilité  sourde  qui  existe  aujour- 
d'hui entre  FAngleterre  et  nous,  et  qui  n'est  un  secret  pour  aucune 
cour,  autorise  les  plus  graves  attentats  contre  la  cause  du  libéralisme. 
—  Voilà  le  danger. 

A  défaut  d'un  allié  que  nous  avons  perdu,  moins  par  notre  faute  qu'on 
ne  l'a  dit  (car  les  mariages  espagnols  étaient  peut-être  plus  dangereux 
à  éviter  qu'à  conclure),  devons-nous  en  rechercher  d'autres  et  nous 
empresser , de  idc^itié^  des  gages  à  ces  nouvelles  amitiés?  —  A  mon  avis, 
non. 

Nous  sommes  tenus,  je  le  sais,  de  remplir  les  devoirs  de  tout  gouver- 
nement. Nous  avons,  en  1830,  reconnu  formellement  les  traités  qui 
lient  les  nations  entre  elles;  nous  sommes  entrés  dans  le  pacte  euro- 
péen^ pacte  odieux  pour  nous  quant  aux  circonstances  qui  lui  ont 
donné  naissance,  mais  dont  trent-sept  années  de  paix  et  de  tranquillité 
ont  fait  un  pacte  de  progrès  et  de  civilisation. 

Nous  ne  devons  encourager  la  rébellion  nulle  part.  Si  le  radicalisme 
turbulent  et  insatiable,  plus  despote,  quand  il  est  vainqueur,  que  les 
gouvememens  qu'il  appelait  tyranniques,  menace  les  trônes,  viole 
toutes  les  conventions,  la  France  doit  être  assez  sage  pour  distinguer 
ces  principes  subversib  de  ceux  de  la  vraie  liberté,  et  comprendre  que 
ce  ne  sont  pas  seulement  les  puissances  absolues  qui  sont  menacées^ 
mais  la  société  tout  entière. 

Pour  avoir  de  bons  rapports  avec  ses  voisins,  il  ne  faut  ni  leur  nuire 
ni  les  injurier.  La  politique  exige  la  même  attention.  L'opposition  a 
toujours  voulu  deux  choses  incompatibles  :  elle  exigeait  que  notre  gou- 
Temement  obtint  des  puissances  étrangères  des  concessions,  des  té- 
moignages de  bonne  amitié,  et  qu'en  même  temps  il  leur  fit  la  loi  et 
leur  parlât  un  langage  intolérable.  Voter  annuellement  le  paragraphe 
sur  la  Pologne  et  être  en  bons  rapports  avec  l'empereur  de  Russie,  ex- 
citer des  mouvemens  en  Italie  et  rester  dans  les  meilleurs  termes  avec 
l'Autriche,  —  sont  deux  conditions  difficiles  à  remplir. 

Sachons  respecter  les  droits  des  autres  gouverneraens,  si  nous  vou- 
lons conserver  les  nôtres  intacts.  Respectons  même  leur  principe,  car 
leur  principe,  quoiqu'il  ne  sympathise  pas  avec  le  nôtre,  n'en  a  pas 
moins  été  reconnu  par  les  traités.  Cela  fait,  n'oublions  jamais  que  nous 
sommes  une  puissance  libérale,  que  notre  gouvernement  est  né  d'une 
révolution,  que  nous  sommes  les  petits-flls  de  la  révolution  de  89.  Si 
nous  étions  tentés  de  l'oublier,  nous  qui  sommes  à  la  tête  du  pays,  le 
piaysnousen  ferait  bientôt  ressouvenir.  N'imitons  pas  ces  parvenus  qui, 
rougissant  de  leur  origine,  finissent  par  être  odieux  à  leurs  familles 
plébéiennes  et  méprisés  par  le  monde  nouveau  où  ils  tentent  de  s'in- 
troduire. 


f54  MTUB  DR  Dm  M01IDB8. 

GoiiseilloQS  aux  gouyernemens  absolus  dont  les  peuples  se  réveilleifl 
ces  transactions  généreuses  qui  cabnent  l'opinion  publique  et  satisfont 
les  oppositions  honnêtes.  Saluons  ayee  amitié  le  berceau  de  chaque 
constitution  nouvelle,  sœur  de  la  nôtre!  Enûn,  rappelons-nous  que 
notre  mission  dans  le  monde  est  de  concourir  à  la  liberté  et  à  l'indé- 
pendance des  peuples  et  persuadon^nous  bien  que,  le  jour  où  noQ9 
nivrions  une  autre  Toie,  le  terrain  nous  manquerait  sous  les  pieds. 

A  riotérleur,  la  question  à  Tordre  du  jour  est  celte  de  la  réforme 
électorale  et  parlementaire. 

L'année  dernière,  j'étais  du  nombre  de  ceux  qui  croyaient  que  Foc- 
easion  était  belle  pour  faire  une  concession.  Le  parti  conservateur 
venait  d'obtenir  une  majorité  incontestable;  la  victoire  était  complète. 
L'opposition  elle-même  s'avouait  vaincue  et  prenait  sa  débite  en  pa- 
tience. Si,  au  début  de  la  session,  nous,  conservateurs,  nous  nous  fus- 
sions montrés  tolérans  et  accessibles;  si  nous  avions  consenti  de  bonne 
grâce  à  examiner,  à  discuter  les  propositions  de  l'opposition;  si  le  mi- 
nistère avait  pris  un  engagement  quelconque  on  accompli  la  moindre 
réforme,  notre  position  eût  été  rendue  excellente  ;  le  discours  de  Lisieuz 
recevait  l'application  que  le  pub^c  en  attendait,  nous  gagnions  dans  le 
pays  cette  portion  importante  des  électeurs  qui  aiment  le  progrès  lent  et 
ne  favorisent  pas  le  désordre.  Du  reste,  fvec  un  peu  d'inteUigenee  et  de 
perspicacité,  on  peut  n'avoir  jamais  de  meilleurs  conseillers  que  ses 
ennemis  :  ce  plan  de  conduite  était  tout  ce  que  redoutait  l'opposition. 

Aujourd'hui,  je  confesse  que  nous  aurions  moins  bonne  mine  à  nous 
laisser  arracher  ce  que  nous  aurions  pu  accorder  alors.  Néanmoins  Q 
est  toujours  temps  pour  un  gouvernement  de  consentir  à  une  réforme 
quand  l'opinion  publique  Isr  réclame  vivement,  et  que  cette  réforme  n'ft 
rien  de  dangereux  en  soi. 

U  faut  s'attendre  à  ce  que  quelques  esprits  entiers  et  absolus  trouve^ 
ront  que  ce  serait  une  faiblesse  insigne  de  céder  devant  les  manifesta*- 
tiens  qui  viennent  de  se  produire.  C'est  une  fausse  manière  d'envisager 
la  position  d'un  ministère  et  de  sa  majorité.  Que  sommes-nous  donc 
tous  sans  le  pays?  Le  pouvoir  n'est  pouvoir  que  par  la  majorité;  la  ma- 
jorité n'est  majorité  que  par  l'adhésion  des  électeurs.  Cette  action  de 
bas  en  haut  est  légitime  et  rationnelle.  Vouloir  introduire  Fameirr- 
propre  dans  ces  situations,  c'est  refuser  au  pays  lui-même  sa  partioi*- 
pation  et  son  influence.  Un  gouvernement  ne  doit  pas  résister  par  pique. 
U  doit  calculer  avec  une  prudence  excessive  les  conséquences  des  ré» 
formes  qu'on  lui  demande,  pes^  la  nature  des  avertissemens  qu'A 
reçoit,  mais  tenir  toujours  le  plus  grand  compte  du  sentiment  public. 

En  recueillant  les  opinions  d'un  grand  nonôbre  d'électeurs  de  àiOA^ 
rens  collèges,  je  n'ai  pas  trouvé,  autant  qu'on  voudrait  le  faire  crmre, 


QUELQUES  RéFUmOIIS  SUR  LA  POUTIQUE  ACTUELLE.  4W 

ces  vhFee  dispositions  en  faveur  de  la  réforme  électorale;  maîSi  je  dois 
le  dire^  oe  qui  m'a  paru  être  l'objet  d'un  voeu  presque  unanime^  c'est 
la  réforme  pariementaîre,  c'est-à-dire  les  incompatibilités. 

La  féfM'me  électorale  est  mt  mot  auquel  il  est  facile  de  porier  un  toast 
avec  un  ensemble  admirable,  mais  sur  la  signiâcation  duquel  les<o^ 
positions  sont  krin  de  s'entendre. 

^aur  les  «ns,  l'adjonction  des  capacités,  c'est^^lire  de  la  secoâde 
iMe  du  jury,  est  une  mesure  sans  importance  et  sans  eSlel  piditique^ 
iqoi  augmente  ie  corps  électoral  de  dix-buit  mille  électeurs  au  pins,  qtâ 
«  rîBCon^nie]:^  de  laisser  en  dehors  beaucoup  d'autres  capacités  qui  ré^ 
dameront  Inentôt  pour  elles-mêmes,  et  qui  s'éloigne  du  principe  fon^ 
damental  de  notre  droit  d'élection,  la  possession  du  sol. 

iVmr  d'autres,  abaisser  le  cens,  ce  serait  atteindre  un  ordre  d'élec- 
leurs  moins  aisés,  par  conséquent  plus  exposés  aux  tentatives  de  la 
corruption,  plus  ignorans,  moins  aptes  à  juger  les  candidats  et  les  que»- 
lions  politiques. 

Aux  yeux  de  beaucoup  de  gens,  l'élection  au  cbef-lîeu  aurait  le  dé^ 
teut  de  causer  aux  électeurs  une  lourde  dépense  de  temps  et  de  dépla- 
cement Ce  serait  un  acbeminement  inévitable  vers  les  élections  à  l'an- 
-glaise,  car  ces  dépenses  plisseraient  bientôt  à  la  cbarge  des  candidats. 
Ce  serait  aussi  placer  les  élections  entre  les  mains  des  Journaux,  et  ne 
leur  donner  qu'un  seul  caractère,  le  caractère  politique.  Or,  faut-il 
-que  l'élection  soit  exclusivement  politique?  Estimer  le  caractère  d'un 
bomme,  connaître  ses  antécédens,  honorer  sa  vie  privée,  ne  sont-œ 
pas  d'aussi  bons  titres  à  la  confiance  de  ses  concitoyens  que  la  re- 
commandation d'un  comité  électoral? 

Quant  au  suffirage  universel,  les  radicaux  l'appellent  de  leurs  vœux, 
mais  l'oppositicm  modérée  n'en  veut  pas  entendre  parler. 

Enfin,  ce  qui  m'a  paru  ressortir  des  discours  des  banquets  réior- 
mîsles,  c'est  qu'aucune  nuance  d'opposition  n'est  d'accord  avec  ime 
autre.  Toutes  s'entendent  pour  attaquer,  toutes  combinent  leurs  efforts 
pour  détruire.  Comme  dans  la  foule  qui  se  presse  à  la  porte  d'un  théâtre, 
les  plus  éloignés  poussent  ceux  qui  sont  devant  eux  pour  les  fûre  en- 
tnty  uniquemeat  dans  la  pensée  d'entrer  eux-mêmes  à  leur  tour.  Le 
iendemam  d'une  concession,  on  verra  les  mêmes  efiTorts,  le  même  tra- 
vail, la  même  lutte,  et  ce  sera  à  recommencer  exactement  comme  si 
rien  n'avait  été  fait 

Pour  moi,  j'en  ai  souvent  fait  l'aveu  :  je  n'aime  pas  les  petits  collèges. 
Hb  donnent  lieu  à  beaucoup  d'abus;  ils  laissent  trop  de  part  à  des  in- 
fluences de  famille,  i  des  intrigues  dé  coterie.  La  loi  qui  me  plairait 
le  plus  serait  celle  de  la  fin  de  la  restauration  qui  produisit  les  2âi,  loi 
i|aiTeiidait  les  élections  suffisamment  politiques,  suffisamment  person- 
nelles; et  si  notre  gouvernement  ne  se  trouvait  pas  en  préseoee  de  deux 


156  UYOE  DBS  DEUX  MOlflNB. 

(lartis  qui  avouent  Ihautement  ne  travailler  qu'à  son  renversement,  je 
n'hésiterais  pas  à  la  proposer  à  la  chambre.  Si  les  choses  se  passaient  id 
comme  en  Angleterre,  où  le  trône  n'est  jamais  engagé  dans  la  lutte,  je 
serais  volontiers  du  parti  des  réformistes;  mais  quand  on  a  contre  soi 
non-seulement  l'opposition  dynastique,  mais  encore  des  légitimistes  et 
des  républicains,  on  ne  s'aventure  pas  aussi  légèrement. 

La  réforme  parlementaire,  je  le  sais,  rencontre  aussi  des  partisans 
peu  d'accord  entre  eux;  mais  il  y  a  dans  le  public  ce  sentiment  général 
et  juste,  que  la  chambre  verrait  son  indépendance  [suspectée  si  elle 
arrivait  à  être  composée  d'un  trop  grand  nombre  de  fonctionnaires 
publics  salariés.  Et,  je  le  demande,  où  en  serions-nous  le  jour  où  la 
chambre  perdrait  la  confiance  du  pays? 

Les  chiffres  prouvent  que  les  élections  générales  tendent  chaque 
fois  à  introduire  quelques  fonctionnaires  de  plus  dans  le  parlement.  Il 
serait  donc  à  propos  d'imprimer  un  temps  d'arrêt  à  cette  disposition. 

Les  plus  sages  esprits,  les  plus  dévoués  au  gouvernement  dans  le 
parti  conservateur  sont  de  cet  avis. 

Les  uns  voudraient  limiter  par  département  le  nombre  des  places 
rendues  désertes  par  l'absence  des  fonctionnaires  députés; 

Les  autres  voudraient  qu'il  fût  établi  en  principe  que  toute  fonction 
doit  être  rempUe. 

Je  ne  veux  pas  entrer  dans  une  discussion  approfondie  de  cette  ques- 
tion. Je  dirai  seulement  l'opinion  que  j'ai  toujours  eue  à  ce  sujet,  opi- 
nion qui  n'a  point  été  modifiée  par  la  réflexion,  encore  moins  par  l'ex- 
périence, et  qui  n'a  d'autre  mobile  que  la  dignité  du  gouvernement  et 
de  la  chambre. 

L'incompatibilité  absolue  des  fonctionnaires  m'a  toujours  paru  être 
la  plus  illibérale  des  mesures,  et  le  premier  de  tous  qui  devrait  s'y  op- 
poser serait,  à  mon  avis,  l'électeur,  au  droit  duquel  on  porterait  une 
grave  atteinte  en  l'empêchant  d'élire  librement  un  fonctionnaire  pu- 
blic, en  dehors  de  la  sphère  d'action  de  son  emploi. 

Puis,  je  n'aime  pas  à  voir  les^  assemblées  procéder  par  éliminations. 
Le  goût  peut  leur  en  prendre.  Les  raisons  qu'on  donne  pour  une  caté- 
gorie aujourd'hui  pourraient  s'appliquer  demain  à  une  autre,  et,  à  force 
de  s'épurer,  la  chambre  finirait  bientôt  par  être  peuplée  seulement 
d'avocats.  Elle  y  gagnerait  peu  en  éloquence,  et  elle  y  perdrait  beau- 
coup en  pratique  des  affaires.  En  politique  surtout,  tenons-nous-en  à 
des  principes  Umités  et  définis. 

A  l'opinion  qui  prétend  que  toute  fonction  doit  être  remplie,  je  ré- 
pondrai qu'à  mes  yeux,  dans  un  échafaudage  administratif  aussi  soUde 
que  celui  de  la  centralisation  française,  l'absence  d'un  fonctionnaire 
dans  un  département  laisse  un  vide  peu  sensible  et  suffisanunent  com- 
pensé par  l'utilité  de  sa  présence  à  la  chambre. 


QUBLQCIS  RiFLBXIOllS  SUR  LA  FOUTIQUB  ACTUBLLB.  iS7 

Je  repousse  donc  les  incompatibilités  absolues,  mais  je  souhaite  ar- 
denunent  iroir  admettre  les  incompatibilités  relatives. 

A  mon  avis,  un  fonctionnaire  public  ne  devrait  pas  pouvoir  être  élu 
dans  son  ressort. 

Un  administrateur  dans  un  ministère  ne  devrait  pas  pouvoir  être 
député. 

Voilà  les  deux  catégories  d'incompatibilités  auxquelles  nous  pourrions 
nous  arrêter  sans  danger.  J'excepte  de  cette  exclusion  les  fonctions  po- 
litiques. 

Dans  le  premier  cas,  ou  l'élection  cesse  d'être  libre,  si  le  candidat 
se  sert  de  son  autorité  de  fonctionnaire  public  pour  intimider  ou  con- 
traindre les  électeurs,  ou  elle  se  fait  sans  dignité  et  sans  probité  de  la 
part  du  fonctionnaire,  s'il  est  réduit  à  des  sollicitations  trop  pressantes, 
s'il  transige  avec  ses  devoirs  et  sacrifle  les  intérêts  de  l'état  à  ses  inté- 
rêts électoraux. 

Dans  le  second  cas,  le  lieu  de  la  scène  change  :  il  ne  s'agit  plus  du 
candidat,  mais  du  député  en  exercice.  Tous  les  raisonnemens  du  monde 
les  plus  habiles  ne  me  feront  jamais  regarder  conune  tenable  la  posi- 
tion d'un  membre  de  la  chambre  remplissant  un  emploi  dans  un  mi- 
nistère. —  Entendons-nous,  —  à  moins  qu'il  ne  soit  nettement  établi 
que  sa  place  est  une  place  politique.  Si  la  solidarité  est  complète,  si  la 
position  se  prend  et  se  quitte  avec  le  ministère,  rien  de  plus  simple,  rien 
même  de  moins  attaquable  à  mes  yeux.  Que  l'on  crée  telles  places  que 
l'on  voudra,  —  sous-secrétaires  d'état,  directeurs-généraux,  —  qu'on 
les  donne  à  des  hommes  politiques  honorés  de  les  occuper,  décidés  à 
défendre  les  ministres  et  à  tomber  avec  eux  :  c'est  un  système  vraiment 
politique,  digne,  avouable. 

Mais  permettre  qu'un  député  demeure  commis  appointé,  soutien  ina- 
movible de  tous  les  ministères,  de  tous  les  systèmes,  de  toutes  les  po- 
litiques, c'est  abaisser  à  la  fois  la  députation  et  l'administration,  et,  dans 
le  cas  d'un  dissentiment,  compromettre  gravement  le  pouvoir. 

Si,  député,  vous  votez  avec  soumission  pour  conserver  votre  place, 
vous  n'êtes  plus  un  homme  politique.  —  Quittez  la  chambre. 

Si,  administrateur,  vous  combattez  l'administration  au  sein  de  laquelle 
vous  êtes,  qui  vous  confie  tous  ses  secrets,  vous  aurez  beau  vous  re- 
trancher dans  votre  indépendance,  moi,  j'estime  que  c'est  trahir  le  gou- 
vernement qui  vous  paie  pour  le  servir  et  le  défendre.  —  Renoncez  à 
votre  fonction. 

Sur  ce  point,  je  ne  trouve  pas  d'accommodement  possible.  Cette  si- 
tuation équivoque  m'a  toujours  choqué.  Je  ne  comprends  pas  que  la 
chambre,  par  respect  pour  ses  membres,  que  les  ministres,  par  respect 
pour  eux-mêmes,  l'aient  aussi  long-temps  tolérée. 


fSS  nrm  di 

Je  dMve  donc  fenaenimt  que  le  psrtt  conaefyateûr  adepte  ettte 
partie  des  incompatibtliiés  dams  sa  prodiaifie  seseÉMi,  et  j'espère  qu'im 
m  repreduira  plus  œtte  otajectioii,  ^ptt  le  moment  est  mal  choisi  fi  qpe 
la  législature  n'est  pas  assez  ayancée. 

Quaad  Dette  question  s'est  présentée  à  la  fin  de  la  demiàre  législa- 
ture, on  l'a  repoussée  en  disant  :  C'est  trop  tard;  la  chambre  n'a  plus 
d'ttutorîtéy  elle  est  à  sa  dernière  heure.  Attendez  le  jugement  prochain 
dapsTs* 

L'année  dernière,  on  l'a  encore  repoussée,  mais  cette  fois  en  disant: 
C'est  trop  tôt;  attendes.  La  chambre  est  nouvelle  et  déjà  vous  lui  de- 
mandez de  se  suicider.  Les  décisions  d'une  assemblée  dcmt  plusieurs 
membres  seraient  frappés  d'interdiction  n'auraient  plus  l'autorité  suffis- 
sente.  Il  faudrait  procéder  à  une  dissolution. 

Oserai-je  demander  quand  viendra  le  bon  moment? 

En  présence  d'une  dissolution  continuellement  pendante  en  vertu 
du  droit  de  la  couronne,  il  est  toujours  trop  tard,  et^  à  cause  de  la  durée 
légale  d'une  législature,  il  sera  toujours  trop  tôt. 

Avec  de  tels  scrupules,  on  ne  toucherait  jamais  à  rien,  on  ne  modi- 
fierait jamais  une  des  conditions  de  l'existence  légale  du  député.  Toutes 
ees  diffiouliés  seraient,  il  me  semble,  fort  simplement  écartées  pur  la 
solution  suivante  :  il  suffirait  de  déclarer  que  la  loi  votée  aujourd'hui 
n'aurait  d'effet  qu'aux  élections  prochaines.  Cela  répond  à  tout 

le  le  dis  très  sincèrement  :  je  crois  cette  réforme  utile.  J'ai  la  oou- 
ifîction  qu'elle  n'aura  que  des  eflèts  salutaires  qu'il  serait  trop  long  d'é- 
numérer.  Je  souhaite  que  le  ministère  se  décide  à  l'adopter,  malgré  k 
répugnance  qu'il  doit  éprouver  à  froisser  quelques-uns  de  nos  coU^ 
gués,  répugnance  naturelle,  excusable  après  tout,  etqui  m'a  long-^temps 
arrêté  moi-même.  Une  autre  raison  puissante  qui  me  fait  souhaiter  le 
succès  de  cette  portion  des  incompatibilités,  c'est  que  je  voudrais  en 
eauver  le  reste.  Les  partis  s'engagent  souvent  plus  qu'ils  ne  veulent 
par  la  prolongation  et  l'ardeur  de  la  lutte.  Si  l'opposition  modérée 
triomphe  un  jour,  elle  se  trouvera  entraînée,  malgré  elle  quoi  qu'elle 
en  dise,  à  accorder  les  incompatibilités  absolues,  ce  qui  serait  un  véri- 
table fléau. 

Maintenant,  que  l'opposition  me  permette  une  simple  réflexion.  A 
l'entendre^  si  nous  ne  donnons  pas  satisfaction  au  vœu  public,  si  nom 
n'accordons  pas  toutes  les  réformes  si  vivement  réclamées  par  les  dé- 
monstrations récentes,  nous  nous  perdons,  nous  nous  exposons  à  de 
|[rands  malheurs;  nous  amènerons  plus  qu'une  réforme,  nous  cause- 
rons une  révolution. 

Une  révolution  I  le  mot  a  été  prononcé.  Pour  ma  part,  et  le  passé  me 
donnerait  raison  au  besoin,  je  ne  redoute  que  les  révolutions  pour  ainsi 


QUELQUES  RÈFlLniOm  êOi  LA  POUTIOtE  ACTUELLE.  Wft 

dire  légitimes;  les  fàntaisieB  et  les  caprices  des  partis  peurent  agiter  la 
surface,  mats  ne  renversent  pas  des  gouvememens.  11  y  a  de  la  jas- 
tice  au  fond  du  cœur  du  peuple.  Pour  soulever  la  partie  honnête  dit 
pays,  il  faut  une  charte  violée,  un  contrat  déloyalement  rompu.  Quoit 
parce  qu'il  ne  conviendrait  pas  à  une  majorité  légale  de  céder  à  vos 
clameurs,  vous  ne  sauriez  vous  résigner  au  r61e  de  parti  vmncul  filait 
la  tribune  vous  est-eQe  interdite?  La  presse  vous  refuse-t-elle  sa  pu- 
blicité? Faites  donc  triompher  vos  opinions  par  la  persuasion  et  non^ 
par  la  violence!  Rédigez  des  pétitions;  feiles-les  couvrir  de  signatures, 
de  croix  même  à  défaut  de  signatures,  pour  montrer  combien  de  ga- 
ranties offrent  à  la  société  ceux  pour  qui  vous  demandez  des  droits 
politiques!  Faites  des  tournées  de  province;  montrez-vous  dans  toue^ 
les  banquets  réformistes,  prononcez  des  discours  de  tribuns;  décorez 
du  nom  de  patriotes  ceux  qui  combattent  le  pouvoir;  qualifiez  de  cor- 
rompus ceux  qni  le  défendent;  essayez  de  pervertir  le  jugement  de 
la  nation.  Revenez  ensuite  à  la  chambre,  discutez  encore,  puis  enfla 
votez,  et  après....  si  vous  êtes  en  minorité,  maudissez  vos  juges,  mais 
résignez-vous.  Vous  pourrez  recommencer  Tannée  prochaine,  si  cela 
vous  fait  plaisir.  C'est  votre  droit,  comme  c'est  le  nôtre  de  n'être  pas  de 
votre  avis;  c'est  la  condition  même  du  gouvernement  représentatif.. 
Nous  ne  faisons  là  chacun  que  notre  métier,  celui  d'hommes  de  partt^ 
dans  un  pays  libre;  mais  nous  menacer  d'une  révolution  parce  que  nous 
n'acceptons  pas  ce  que  nous  avons  le  droit  de  refuser,  c'est  une  étrange 
manière  d'entendre  et  de  pratiquer  la  liberté!  Allez!  vous  n'êtes  pas  des^ 
honunes  de  parti;  vous  êtes  incapables  de  gouverner  jamais,  car,  si  vous 
étiez  des  hommes  de  parti  avec  des  idées  de  gouvernement,  vous  n» 
feriez  pas  si  bon  marché  de  la  loi.  Dieu  veuille  que  vous  n'ayez  pas  à 
regretter  un  jour  le  langage  que  vous  tenez  aujourd'hui  ! 

Cest  le  respect  religieux  de  la  loi  qui  fait  la  force  de  la  constitution 
siglaise,  tout  en  permettant  la  plus  grande  Kberté  dans  lesinstitution». 
Là,  gouvernement,  tribunaux,  peuple,  tous  considèrent  la  loi  comme* 
mi  soutien,  comme  un  abri.  Dans  ce  pays  sensé,  où  personne  ne  cher^ 
die  à  rabaisser  ceux  qui  sont  au-dessus  de  soi,  l'inégalité  sociale  est 
acceptée  sans  envie,  parce  que  l'égalité  des  droits  y  est  sincèrement  ùip^ 
idiquée  et  qu'elle  suffit  à  la  dignité  de  Thomme.  Cent  mille  Anglais  se' 
FBflsemblent,  s'agitent,  délibèrent,  signent  des  pétitions  que  les  cham- 
bres^  repoussent,  et  ce  mouvement,  qui,  chez  nous,  dégénérerait  eQ' 
émeute,  n'inquiète  personne,  ne  menace  ni  l'ordre  pubhc  ni  les  institua 
tiom.  Ceet  sur  la  puissance  de  Topinioi!!  publique  et  non  sur  la  frayeur 
des  agitations  que  comptent  les  réformateurs  anglais.  Dans  ces  im"- 
menses  tMeiings,  on  sent  qu'on  respire  le  respect  des  droits.  On  y  in- 
juriequelqa^oiis  les  homme»  dans  des  termes  grossiers;  on  n'y  menace» 


160  RBTUB  DBS  DIHJX  MONDES. 

jamjBds  une  situation  légale.  Les  partis  semblent  avoir  fixé  d'un  cona- 
mun  accord  les  conditions  du  combat  :  le  parti  vaincu  se  résigne  et  sait 
attendre  une  occasion  meilleure.  Il  souscrit  d'autant  plus  volontiers 
auK  conséquences  de  sa  défaite,  qu'il  compte  bien  remporter  la  victoire 
à  son  tour  et  en  jouir  paisiblement.  Tous  comprennent  qu'il  n'y  a 
qu'un  terrain  solide  pour  tout  le  monde  :  la  légalité.  Ils  savent  que 
ceux  qui  commencent  les  révolutions  ne  les  achèvent  jamais,  que  le 
torrent  qui  a  rompu  ses  digues  emporte  tout  sans  choisir,  que  le  libé- 
rateur de  la  veille  est  traité  comme  un  tyran  le  lendemain,  et  qu'au 
bout  de  ces  catastrophes  il  n'y  a  qu'anarchie  et  impuissance. 

Je  le  dis  à  regret  :  le  sentiment  de  la  légalité  est  affaibli  en  France; 
on  raisonne  trop  avec  la  loi.  Le  gouvernement  n'en  est  pas  suffisam- 
ment esclave.  Les  tribunaux  eux-mêmes,  qui  devraient  être  la  loi  vi- 
vante, se  permettent  quelquefois  de  l'interpréter  au  lieu  de  l'appliquer 
avec  sa  fatalité  inexorable.  Le  pouvoir  compte  sur  la  mansuétude  des 
chambres;  les  tribunaux  croient  être  quittes  envers  tout  le  monde, 
quand  ils  ont  jugé  selon  l'équité,  ou  qu'ils  ont  servi  la  vindicte  publique. 

Je  me  permets  d'autant  plus  d'adresser  à  notre  magistrature  ce  re- 
proche, dont  il  sera  facile  de  saisir  le  sens  et  de  limiter  la  portée,  que 
j'ai  une  certaine  fierté  à  proclamer  que  la  justice  française  est  la  moins 
rétribuée  et  la  plus  incorruptible  de  l'Europe. 

Je  ne  veux  point  citer  d'exemples  récens.  —  Je  le  pourrais.  Mauvais 
exemples,  regrettables  abus,  quand  ils  partent  de  si  haut,  parce  qu'ils 
diminuent  le  respect  du  peuple  pour  la  loi  I 

Il  est  évident  que  l'éducation  politique  du  pays  n'est  pas  encore  faite. 
Il  n'est  pas  encore  assez  fier  de  s'administrer  lui-même  à  tous  les  de- 
grés. 11  ne  se  rend  pas  bien  compte  de  ce  gouvernement  des  msgorités, 
depuis  le  conseil  d'arrondissement  jusqu'au  conseil  des  ministres.  0 
oublie  quelquefois  qu'il  n'est  gouverné  que  par  un  parti  qu'un  dépla- 
cement de  quelques  voix  peut  renverser;  il  rêve  qu'il  est  encore  sous 
le  régime  du  bon  plaisir.  Il  se  figure  qu'il  est  soumis  aux  caprices  des 
favoris,  tandis  qu'il  n'obéit  qu'à  la  loi.  Il  y  a  des  mots  auxquels  il.donne 
encore  de  vieilles  significations  usées  que  le  bon  sens  moderne  n'a  pu 
parvenir  à  effacer.  Être  ministériel,  à  ses  yeux,  c'est  flatter  servilement 
le  pouvoir,  abdiquer  toute  indépendance  de  caractère,  ne  songer  qu'à 
ses  intérêts;  être  patriote,  être  national,  c'est  blâmer  le  gouvernement, 
quoi  qu'il  fasse,  c'est  vouloir  envahir  l'Europe,  et  accuser  de  trahison 
et  de  lâcheté  le  ministère  qui  professe  un  culte  pour  la  paix. 

Étrange  abus  des  mots  auxquels  trop  de  gens  se  laissent  encore 
prendrel 

Dans  la  chambre  même,  de  quels  mots  a-t-on  plus  abusé  que  des 
mots:  gouvernement  personnel,  gouvernement  parlementaire? — Ce* 


QUELQUES  BiFLKXIOlfS  6UR  LA  POLITIQUE  ACTUELLE.  161 

pendant  la  charte  a  réglé  l'équilibre  des  pouvoirs,  elle  a  attribué  à  cha- 
que pouvoir  certains  droits,  probablement  pour  qu'il  en  use,  pour  qu'il 
ait  la  latitude  d'agir  selon  ses  tendances  et  ses  goûts,  dans  la  liitiite  de 
ses  prérogatives. 

Nous  n'avons  pas  à  nous  préoccuper  de  ce  (^'on  est  convenu  d'ap- 
peler le  gouvernement  personnel.  Il  ne  nous  appartient  pas  de  recher- 
cher si,  dans  telle  ou  telle  occasion,  son  influence  a  été  intelligente, 
éclairée,  nationale.  Nous  n'avons  à  juger  que  les  actes  officiels  sans  exa- 
miner qui  les  inspire. 

Si  le  parlement  trouve  les  tendances  du  gouvernement  mauvaises,  il 
a  toujours  à  sa  disposition  un  moyen  simple  d'y  remédier,  celui  de  re- 
tirer aux  ministres  la  majorité,  sans  s'inquiéter  d'autre  chose. 

On  le  voit,  je  défends  à  tous  les  étages  les  mêmes  principes  posi- 
tîfe,  élevés,  libéraux,  les  seuls  sur  lesquels  un  gouvernement  repré- 
sentatif puisse  être  solidement  bâti. 

Cest  à  ces  principes  qu'il  faut  invariablement  nous  attacher  tous, 
parce  qu'ils  sont  essentiellement  conservateurs.  Ds  réprimeront  les  fac- 
tions mieux  que  des  garnisons,  parce  qu'ils  instruiront  le  peuple  de  ses 
droits  et  de  ses  devoirs. 

Après  avoir  donné  une  satisfaction  raisonnable  à  l'opinion,  nous  au- 
rons encore,  nous,  conservateurs,  de  grands  et  sérieux  devoirs  à  rem- 
plir; nous  devrons  nous  appliquer  à  l'étude,  non  pas  tant  des  réformes* 
politiques,  qui  ne  constituent,  après  tout,  qu'un  besoin  factice,  mais 
des  questions  sociales  et  matérielles.  Sachons  entreprendre  en  indus- 
trie, en  commerce,  en  finances,  toutes  les  réformes  qui  doivent  tendre 
lo  bieii-étre  des  masses,  et  améliorer  le  sort  de  la  classe  ouvrière. 
Soyons  économes  des  dépenses  improductives,  et  n'interrompons  pas 
les  travaux  publics,  auxquels  on  a  injustement  attribué  la  crise  dont 
nous  avons  souffert.  Maintenons  fermement  l'ordre  et  la  paix,  et  le 
monde  continuera  paisiblement  sa  marche  vers  le  progrès  moral  et 
matériel,  sous  l'empire  des  lois  et  de  la  vraie  liberté. 

Je  ne  crois  pas,  je  le  répète,  une  révolution  possible,  à  moins  de  fautes 
dont  notre  gouvernement  est  incapable;  mais  au  moins  ne  nous  faisons 
pas  d'illusions,  et  puissent  m'entendre  les  imprudensqui  excitent  la  co- 
lère du  peuple,  et  les  ambitieux  qui  spéculent  sur  sa  fureur!  —  Une 
révolution  ne  s'accomplirait  plus  au  profit  d'une  opinion;  elle  se  ferait 
au  profit  du  communisme. 

Communisme,  socialisme,  partage  des  terres  et  des  richesses,  orga- 
nisation du  travail!  autant  de  rêves  inapplicables,  règlemens  impos- 
ables tant  qu'on  ne  pourra  régler  les  naissances  et  les  passions  de  la 
société  humaine!  Mais  il  y  a  des  esprits  qui  se  laissent  séduire  par  la 
seule  forme  d'une  pensée,  cpielque  absurde  qu'elle  soit,  et  cpii  croient' 
Ton  XII.  it 


ifô  Mxvm  m  Dira  mohmcu 

que  certains  enchainemeas  de  phrases  n^pésagesit  uueochalneiaeoiae&ir 
Uable  dans  les  faits.  Ce  sont  eux  qui  disent  :  Le  naond^  a  enregistré, 
l'égalité  devant  Dieu  au  coaunencemenl  de  Vère  cbrétten«e»  l'égaliti 
devant  la  loi  à  la  fin  du  xviii*  siècle;  il  ne  lui  manque  plus  que  de  séft^ 
liser  l'égalUé  sociale. 

Et  ils  se  figurent  avoir  exprimé  une  idée  sublime! 

Ceux  qui  prêchent  ces  théories  soni  des  insensés  om  des  crimîndit 
ceux  qui  les  écoutent  méritent  plus  de  pitié*  N'est-il  pas  naturel  qua  les 
malheureux  se  laissent  prendre  aux  maximes  égaUiaire»?  Uignocanoii 
les  y  dispose,  Tenvie  les  y  pousse,  la  misère  et  les  maladies  les  y  con- 
traignent; pourquoi  ceux-là  sont-ils  nés  riches,  doiveat-ils  se  diise^  éi 
nous  pauvres?  pourquoi  reposent-ils,  tandis  que  nous  kavaillQnft  saut 
relâche?  pourquoi  s'asseoient-ils  à  des  tables  somptueuses,  tandis  que 
nous  ipourons  de  faim  sur  la  paille?  Est-ce  juste?  et  la  société  n'a-^t^Ui 
rien  de  mieux  à  nous  offrir  en  perspective  que  la  prison,  si  le  dôme 
poir  nous  conduit  au  crime,  et  pas  même  l'hôpital^  quand  nos  forces  eopt 
épuisées? 

N'y  a-t-il  pas  une  vérité  peignante  au  fond  de  ces  plaintes?  Qu'y  jré^ 
pondre,  que  faire? 

Prouver  d'abord  aux  classes  pauvres  que  la  société  s'occupe  de  leur 
venir  en  aide  avec  une  constante  sollicitude;  perdre  moins  de  t^mpi» 
en  beaux  discours,  et  étudier  davantage  leurs  intérêts  et  leurs  hesoio^ 
s'acharner  moins  aux  questions  de  cabinet  et  prêter  plus  d'atteatîoa 
aux  questions  sociales.  Prouver  aux  malheureux,  avec  La  logique  et  l^ 
bon  sens,  que  les  riches  ne  sonit  pas  cause  de  ieurs  peijoies^  leur  faiff% 
comprendre  le  secret  du  mécanisme  social;  leur  démontrer  que  les  r9r 
leurs  d'une  société  réglée  s'évanouissent  quand  cette  société  se  trouUdf 
parce  que  ces  valeurs  sont  toutes  de  convention;  que  l'or,  l'argent,  ïm 
crédit,  rintérét  des  capitaux,  tout  cela  n'est  que  oonifention  pure,  él 
disparaîtrait  sous  les  décombres  de  la  société;  que  le  jour  où  ils  arfi* 
veraient  tous  au  partage,  tendant  leurs  mains  sanglantes,  il  ne  leur 
reviendrait  pas  par  tête  ce  qu'ils  auraient  facilement  gagné  avec  une 
journée  de  û'avaU;  que  l'inégalité  sociale  est  une  loi  de  nature;  qm 
toujours  il  y  aura  des  laborieux  et  des  fainéans,  des  forts  et  des  fa^es, 
des  braves  et  des  timides,  des  gouvemans  et  des  gouvernés;  que  T^rdn 
est  encore  pour  eux  la  plus  favorable  des  conditions;  enfin,  que  l'biK 
manité  ne  s'est  jamais  trouvée  dans  un  siècle  où  les  classes  riebas  sa 
soient  plus  préoccupées  des  classes  pauvres;  que  leurs  maux  y  sonL  étu- 
diés avec  ferveur;  que  les  caisses  d'épargne,  les  crèches,  les  saUee  d'à*' 
sile,  les  écoles  gratuites,  les  tontines,  les  ateUers  de  travail,  les  conseili 
de  prud'hommes,  etc.,  sont  les  plus  intelligentes,  les  plus  bienveillaotei 
réformes  qui  se  puissent  inventer;  que  là  est  la  solutioadu  proUèoia. 


QnLQOK  BiFLBXKMIS  SUft  LA  POLITIiH»  ACTUBLLI*  163 

Mais  je  remarque  que  je  me  laisse  entraîner  hors  du  cadre  dans  le- 
quel je  voulais  me  renfermer.  Je  m'arrête.  J'ai  fait,  en  écrivant  ces 
réflexions,  un  acte  consciencieux,  dans  Fespoir,  je  ne  le  cache  pas, 
d'abord  de  fortifier  certains  principes  fondamentaux  de  notre  ordre 
social  et  politique,  ensuite  de  précipiter  certaines  dispositions  vers  une 
réforme  que  je  crois  indispensable.  Je  n'ai  nullement  voulu  marquer 
un  dissentiment  personnel.  J'entends  n'être  classé  ni  comme  progres- 
siste, ni  comme  dissident  J'ai,  Dieu  merci,  assez  prouvé,  depuis  six 
ans,  que  je  n'aspire  à  luciia  rôle  de  cette  espèce.  Je  crois  sincèrement 
servir  la  cause  conservatrice  en  engageant  le  ministère  à  entrer  dans 
cette  voie  et  dans  une  aussi  sage  limite. 

Je  souhaite  plus  que  personne  que  le  parti  conservateur  reste  uni  et 
compact;  mais  cette  union  peut  aussi  bien  résulter  d'un  pas  en  avant 
bit  par  ceux  qui  voudraient  rester  stationnaires,  que  d'un  pas  en  ar- 
rière fait  par  ceux  qui  seraient  disposés  à  aller  trop  vite. 

Ainsi  que  je  l'ai  dit  en  commençant,  toute  opinion  résultante  doit 
être  une  transaction. 

Enfin ,  on  m'accordera  qu'il  vaut  mieux  chercher  à  influencer  ses 
amis  long-temps  à  l'avance,  que  de  les  abandonner  au  moment  du 
péril. 

A.  DB  MoftNT. 


99riif  UU  déÊKoûmHên. 


REVUE  DES  THÉÂTRES. 


Ce  n^est  pas  nous  qui  nous  plaindrons  jamais  de  voir  la  littérature  échanger 
le  calme  contre  Tactivité,  le  repos  stérile  contre  les  luttes  fécondes.  Bien  sou- 
vent nous  ayons  déploré  ici  même  Tesprit  d'insouciance  ou  de  découragement 
qui  semble,  depuis  quelques  années,  s'être  emparé  des  lettres.  Pourtant,  si  les 
émotions  du  combat  sont  salutaires,  c'est  à  la  condition  de  répondre  aux  pas- 
sions, aux  intérêts  du  moment.  Quoi  de  plus  attristant,  par  exemple,  que  ces 
malices  posthumes,  ces  exécutions  par  contumace  qui  ne  tuent  et  surtout  ne 
ressuscitent  personne?  L'Académie  française  devrait  renoncer  à  ces  velléités 
belligérantes  qu'on  peut  appeler  des  retours  de  vieillesse.  Elle  avait  eu,  depuis 
quelques  années,  de  véritables  fêtes  littéraires,  des  séances  recherchées,  atten- 
dues, et  toujours  dignes  de  cette  sympathie  qu'elles  excitaient  d'avance  par  l'élo- 
quence, les  hautes  inspirations,  la  poésie  ou  la  verve  qu'on  était  sûr  d'y  trouver; 
il  s'y  joignait  même  parfois  quelque  chose  de  vif,  d'animé,  d'imprévu,  de  dra- 
matique, qui  transformait  cette  paisible  enceinte  de  llnstitut  en  une  sorte  de 
champ  de  bataille  où  s'échangeaient  très  galamment  des  coups  assez  rudes.  De- 
puis l'exemple  donné '\)ar  M.  Yillemain,  avec  tant  d'exquise  urbanité,  lors  de  la 
réception  de  M.  Scribe,  qui  était  homme,  du  reste,  à  soutenir  le  feu,  c'est  1 
peut-être  qu^ont  été  livrés  les  plus  vifs  assauts;  la  critique  s'y  est  montrée  aussi 
peu  voilée  que  possible,  et  il  sembla,  en  certains  jours,  qu'une  réception  était 
pour  l'amour-propre  une  épreuve  nécessaire  avant  d'arriver  à  la  paix  définitive 
du  fauteuil  académique.  11  y  avait  là  tout  ensemble  satisfaction  pour  l'art  et  pour 
cette  curiosité  maligne  qpi  aime  la  guerre  entre  gens  d'esprit.  A  quoi  l'Académie 
a-t-elle  dû  ce  redoublement  d'attention,  ce  bruit  flatteur  qui  s'est  fait  autour 
d'elle?  Justement  aux  choix  qu'elle  a  faits  et  qui  lui  ont  ramené  le  public.  Oui, 
dût  l'ombre  de  M.  de  Jouy  en  tressaillir,  tout  ce  qu'il  y  a  d'éclairé  dans  les  let- 


UrUE  DBS  THiATRBS.  1Q5 

très  et  dans  le  monde  a  sanctionné  la  nomination  des  représentans  de  la  litté- 
rature nouvelle. 

(Test  en  les  accueillant  que  TAcadémie  a  tu  la  vie  rentrer  dans  son  sein  et  a 
mis  les  rieurs  de  son  côté,  tant  il  est  vrai  que  le  mouvement  finit  par  se  commur 
niquer  aux  assemblées  les  plus  stationnaires,  tant  est  grande  Finfluence  de  Topi* 
Dion  dans  ce  monde  brillant  de  Tintelligence?  Et,  après  tout,  le  beau  mal  qu'à 
rheure  où  nous  sommes,  à  la  moitié  du  m*  siècle,  l'Académie  française  ne  se 
compose  pas  exclusivement  de  littérateurs  du  directoire,  d'écrivains  qui  trou- 
vèrent jadis  leur  gloire  à  rimer  une  tragédie  ou  un  madrigal!  Ce  n'est  pas  que 
ce  légitime  renouvellement  ne  s'accomplisse  sans  quelques  secousses.  Dans  un  tel 
mouvement  de  transformation,  il  y  a  des  heures  de  halte.  L'Académie  agit  en 
personne  prudente;  après  un  effort  vigoureux ,  elle  prend  un  moment  de  repos, 
et  afin  de  contenter  tout  le  monde,  elle  rend  la  parole  à  la  littérature  de  l'em- 
pire pour  maudire  son  siècle  et  accabler  de  son  éloquence  ou  de  son  ironie  les 
héros  de  la  révolution  littéraire.  Aussi  sa  dernière  séance  a  été  vraiment  une 
fête  classique.  L'illustre  défunt  qu'il  s'agissait  de  célébrer  était  M.  de  Jouy»  le  ré- 
cipiendaire était  M.  Empis,  et  M.  Yiennet  était  l'académicien  chargé  de  donner 
l'accolade  à  l'auteur  de  la  Mère  et  la  Fille.  On  devine  combien  de  traits  malt* 
cieux  ont  dû  égayer  cette  séance,  à  propos  de  cet  honnête  M.  de  Jouy,  qui»  au 
dire  de  ses  panégyristes,  était  saisi  d*une  trépidation  fébrile  toutes  les  fois  qu'il 
se  trouvait  en  présence  d'un  contradicteur  de  Voltaire,  ou  qu'on  louait  devant  lui 
la  littérature  moderne. 

M.  Empis,  dans  son  discours,  s'est  très  consciencieusement  attaché  à  raconter 
la  vie  de  M.  de  Jouy.  Toute  cette  partie  biographique  n'est  pas  sans  intérêt. 
M.  Empis  a  fait  un  récit  animé  de  tous  les  accidens  à  la  suite  desquels  l'homme 
de  lettres  s'est  révélé  en  M.  de  Jouy.  Hélas!  que  dirait  l'honorable  académicien, 
lui  qui  a  fait  plus  d'une  œuvre  applaudie  en  son  temps,  lui,  l'auteur  de  T^^po 
Salb,  de  Sylla,  et  surtout  des  Hermites,  s'il  avait  à  constater  que  son  rem- 
plaçant à  l'Institut  a  cru  intéresser  par  le  récit  de  sa  vie  plus  que  par  Tappré- 
ciation  de  ses  livres?  Voilà  cependant  la  vérité,  qu'il  y  ait  eu  ou  non  parti  pris 
chez  M.  Empis.  Les  incidens  biographiques  que  contient  son  discours  sont  phis 
faits  pour  frapper  l'attention  que  les  détails  littéraires.  On  dirait  que  le  nouvel 
académicien  a  senti  ce  qu'il  y  aurait  de  difficile  à  prouver  que  M.  de  Jouy  était 
un  grand  poète.  M.  Empis  s'est  interdit  avec  soin  toute  parole  trop  agressive 
contre  une  école  opposée  à  celle  qui  comptait  dans  ses  rangs  l'auteur  de  ruer^ 
tnUe  de  la  C/iau9sée<PÂntiny  et  en  cela  il  a  fait  preuve  de  bon  goût*  Nous  ai-» 
mons  mieux  applaudir  à  ce  sentiment  de  réserve  qu'insister  sur  d'autres  portions 
de  son  discours  et  relever  les  étranges  leçons  d'histoire  contemporaine  qu'il 
nous  donne  lorsqu'il  fait  de  M.  de  PoUgnac  «un  élève  de  Peel  et  de  Canniqg.» 
Ceci  peut  être  de  la  vérité  académique,  mais  à  coup  sûr  ce  n'est  pas  de  la  vérité 
historique  ou  politique.  Il  est  vrai  que  M.  Empis,  pour  se  justifia  aux  yeux  de 
FAcadémie,  peut  invoquer  des  précédens  en  ce  genre  d'appréciations*  Goitt- 
ment,  par  exemple,  l'académicien  qui,  en  recevant  M.  de  Rémusat,  eutjtantide 
traits  heureux  et  réjouissans  sur  Abélard,  se  fàcherait-il  d'un  ri^)procbement 
bizarre  ou  paradoxal?  Vous  voyez  que  M.  Empis  n'a  pas  perdu  tout  droit  à  l'in- 
dulgence de  certains  membres  de  l'Académie.  Il  a  pu  même  trouver  plus  d'un 
secret  complice  lorsqu'il  a  proclamé,  avec  un  courage  digne  d'éloges,  son  adr 


166  RBrUB  3Wê  Dm  VOHMS. 

mîraticm  pour  le  Cloois  et  le  PhUippe-Àugusée  ée  M.  Vienaet,  qm  allait  lui 
répondre.  Tout  ceci  n'est  pas,  comme  on  le  pense,  le  meilleur  du  discours  de 
l^on(H*able  récipiendaire. 

Au  surplus,  que  M.  Empis  ait  rafypelé  les  titres,  quelque  peu  effacés  de  nos 
mémoires,  des  poèmes  épiques  de  Fauteiir  4''Arbog^e,  c*est  un  détait  qui  fiait 
honneur  à  sa  curiosité  bibliographique;  mais  là  n'est  point  T intérêt  le  plus  vif  de 
la  dernière  séance  :  c'est  surtout  dans  le  discours  de  M.  Viennet  qu'il  faut  le 
chercher.  H  est  bien  convenu  aujourd'hui  que  M.  Viennet  est  un  homme  d'es- 
prit. Ridicule  il  y  a  dix  ans,  il  s'est  trouvé,  us  beau  matin ,  pris  au  sérieux  par 
ceux  même  qui  le  raUlaient,  et  qui  peutrétre  n'ont  fait  que  continuer,  sous  cette 
nouveUe  forme,  leur  ironie  et  leur  malice.  Le  goût  public,  celui  du  moins  que 
dirigent  kl  journaux ,  a  de  ces  reviremens  inopinés;  il  réhabilite  sur  parole  ceux 
dont  il  se  moquait  par  ouïnlire.  Nous  tenons  donc  M.  Viennet  pour  un  esprit 
mordant,  plein  d'une  Terre  honnête,  ingénieuse,  et  ce  n'est  pas  nous  qui  le  con- 
tredirons lorsqu'il  s'égaie  aux  dépens  de  notre  jeunesse  qui  craint  de  passer 
pour  jeune,  et  lorsqu'il  trouve  de  sévères  paroles  contre  ceux  qui  gaspillent  ou 
prostituent  leur  talent.  Seulement  M.  Viennet  a  le  malheur  d'être  convaincu 
qifil  continue  à  lai  tout  seal  Corneille,  Voltaire  et  La  Fontaine,  qui  p<Mirtant 
n'était  que  bonhomme.  Aussi ,  en  faisant  l'éloge  de  M.  Empis,  le  félicite-t^ 
d'af  oir  su  défendre,  dans  un  de  ses  plus  chauds  représentans,  cette  cause  de  la 
littérature  impériale  qui  est  maintenant,  hélas!  celle  des  opprimés.  M.  Viennet 
a  relevé  son  drapeau  avec  un  accent  de  martyr  qui  nous  a  foit  craindre  un  mo- 
ment que  MM.  Hugo  ou  Sainte-Beuve,  arrivés  à  la  dictature,  n'eussent  laissé 
percer  le  projet  de  le  déporter  à  Sinnamary.  Que  l'honorable  académicien  se  ras- 
sure; il  peut  sans  crainte  se  livrer  à  cette  glorification  tardive  ot  ramener  de 
r^e  d'Elbe,  quand  l'envie  lui  en  prend,  cette  pauvre  littérature  de  l'empire. 
Mais  Voltaire  !  qu'avait-il  à  démêler  avec  ces  essais  de  réhabilitation,  avec  ces 
colèfes  rétroactives?  Quelle  que  soit  l'opinion  de  M.  Viennet  sur  les  métempsy- 
coses Uttéraires,  l'auteur  de  Clùvis,  en  prenant  la  défense  de  Fauteur  de  ZatHgt 
est^il  bien  sûr  d'avoir  plaidé  pro  domo  suàf  Nous  ne  contestons  ni  l'ingénieux 
aMicisme  de  VÉpitre  aux  Mules,  ni  la  verve  dramatique  de  Micktl  Brémond, 
ni  le  piquant  à-propos  des  Fables;  mais  enfin  tout  cet  esprit-là  est^il  bien  le 
même  que  celui  de  Candide^  et  le  patriarche  de  Ferney ,  s'il  revenait  au  monde, 
n'auratt^il  pas  le  droit  de  n'accepter  de  pareils  héritiers  que  sous  bénéfice  d'in- 
ventaire? M.  Viennet  se  sera  trop  aisément  persuadé  que,  pour  être  fils  de  Vol- 
taire, il  suffisait  de  ne  pas  être  fils  de  croisé.  De  pareilles  descendances  sont 
malheureusement  difficiles  à  établir,  et  il  pourrait  bien  arriver  à  M.  Viennet  ce 
qui  arriva  à  Rivarol  lors  de  l's^lition  des  titres  de  noblesse.  H  affectait  de  se 
lamenter  en  répétant  sans  cesse  nos  privilèges ,  nos  titres.  —  Voilà  un  pluriel 
que  je  trouve  bien  singulier,  lui  dit  le  marquis  de  Créquy.  —  Les  titres  de  no- 
Ûesse  littéraires  ont  aussi  leurs  Rivarols. 

Cette  séance  a  donc  offert  d'assez  singulières  anomalies.  M.  Empis,  ayant  à 
firoclamer  les  mérites  académiques  de  feu  M.  de  Xouy,  n'a  rien  trouvé  de  mieux 
que  de  raconter  sa  vie,  et  M.  Viennet,  voulant  réhabiliter  en  sa  personne  la  Mt- 
4érature  de  reropine.  Fa  associée  à  la  gloire  de  Voltaire,  qui  n'a  rien  à  gagnera 
une  semblaMe  alliance.  Ajoutons  bien  vite  que  toutes  ces  petites  malicet  ont  été 
^au  deineiirant  fort  iaaffeniives,  et  que  personne  «'en  a  gardé  ranoiMie.  iine 


RIVUB  WE  THÉATOSS.  187 

taiiioe<reipTt(  disait  de  M.  de  Ghoiseul  dont  elle  aTait  à  se  plaindre,  et  qnl  était 
fort  laid:  Je  me  Tenge  en  le  regardant.  On  ne  regarde  pas  les  académiciens, 
Ml  on  tes  éoiJiite,  et  nons  sonnnes  sûr  que  les  rictimes  de  MM.  Empis  et  Vien- 
let  se  Mtt  eontentéefl  de  cette  Tengeance. 

PiBBdantqiie  "foltaire  était  mis  en  cause,  à  TAcadémie,  par  des  apologies  su- 
fofties,  Shakspeare  était  compnymis  au  théâtre  par  de  maladroits  imitateurs. 
ÂieeonDaîs  pas,  potir  ma  part,  de  plus  imposant  spectacle  que  celui  d'un 
ini  poète  abordant  arec  une  familiarité  respectueuse  l'ouvrage  d'un  de  ses  pré- 
éêcesKon  et  de  ses  maîtres.  Les  appréciations  de  la  critique  proprement  dite 
iBttovjcHirs  quelque  chose  d'incomplet;  elle  ne  juge  que  le  côté  visible,  le  ré- 
iittilposifif;  elle  n'interprète  que  ce  qui  a  pris  une  forme  assez  nette  pour  servir 
de  Irait  d'union  entre  Fauteur  et  le  public;  elle  se  borne  à  faire  le  siège  de  la 
plan.  L'artiste  qni  condescend  au  rôle  de  critique  s'installe  an  cœur  de  la 
place  Bène.  Cette  puissance  de  créer  qui  ne  fabandonne  jamais,  il  la  trans- 
porte dans  la  création  d'un  autre,  non  pas  ponr  la  refaire,  car  nul  n'a  plus  de 
déférence  que  Ini  ponr  les  chefs-d'œuvre,  mais  pour  la  féconder,  l'expliquer,  la 
préciser.  La  lumière  qu'il  jette  sur  les  portions  obscures  n'est  ni  superficielle,  ni 
Bobile;  elle  ne  vient  pas  du  dehors,  elle  est  contenue  dans  l'œuvre,  comme  la 
luape  qui  éclaire  à  la  fois  les  objets  extérieurs  et  le  globe  d'albâtre  où  elle  est 
enfermée.  Si  ce  poète  critique  est  doué  en  outre  de  cette  faculté  merveilleuse 
qm  manqua  au  génie  passionné  de  Voltaire,  la  faculté  de  se  dédoubler,  pour 
ainsi  dire,  afin  d'assister  au  travail  de  sa  propre  pensée;  s'il  se  détache  assez 
eoaplétement  de  lui-même  pour  sentir,  heure  par  heure,  vivre  et  palpiter  son 
intdiigence,  quelles  sereines  clartés,  quelles  splendeurs  nouvelles  résulteront  de 
cette  double  intuition  !  Et  que  peut-il  rester  à  dire  de  Fœuvre  originale  sur 
iiqneUe  cette  vivifiante  analyse  aura  laissé  son  empreinte  ineffaçable? 

Cet  admirable  spectacle,  Goethe  nous  l'a  donné,  lorsque,  dans  son  beau  ro- 
BUffl  de  ff^Uhelm  MeUter,  il  a  sondé  d*un  doigt  si  sûr  et  d'un  regard  si  clair- 
^*^t  les  mystérieuses  profondeurs  du  caractère  dUamlet.  Tel  qu'il  est  sorti 
des  mains  de  Shakspeare,  Hamlet  a  toutes  les  grandeurs,  mais  aussi  toutes  les 
^^bscnrités  qui  entourent  le  berceau  des  civilisations  naissantes.  Lés  brumes  du 
I^ttemark  se  confondent  avec  celles  du  moyen-âge  sur  ce  front  mélancolique 
«tprédesiSné.  Qu'est-ce  que  Hamlett  Est-ce  le  doute?  est-ce  la  rêverie?  est-ce 
("Usitation?  est-ce  cet  état  bizarre,  maladif,  intermédiaire,  où  doit  conduire  à 
^kMgoe  mie  foHe  simulée?  Que  personnifie  ce  pâle  enfant  du  Nord,  cet  Oreste 
^ué  sur  une  rive  sans  soleil,  ce  premier  aïeul  d'une  famille  plaintive,  irré- 
*(^  et  désolée?  Selon  nous,  ceux  qui  ont  wulu  voir  dans  Hamlet  le  scepticisme 
l'ont  trop  précisé;  ceux  qni  n'ont  prétendu  voir  en  lui  que  l'hésitation  l'ont  trop 
^noiodri.  Le  génie  de  Shakspeare  a  été  à  la  fois  le  plus  philosophique  et  le  plus 
^fttuttiqne  qui  ait  jamais  fait  parier  et  agir  des  personnages  de  théâtre.  Cette 
^ble  face  nons  explique  Hamlet  dans  ce  quil  a  d'humain  et  de  général,  et 
^  ce  qu'il  a  de  particulier  et  d'applicable  à  la  donnée  du  drame  dont  il  est  le 
^.  Âimlet,  c'est  rhésitation  provoquée  par  certaines  circonstances,  mais 
^S^UMliepar  un  snblime  poète,  et  s'élevant  jusqu^à  devenir  un  type  offert  d'à- 
^"oceanx  coannentaires  des  générations  nouvelles.  Ce  qui  a  saisi  et  préoccupé 
^  d^abord  Shakspeare,  c'est  le  problème  de  la  destinée  humaine,  le  con- 
^'^  de  la  Caiblesse  de  l*homme  avec  le  sentiment  vague  et  douloureux  de  sa 


468  UVUB  DIS  DIUX  VOIIDIS. 

grandeur.  Eh  bien!  8*il  y  eut  une  heure  où  ce  contraste  dut  troubler  les  âmes 
poétiques,  où  ce  problème  dut  commencer  à  peser  de  tout  son  poids  sur  Tesprit 
humain,  ce  fut  celle  où  s'annonça  la  grande  émancipation  du  xyi«  siècle.  D^- 
gées  de  leurs  entraves,  mais  aussi  privées  de  leurs  appuis,  les  intelligences  du- 
rent avoir  un  instant  d'enivrement  et  de  vertige.  Penchées  sur  le  monde  nou- 
veau qui  s'ouvrait  à  elles,  elles  durent  se  demander  si  c'était  là  un  horizon  ou 
un  abime.  Dans  ce  premier  moment,  douter,  rêver,  hésiter,  ont  été,  f  imagine, 
une  seule  et  même  chose.  Qu'on  ne  dise  donc  pas  qu'attribuer  cette  intention  phi- 
losophique àShakspeare,  c'est  antidater  Hamiet,  et  mettre  après  coup,  dans  cette 
tragédie,  des  idées  qui  n'ont  pris  naissance  que  deux  siècles  plus  tard.  Nulle 
époque,  au  contraire,  n'a  été  plus  favorable  à  cette  première  personnification  qui, 
développée  et  précisée  par  d'autres  génies,  a  défrayé  presque  toute  la  poésie 
moderne.  Sous  la  plume  de  Shakspeare,  elle  est  naïve  et  confuse  encore;  mais  il 
n'est  diflQcile  ni  de  la  reconnaître,  ni  de  l'expliquer.  La  rêverie  a  dû  naître  en 
même  temps  que  l'examen  :  suivant  que  les  esprits  ont  été  plus  portés  à  con- 
templer ou  à  agir,  à  marcher  en  avant  ou  à  se  replier  sur  eux-mêmes,  ils  ont 
dû  rêver  ou  contrôler  dès  qu'ils  ne  se  sont  plus  bornés  à  croire.  Hamlet  a  dû 
suivre  de  près  Luther,  et  son  premier  cri  d'irrésolution  et  d'angoisse  a  été,  dans 
le  domaine  de  la  poésie,  ce  qu'a  été  le  premier  cri  de  la  réforme  dans  le  domaine 
de  la  pensée. 

Au  point  de  vue  philosophique  et  humain,  Hamlet  est  donc  bien  vrai;  comme 
héros  d'une  action  dramatique^  il  reçoit  en  outre  des  circonstances  une  im- 
pression particulière  qui  en  (ait  l'homme  d'un  drame  non  moins  que  l'homme 
d'une  époque,  et  qui,  grâce  au  génie  universel  de  Shakspeare,  concourt  à  l'en- 
semble de  cette  immortelle  physionomie.  C'est  ici  que  nous  le  retrouvons  tel 
que  l'a  rendu  visible  et  palpable  la  magnifique  interprétation  de  Goethe  :  voilà 
de  quelle  façon  il  est  noble  et  beau  d'aborder  les  chefs-d'œuvre,  et  de  faire  ser- 
vir une  renommée  populaire  à  généraliser,  à  rajeunir,  à  transporter  d'une  litté- 
rature dans  une  autre  ces  poèmes  qui  sont  l'orgueil  et  l'enseignement  de  l'hu- 
manité. Telle  est  leur  grandeur,  qu'on  ne  peut  y  toucher  sans  effleurer  en  même 
temps  tout  ce  qui  nous  intéresse  et  nous  inquiète  ici-bas  :  on  dirait  des  arbres 
gigantesques,  touffus,  séculaires,  cachant  sous  leur  feuillée  épaisse  des  my- 
riades d'idées.  Frappez  le  tronc,  toute  cette  mystérieuse  volée  se  réveille  et  s'a- 
gite; mais,  pour  qu'elle  se  laisse  prendre,  il  faut  des  oiseleurs  comme  Goethe,  et 
le  vulgaire  rêveur  ne  peut  tout  au  plus  qu'entendre  le  bruit  et  le  firémissement 
des  feuilles. 

Mieux  vaut  du  moins  cette  humble  part  que  celle  du  bûcheron  qui  coupe  l'arbre, 
et  c'est  ce  que  n'ont  pas  manqué  de  faire  les  nouveaux  traducteurs  d'hanUet. 
Entre  le  trois-centième  feuilleton  d'un  interminable  roman,  et  la  mise  en  scène 
d'un  interminable  drame,  jeter  à  la  hâte  au  public  du  boulevard  un  calque 
inexact  et  grossier  de  l'œuvre  la  plus  immense  et  la  plus  complexe  qui  soit  sortie 
d'une  tête  humaine;  s'arrêter  une  minute  au  milieu  d'une  course  infatigable  et 
insensée  pour  boire  dans  le  creux  de  sa  main  une  tragédie  de  Shakspeare;  expo- 
ser aux  regards  un  Hamlet  lithographie,  pour  foire  prendre  patience  aux  curieux 
qui  sont  las  des  prouesses  du  Chevalier  de  Maison-Bouge^  et  qui  attendent  les 
merveilles  de  Monte-ChristOj  voilà,  il  faut  en  convenir,  une  tâche  bien  litté- 
raire! C'était  bien  la  peine  d'ouvrir  un  nouveau  théâtre  pour  faire  Alterner  les 


WÊWE  ma  THÉÂTRES. 

tBttTres  défigurées  de  Schiller  et  de  Shakspeare  avec  des  énormités  mélodrama- 
tiques  étalées  d'avance  au  rez-de-chaussée  des  journaux.  Que  M.  Dumas  traite 
ses  propres  inventions  avec  cette  brusquerie  cavalière,  il  en  a  le  droit,  et  ce  n'est 
lias  nous  qui  réclamerons;  mais  il  nous  semble  que  Schiller  et  Shakspeare  mé- 
riteraient un  peu  plus  de  respect.  Plus  il  serait  utile  d'initier  le  public,  par  des 
traductions  consciencieuses,  à  ces  beautés  originales  qui  ne  lui  sont  pas  encore 
familières,  plus  il  y  a  d'inconvénient  et  de  péril  à  lui  donner  pour  du  Shakspeare 
^œ  qui  n'en  est  que  la  pâle  et  infidèle  copie  :  ce  n'est  plus  gaspiller  son  propre 
bien,  c'est  aliéner  le  bien  d'autrui. 

Oui,  de  semblables  tentatives  exigent  un  désintéressement,  un  dévouement 
à  la  poésie  et  à  l'art  qu'il  serait  dérisoire  de  demander  aux  modernes  drama- 
turges. L'écrivain  qui  entreprend  un  travail  de  ce  genre  doit  faire  abnégation 
<de  lui-même.  Au  lieu  d'être  guidé  par  l'idée  du  succès,  du  contact  immédiat  de 
l'œuvre  avec  la  foule,  il  doit  s'enfermer  pour  ainsi  dire  avec  le  poète  quHl  tra- 
duit, comme  s'il  n'existait  au  monde  que  l'idéale  statue  dont  il  essaie  de  sou- 
lever le  voile.  Cest  par  cette  contemplation  solitaire,  silencieuse,  réfléchie,  qu'il 
peut  pénétrer,  comprendre,  puis  s'assimiler  peu  à  peu  les  beautés  du  modèle, 
et,  à  l'aide  d'un  secoid  travail  contenu  en  germe  dans  le  premier,  devenir  à 
son  tour  initiateur  et  interprète,  agrandissant  ainsi  tout  à  la  fois  l'influence 
en  maître  qu'il  foit  connaître  à  un  nouveau  public,  et  le  domaine  de  la  litté- 
•rature  qu'il  enrichit  d'un  nouveau  chef-d'œuvre.  Cest  l'exemple  qu'a  donné 
Goethe;  c'est  ce  qu'ont  tenté  après  lui  quelques  poètes  sincères.  Ge  désir  de 
prendre  pied  dans  les  répertoires  étrangers,  d'ajouter  quelques  fieft  aux  limites 
4in  peu  restreintes  de  notre  art  dramatique,  fit  partie  de  la  période  littéraire 
d'où  est  sortie  l'école  nouvelle,  et  c'est  à  ce  mouvement  que  se  rattache,  entre 
4totres,  la  belle  traduction  d'Othello,  par  M.  Alfred  de  Vigny.  Aujourd'hui  qu'il 
n'est  plus  question  des  querelles  qui  inspiraient  alors  les  traductions  comme  les 
4entatives  originales,  nous  croyons  que  cette  voie  n'est  cependant  pas  épuisée, 
et  qu'on  pourrait  de  temps  à  autre,  pourvu  qu'on  y  mit  toute  la  réserve  et  tout 
4e  respect  nécessaires,  donner  au  théâtre  des  traductions  de  drames  étrangers, 
non  plus  comme  prétextes  de  discussions,  mais  comme  sujets  d'études,  non  plus 
comme  problèmes  à  débattre,  mais  comme  modèles  à  imiter,  non  plus  comme 
élémens  d'une  révolution  littéraire,  mais  comme  bases  d'un  traité  de  paix  et  de 
libre  échange  entre  les  diverses  littératures.  Avons-nous  besoin  de  dire  que  ces 
idées  générales  ne  sont  entrées  pour  rien  dans  cette  imitation  ^Hamlet  jouée 
au  Théâtre-Historique?  Deux  exemples  nous  suffiront  pour  ftiirê  comprendre  avec 
quel  sans-gêne  les  auteurs  ont  traité  Shakspeare.  Quiconque  a  lu  Hamlet  a 
gardé  présent  à  l'esprit  cette  admirable  exposition  du  drame,  cette  première  ap- 
parition du  fantAme  sur  la  plate-forme.  Bemardo  et  Marcellus  n'ont  pas  encore 
échangé  dix  paroles,  que  déjà  se  révèle  tout  le  côté  légendaire  du  sujet,  que 
Timagination  saisie,  dominée,  accepte  du  premier  coup  cette  puissance  mys- 
térieuse qui  doit  planer  sur  toute  la  pièce  et  engager  Hamlet  dans  une  lutte  où 
la  raison  et  la  foûe  se  disputent  son  ame,  où  cette  ame  maladive,  se  débattant 
contre  un  arrêt  sorti  de  la  tombe,  finit  par  s'eflWiyer  du  réel,  par  s'élancer  dans 
k  monde  des  chimères  et  par  tomber  au  bord  de  l'abîme.  Hamlet  est  là  tout 
entier.  Shakspeare,  avec  cette  habileté  magistrale  qui  en  sait  plus  que  les  dex- 
térités vulgaires,  a  compris  que,  pour  jeter  le  spectateur  en  plein  drame,  pour 


170 

firaiicfair  d*un  ImmmI  ce  dangereux  es|Mtte  q»  aépire  le  peiBîUe  dnlutetiqiie,  il 
fallait  que  cette  apparition  fiHft  le  point  de  départ  de  son  emfn^  le  premier  ag- 
neau de  cette  ehaîiie  bizarre,  le  premier  objet  qui  s'emparât  de  Talteiilion  an 
lev^r  même  ds  rideau.  Qu'ont  fail  les  tcadacteura?  Ils  ont  Mipprimé  teuie  «Me 
première  scène;  ils  ont  commencé  par  nne  exposition  jetée  dans  k  moule  basai, 
^des  acteurs  de  chair  et  d'os  discutent  des  intérêts  terrestres,  et  ce  n^eat  qu'il- 
près  une  scène  où,  à  la  façon  des  tragédies  classiques,  l'action  est  remplaoée 
par  le  récit,  que  nous  asnstons  à  l'apparition  du  tiBmttoie.  L'tfet  ainsi  préparé 
et  amoindri  est  à  la  fois  moins  terrible  et  plus  choquant,  |dus  fiaiUa  et  plus  in- 
Traisemblable;  ou  l'eût  accepté  comme  clé  du  drame,  cm  le  repensas  comme 
incident.  Mais  ceci  n'est,  à  nai  dire,  qu'une  fiante  dans  ka  centexture  maté- 
rielle, un  tort  du  métier  enters  l'art.  Voici  une  méprise  plus  grave,  car  ^e 
atteint  l'idée  même,  la  partie  philosophique  d'Henmiet  r  les  traducteurs  ont 
diangé  le  dénoûment  Shakspeare,  dont  la  ndson  sublime  s'est  toujours  fait  sa 
part  dans  ses  inventions  les  plus  audacieuses,  a  caché  un  sens  profond  dans  ce  dé- 
noûmeat  où  la  mort  semble  frapper  an  hasard  et  comme  cbins  une  sombre  mêlée. 
Ophélia  est  morte;  Glandius  meurt;  la  reine  et  Laèrtes  tombent.  H  fkut  qu'Hamlet 
meure  aussi;  sa  vie  est  épuisée  arec  son  ceurre.  Précipité  hors  des  Toies  ordi- 
naires par  des  événemens  terribles  et  une  mission  vengeresse,  la  tâche  qu'il  avait 
à  accomplir  s'est  confondue  avec  tout  son  être  :  elle  a  borné  son  horizon,  et,  le 
reiietant  violemment  sur  lui-même,  elle  a  fût  de  lui,  non  pas  un  homme,  mais 
un  instrument  au  service  d'une  idée.  Cette  idée  accomplie  ou  masquée,  l'instni- 
ment  s'arrête;  il  cesse  d'exister  parce  qu'il  ne  peut  plus  agir,  et  c'est  Fortimbras, 
l'homme  de  la  vie  réelle  et  des  intérêts  positifs,  l'homme  d'action  en  un  mot,  qui 
recueille  l'héritage  du  sublime  osaniaque.  Il  remplace,  sur  le  trône,  le  fou  vo- 
lontaire que  l'idée  fixe  a  marqué  au  front,  que  la  rêverie  a  rendu  impossible 
en  dehors  du  but  qu'il  s'est  posé,  et  qui  doit  expirer,  frnite  d'air,  en  mur- 
murant :  le  resie  est  silenee^  au  moment  même  où  il  Ta  franchir  les  limites  du 
sombre  drune  qui  l'a  absorbé  et  qui  le  tue. 

Quel  couronnement  magnifique  et  profondément  humain  que  ce  triomphe  de 
la  vie  active  et  rédle  sur  la  Tie  contemplative  et  imaginaire!  Il  pandt  que  ce 
dénoûmeut  n'a  pas  satisfmt  IM.  Dumas  et  Paul  Meurice.  Ils  lui  ont  substitué 
une  dernière  apparition  du  frmtême,  apfMnition  aussi  ridicule  qu^elle  était  sai- 
sissante sor  la  plate-forme,  entre  le  dernier  tintement  de  minuit  et  le  premier 
chant  du  coq.  Cette  fois  le  fantôme  arrive,  comme  le  Dens  em  mocMid, 
pour  punir  chacun  selon  ses  mârites,  et  formuler,  en  alexandrins  symétriques, 
son  impartiale  distribution.  Si  le  laoment  était  moins  lugubre,  et  si  les  vio- 
lons s'en  mêlaient,  on  dînât  un  long  couplet  final.  Tu  vivrasi  crie-t-il  à  Ham* 
let,  copiant  ainsi,  de  par  lOf.  Ikimas  et  Menrice,  le  dénoâment  de  MehardUL 
n  faut  vraiment  avoir  une  bien  petile  idée  du  génie  de  Shakspeare  pour  croire 
qu'on  peut  indifféremment  fiure  servir  à  Hamlet  ce  qui  convient  k  Richard, 
placer  le  doux  et  poétique  rêveur,  succombant  sous  l'excès  même  de  sa  fidélité 
au  devoir,  en  lace  du  même  ohâtiment  que  Shakspeare  réserve  àrusurpatenr 
criminel,  remuant  et  sanguinaire.  Ce  trait  seul  peut  Ikire  juger  de  quelle  foçon 
MM.  Dumas  etMeuriee^uDt  agi  avec  le  divin  poète;  c'est  plus  qtiHme  inexactitude, 
c'est  un  contre-sens;  c'est  >le  renversement,  la  négation  de  l'idéennère  qui  do^ 
mine  la  tragédie  d'hamlei.  De  pareiiles  iàutes,  on  est  Junené  à  les  oommettn 


lorsqu^on  s^est  habitué  à  jouer  avec  les  ressources  et  iQS  dUficulté&de  Tart  comme 
aTec  les  yases  d'uu  culte  auquel  on  ne  croit  plus;  lorsque,  pour  amuser  un  public 
indifférent,  on  jette  chaque  matin,  à  travers  un  inextricable  dédale,  des  person- 
nages que  Ton  fait  vivre  ou  mourir  à  sa  guise,  sans  que  le  récit  où  ils  sont  mêlés 
puisse  rien  y  perdre  d'une  vraisemblance  que  personne  ne  s'est  avi^  d'y  cheiv 
cher.  11  faudrait  que  les  héros  de  M.  Dumas  eussent  plus  de  logique  qu'Âristote 
et  plus  de  mémoire  que  Nestor  pour  se  souvenir,  au  vingtième  volume,  de  ce 
qu'ils  ont  fait  au  premier,  et  leurs  aventures  ressemblent  à  celles  des  chèvres 
de  Sancho,  dont  il  suffit  d'oublier  le  compte  pour  perdre  le  fil  de  toute  Thistoire. 
n  y  a  un  sens  littéraire  que  l'on  finit  par  égarer  à  force  de  gaspiller  son  talent, 
comme  il  y  a  un  sens  moral  que  Ton  perd  à  force  d'éparpiller  sa  conscience.  Nous 
insistons  sur  ce  point,  parce  que,  fort  peu  importantes  lorsqu^ij  ne  s'agit  que 
d*Athos  et  de  Joseph  Balsamo,  les  divagations  de  M,  Dumas  deviennent  beaucoup 
plus  graves  lorsqu'il  s'attaque  à  des  poètes  tels  que  Shakspeare  et  à  des  oeuvres 
telles  qu^ Hamlet,  où  chaque  partie  a  sa  valeur  et  o^  on  ne  peut  riçn  déplacer 
sans  altérer  la  pensée  primitive.  Il  en  est  de  ces  cimes  poéti  ques  comme  des  som- 
mités sociales  ;  s*élever  jusqu'il  elles,  c'est  les  atteindre;  les  abaisser  jusqu'à  soi, 
c'est  les  détruire. 

Qu'importe  maintenant  que  les  détails  extérieurs,  matériels,  aient  été  scrupu- 
leusement observés ,  que  l'affiche  nous  promette  eu  anglais  ffamlet^  prince  de 
Danemark^  et  qu'un  comédien,  vêtu  d'après  les  admirables  dessins  d'Eugène 
Delacroix,  nous  jette,  en  grimaçant,  la  triple  Bi^cUmation  :  HorrH^tét  horrible! 
most  horrible!  ou  bien  :  des  mots,  des  mots,  des  mots!  Ce  ne  sont  là  que  les 
puérilités  de  l'imitation.  L'essence  du  drame  a  disparu  ;  le  style  a  perdu  son  ori- 
ginalité et  sa  couleur;  le  délicieux  rôle  d'Ophélia,  cette  suave  figure,  si  heureuse- 
ment placée  auprès  du  sombre  visage  d'Hamlet,  cette  jeune  fille,  toute  de  grâce, 
d*amour  et  d'abandon,  qui  semble  avoir  Técu  dans  nos  souvenirs  ou  dans  nos 
rêves,  tant  Shakspeare  lui  a  donné  à  la  fois  de  réalité  et  de  poésie,  le  rôle 
d'Ophélia  est  à  peine  reconnaissable.  Ses  teintes  légères,  ses  lignes  idéales,  ont 
disparu  sous  ce  crayon  grossissant.  Adieu  cette  blanche  vision  qui  apparaissait 
à  l'horizon  du  drame  comme  ces  lumineuses  éclaircies  qui  nous  montrent  un 
coin  du  ciel  à  travers  des  nuages  chargés  de  tempêtes!  Adieu  cette  fleur  d'inno- 
cence et  de  tendresse  vivant  et  mourant  au  milieu  des  fleurs!  Au  lieu  de  cette 
création  charmante,  nous  n'avons  vu  qu'une  actrice  de  proportions  bien  mat^ 
ridles,  suppléant  à  la  grâce  par  la  mignardise,  à  la  naïveté  par  l'afféterie,  et  tous 
les  assistans  ont  pu  dire  comme  la  reine  :  «  Votre  sœur  n'existe  plus,  Laêrtes!  » 
Si  nous  nous  sommes  arrêté  sur  YHamiet  de  Mt*  Dumas,  ce  n'est  pas  pour 
nous  donner  le  triste  plaisir  de  critiquer  une  pièce  médiocre^  mais  pour  signaler 
une  tendance  générale  dont  l'efl'et  peut  être  désastreux.  Tel  qui  ne  se  tromperait 
pas  sur  la  valeur  d'un  mauvais  mélodrame  prendra  le  change  sur  l'inexacte 
traduction  d'un  chef-d'œuvre.  Tout  théâtre  qui  manque  ainsi  à  sa  mission  mé- 
rite les  avertissemens  de  la  critique;  il  y  aurait  lieu  d'en  adresser  d'analogues  à 
rOdéon,  si  l'on  pouvait  asseoir  un  jugement  ou  même  un  blâme  en  présence 
de  ce  débordement,  de  cette  avalanche  de  pièces  nouvelles  qui  tombent  comme 
les  neiges  au  printemps,  et  se  fondent  comme  elles.  Le  second  Théâtre-Français 
est-il  institué  pour  offrir  aux  muses  précoces  et  hâtives  le  stérile  et  dangereux 
plaisir  de  perdre  leur  chaste  incognito,  pour  assouvir  cette  fièvre  de  publicilé 


172  Binni  DU  DBCX  1I01IDI8. 

qui  ne  fait  déjà  que  trop  de  Tictimes,  ou  bien  pour  choisir,  pour  préparer,  par 
un  consciencieux  triage,  par  une  initiation  intelligente,  des  poètes  et  des  artistes 
dignes  d'être  appelés  et  applaudis  plus  tard  à  la  Comédie-Française?  Ce  théâtre, 
qui,  par  la  continuité  même  de  ses  relations  avec  la  jeunesse,  deyrait  s'imposer 
la  réserve  et  Taustérité  d'une  seconde  éducation  littéraire,  semble,  au  contraire, 
prendre  à  tÂche  d'abaisser  barrières  et  entraves,  de  caresser,  par  de  décevantes 
complaisances,  les  illusions  vaniteuses,  les  désirs  irréfléchis  des  auteurs  de  vingt 
ans,  et  de  donner  raison  aux  mauvaises  pièces  contre  les  obstacles  qui  les  arrê- 
tent, contre  les  critiques  qui  les  attendent.  Aussi  les  nouveautés  se  succèdent, 
à  ce  théâtre,  sans  mériter  d'examen  sérieux.  Il  en  est  une  pourtant  qui  a  eu 
presque  les  honneurs  de  la  persécution  et  du  scandale.  L'auteur  des  Àtrides  s'est 
imaginé  sans  doute  que -des  passions  réelles  et  hostiles  s'étaient  soulevées  autour 
de  son  œuvre;  il  n'en  est  rien  :  ce  qui  a  causé  sa  chute  bruyante,  c'est  tout 
simplement  qu'il  s'est  trop  pressé  de  prendre  au  sérieux  la  renaissance  de  la 
tragédie;  il  a  été  victime  d'une  réaction  nouvelle,  inévitablement  amenée  par 
cette  autre  réaction  qui  put  faire  croire,  il  y  a  cinq  ou  six  ans,  à  la  tragédie  res- 
taurée. Ceux  qui  se  contentent  de  juger  à  la  surface  le  courant  des  littératures 
croient  que  ce  courant  porte  avec  lui  ce  qui  n'est  qu'un  mobile  incident  du 
paysage,  momentanément  réfléchi  par  l'onde  rapide.  Non,  le  flot  est  toujours  le 
même;  chaque  siècle  a  le  sien,  et  on  irait  jusqu'au  fond  du  nôtre,  que  la  tra- 
gédie, ne  s'y  retrouverait  plus. 

Connaître  les  concessions  qu'il  faut  faire  à  une  époque  et  à  un  public  pour 
qu'il  vous  les  rende  au  centuple,  c'est  là  une  des  grandes  habiletés  dramatiques  : 
nul  ne  la  posséda  mieux  que  Casimir  Delavigne.  Son  Don  Juan  cT^uiriche,  re- 
pris l'autre  soir  au  Théâtre-Français,  révèle  cet  art  ingénieux  de  combiner  dans 
une  exacte  mesure  la  témérité  et  la  sagesse.  Fidèle  à  une  poétique  que  le  public 
ratifie  toujours,  parce  qu'elle  place  à  son  niveau  les  personnages  et  les  propor- 
tions d'un  drame  historique,  Casimir  Delavigne  rapetisse  volontiers  ses  héros; 
nous  sommes,  hélas I  bien  loin  de  cette  immense  poésie  qui,  avec  un  petit  prince 
danois  et  une  légende  fantastique,  trouve  moyen  de  créer  un  monde  où  s'agi- 
tent tous  les  problèmes  de  la  destinée  humaine.  Avec  Charles -Quint,  Phi- 
lippe Q,  don  Juan,  avec  l'inquisition ,  la  cour  d'Espagne,  la  lutte  de  deux  reli- 
gions et  de  deux  amours,  Casimir  Delavigne  n'a  fait  qu'un  tableau  de  genre.  Une 
fois  ce  système  admis,  on  doit  rendre  justice  à  cette  adresse,  à  cette  conve- 
nance dont  Casimir  Delavigne  n'a  jamais  donné  des  preuves  plus  (happantes 
que  dans  Don  Juan  d^Avdriche.  Jouée  avec  beaucoup  de  distinction  et  d'en- 
semble, cette  pièce  variera  agréablement  le  nouveau  répertoire.  Dussé-je  en- 
courir les  foudres  désintéressées  de  M.  Yiennet,  je  suis  pourtant  forcé  de  remar- 
quer que  cette  Couleur  voltairienne  répandue  dans  le  dialogue  fatigue  à  la 
longue  et  Ikit  TefTet  d'une  retouche  de  M.  Pérignon  sur  de  vieux  portraits  de 
Vélasquez.  Ce  f^t  là  encore  un  des  secrets  de  Casimir  Delavigne;  chaque  fois 
qu'il  voulait  risquer  quelque  chose,  essayer  un  peu  de  nouveauté  au  théâtre, 
il  avait  soin  d'atténuer  et  d'adoucir  l'effet  de  sa  hardiesse  en  y  mêlant  une  dose 
de  ce  qu'il  savait  être  agréable  à  son  public.  Trop  prudent  pour  lui  rompre  en 
visière,  il  lui  faisait  admettre  une  innovation  dramatique  au  moyen  d'une  épi- 
gramme  contre  les  moines,  et  une  situation  neuve  en  y  glissant  une  phrase  de 
V Essai  sur  les  masurs;  il  eut ,  en  un  mot,  sinon  toutes  les  audaces  du  génie,  au 


BinnJB  DES  THÉÀTBK.  173 

iDoins  toute  les  diplomaties  du  talent  :  aucune  préroyance  ne  lui  manqua,  ni 
celle  qui  perfectionne  rœuvre,  ni*celle  qui  prépare  le  succès,  et  il  reste  comme 
un  modèle  de  ce  que  peut  faire  un  homme  d^ordre  avec  une  fortune  médiocre 
sagement  administrée. 

€*est  encore  un  auteur  bien  habile  que  M.  Scribe,  mais  avec  plus  d'anima- 
tion, de  fécondité  et  d'entrain.  Son  aimable  alliance  avec  M.  Anber  nous  a 
donné,  cette  semaine,  un  de  ces  opéras  dont  les  paroles  et  la  musique  offrent 
fheureuse  combinaison  de  ces  deux  cfaarmans  et  inépuisables  esprits.  L'o- 
péra nouveau  s'appelle  Haydée  ou  le  Secret.  L'idée  première  a  été  fournie  à 
M.  Scribe  par  un  des  plus  beaux  récits  de  M.  Mérimée,  intitulé  :  la  Partie  de 
trictrac.  Cest  l'histoire  d'un  homme  qui,  dans  une  nuit  de  vertige,  au  moment 
de  se  voir  ruiné  par  un  dernier  coup  de  dés,  amène,  en  trichant,  le  seul  point  qui 
puisse  le  faire  gagner,  et  ruine  à  son  tour  son  adversaire,  qui  se  tue  de  désespoir. 
Seulement  M.  Mérimée,  habitué  à  se  contenir  dans  les  limites  du  vrai  et  du 
réel,  n'a  demandé  à  son  idée  que  ce  qu'elle  pouvait  lui  donner.  Son  héros, 
accablé  de  remords,  refuse  les  consolations  de  l'amitié  et  de  l'amour,  et,  malgré 
le  vague  du  dénoûment,  on  devine  qu'il  a  cherché  dans  la  mort  un  refuge  contre 
rirréparable.  Pour  M.  Scribe,  il  n'y  a  pas  d'irréparable,  parce  qu'il  n'y  a  pas 
d'impossible.  Son  héros  a  triché;  mais  il  est  si  beau,  si  courageux,  il  se  bat  si 
bien,  que  ce  remords  et  cette  tache  pourront  s'effacer  peu^-étre,  s'il  parvient  à 
cacher  son  fatal  secret.  Il  y  réussit,  grâce  au  dévouement  de  la  jeune  Haydée, 
et  on  prévoit,  quand  le  rideau  tombe,  que  ce  dévouement  sera  payé  par  un  bon 
et  heureux  mariage  qui  achèvera  d'éclaircir  le  front  mélancolique  du  coupable. 
Sans  doute,  le  spectateur  est  satisfait  de  voir  les  choses  s'arranger  aussi  aisé- 
ment; mais  es^il  bien  convenable,  bien  admissible  qu'une  pareille  faute  soit  non 
avenue,  uniquement  parce  qu'elle  reste  ignorée?  D'ailleurs,  ce  secret  est  connu 
de  la  jeune  fille  et  du  public  :  c'est  déjà  trop  pour  l'impression  définitive. 
M.  Scribe  n'a  donc  qu'à  demi  évité  l'écueil;  mais  il  s'y  est  pris  avec  tant  d'a- 
dresse, qu'on  ne  s'aperçoit  de  l'invraisemblance  qu'au  moment  où  il  est  trop  tard 
pour  s'en  fâcher.  La  musique  de  M.  Auber  est  écrite  avec  un  soin  et  une  élé- 
gance parfaite.  Peut-être  en  traitant  ce  sujet  grandiose  et  parfois  lugubre,  en 
voyant  s'ouvrir  devant  elle  les  lagunes  de  Venise,  le  palais  des  Dix  et  même  la 
pleine  mer,  a-t-elle  un  peu  trop  dit  comme  le  Pollîon  de  Virgile  :  Paulà  majora 
canamus,  et  cherché  les  grands  effets  là  où  on  eût  aimé  à  rencontrer  un  de  ces 
jolis  airs  dont  elle  fait  des  perles  et  des  diamans.  Cette  musique  si  gracieuse  et 
si  fine  aurait  été  digne  d'échapper  à  cette  contagion  du  bruit,  des  gros  cuivres  et 
des  unissons  pathétiques.  Même  sur  une  scène  plus  élevée,  dans  la  Muette  par 
exemple,  elle  avait  su  garder  sa  nuance,  tendre  la  main  à  Rossini,  mais  par-des- 
sus la  frontière,  et  sans  sortir  de  France;  elle  avait  protégé  contre  les  tempêtes 
de  l'orchestre  cette  fleur  d'élégance ,  ce  mélodieux  esprit  qui  la  caractérise  et 
la  distingue.  £Ue  pouvait  dire  avec  le  plus  charmant  de  nos  poètes  : 

Mon  verre  n'est  pas  grand ,  mais  je  bois  dans  mon  verre  ! 

Sage  devise  qu'on  devrait  répéter  sans  cesse  à  ceux  qui,  mécontens  de  leurs 

petiu  étau,  ea  littérature  ou  dans  les  arts,  veulent  conquérir  chez  le  voisin^ 

et  finissent  par  ne  plus  compter  su^  la  carte.  Dans  Haydée^  M.  Aubf  r  ne  s^est 

TOME  ui.  i2 


rtê  uiBi»  mm  na  W9mm. 

pa6  oMwyJétemfift^  furésar^  de  répidémie;  mm  U  y  m  fiDOOMt  da»8  oolte  |Mr« 
titîeo,  assez  de  notoBwix  d*aae  iDspiratioa  aiiaabla  et  ffaîche  jpour  justifier  h 
sikQoôi.  On  peut  dter^  ^u  premier  acte»  la  jolie  roaunoe  d'Haydée  et  les  eouplets 
d'Andréa,  d'une  facture  si  franche  et  si  vive;  au  second  acte,  le  délicieux  air 
delà  Brise^  acoompagmé  enaouidine  par  le  chœur,  dont  le  vague  murmure  âdt 
réellement  l'effet  d'un  soufOe  glissant  sur  les  eaux  et  portant  la  mélodie  aur  set 
ailes.  Au  troisième  aete,  une  charmante  barcarolle  et  une  scène  magnifique  où  le 
déaeepoir  de  I/irédan  contraste  avec  les  refrains  joyeux  que  les  gondoliers  vieo* 
nent  chanter  bous  son  balcon,  ont  été  particulièrement  applaudies.  £n  somme, 
le  succès  a  été  tvès  grand,  et  tout  y  a  concouru,  beauté  de  décors»  éclat  de 
mise  en  scène,  luxe  de  costumes,  tout,  jusqu'au  talent  de  Eoger,  à  qui  le  râle 
de  Lorédan  doit,  dit-on,  servir  de  transition  pour  arriver  à  l'Opéra*  Ce  aon^ 
veau  triomphe  de  M*  Auber,  cette  partition  brillante  et  riche,  prouve  que,  si 
l'heureux  compositeur  n'est  plus  d'âge  à  pouvoir  grandir,  du  moins  il  ne  vieillit 
pas. 

Quels  que  soient  les  auooès  des  autres  scènes  lyriques,  l'attention  des  dilet- 
tanti  est  toujours  fixée  sur  M*^*  Alboni.  £n  jouant  tour  à  tour  aux  Italiens  le 
rôle  tragique  d'Arsace  et  celui  de  la  Cenerentpla,  W^^  Alboni  nous  a  donné, 
dans  les  deux  genres  les  plus  divers,  la  mesure  de  son  talent.  C'est  toiyoun 
cette  voix  délicieuse»  d'un  timbre  frais  et  juvénile,  d'un  velouté  incomparable, 
d'une  prodigieuse  étendue,  cette  voix  dont  tous  les  registres  sont  liés  d'une  fiiçon 
si  exquise,  qu'à  part  deux  ou  trois  notes  moins  sonores,  l'ordUe  la  plus  susceptible 
ne  pourrait  y  découvrir  ni  solution  de  continuité,  ni  transition  brusque.  Cette 
facilité  d'émission,  cette  agilité  inouie,  cet  ensemble  de  dons  merveilleux  et  qui 
semblent  innés,  forment,  pour  ainsi  dire,  le  seul  défaut  qu'on  puisse  reprodier  à 
MU«  Alboni.  £ile  chante  avec  tant  d'aisance,  elle  est  si  sûre  d'elle-même,  qu'il 
manque  à  son  chant  cette  émotion  intérieure,  ce  généreux  effort  pour  atteindre 
à  la  pensée  du  maître,  cette  inspiration  du  moment,  inégale  parfois,  mais  qui 
rachète  tout  par  un  héroïque  élan.  Nous  croyons  donner  une  idée  de  ce  sin* 
gulier  défaut  que  nous  reprochons  à  la  jeune  cantatrice,  en  disant  qu'elle  nous 
parait  occuper,  dans  l'exéeution  musicale,  l'extrémité  contraice  à  celle  oà  se 
trouve  aujourd'hui  Duprez,  pour  qui  tout  morceau  est  un  combat,  toute  note 
une  lutte,  tout  suoeès  une  pénible  victoire.  Il  y  a,  dans  le  sentiment  profond  et 
passionné  de  l'art,  quelque  chose  de  si  sympathique  et  de  si  beau,  que  l'auditeur 
est  souvent  plus  ému  par  cette  douloureuse  aspiration  de  l'artiste  vers  l'idéal 
d'un  rôle  que  par  la  perfection  tranquille  d'une  vocalisation  irréprochable.  Voilà 
ce  qui  manque  chez  M""  Alboni;  chez  elle,  la  note  est  donnée  par  le  gosier, 
jamais  par  l'ame.  Aussi  n'a-t-elle  pas  ces  vibrations,  ces  frémissemens  soudains 
qui  vont  du  chanteur  au  public,  et  qu'il  suffit  d'indiquer  pour  rappeler  à  tous  la 
poétique  image  de  la  Malibran;  ce  n'est  pas  à  elle  que  le  poète  dira  : 

Ah!  tu  vivrais  encor  sans  cette  ame  indomptable; 

Ce  fut  là  ton  seul  mal,  et  le  secret  fardeau 

Sous  lequel  ton  beau  corps  plia  comme  un  roseau  ! 

Ce  manque  d'inspiration  a  été  surtout  sensible  dans  le  rôle  d'Arsace.  Dans  celui 
de  la  Cenerentola ,  qui  n'a  à  exprimer  que  des  sentimens  calmes  et  doux. 


♦75 

yfi*  Alboni  a  été  ravissante.  La  présence  de  cette  jeune  et  Taillante  reenie  semble 
avoir  ranimé,  rajeuni  les  vieilles  gloires  de  ce  théâtre.  Ce  soir-là,  Lablache  avait 
trente  ans.  Il  a  joué  don  Magnifioo  avec  une  verve,  une  bouffonnerie  sublime. 
Sa  voix  olympienne  a  soutenu,  de  son  infatigable  tocsin,  les  masses  des  chœurs 
et  des  ensembles;  dans  le  finale  et  dans  le  sextuor,  cette  voix,  sur  laquelle  se 
détadiaient  les  fines  vocalises  de  M'^  Alboni,  ressemblait  à  un  bloc  de  granit  où 
une  main  délicate  aurait  dessiné  d'él^ntes  ciselures.  Ronooni  même  chantait 
juste,  et  sa  gaieté  nerveuse,  inquiète,  contrastait  admirablement  avec  la  joyeuse 
et  monumentale  carrare  de  Lablache;  enfin  Gardeni,  cet  élégant  ténor  à  la  voix 
pure  et  suave,  complétait  cet  ensemble  qui  a  rappelé  les  plus  belles  soirées  du 
Théâtre-Italien. 

Ainsi,  il  n'y  a  jamais  à  désespérer  de  l'art;  au  moment  où  on  est  près  de  mur- 
murer les  mots  d'abandon  et  de  décadence,  il  suffit  d'une  jeune  voix  s'élevant 
tout  à  coup  derrière  un  pupitre  ou  une  rampe,  pour  ramener  la  foule,  passionner 
les  connaisseurs,  ranimer  les  artistes,  et  remettre  en  lumière  de  délicieux  chefs- 
d'œuvre.  N'en  sera-Ml  pas  de  même  dans  la  poésie  et  l'art  dramatique?  N'ar- 
rivera-t-il  pas  une  œuvre,  un  artiste,  un  moment  qui  ouvrira  au  théâtre  mo- 
derne cet  horizon  tant  de  fois  entrevu  et  tant  de  fois  évanoui  ?  Le  jour  où  s'of- 
frirait ce  nouveau  sujet  d'enthousiasme,  de  curiosité  et  d'étude,  la  sympathie 
et  le  succès  ne  lui  feraient  pas  défaut.  Le  public  est  prêt  à  l'accueillir  et  à  le 
eomprendie;  il  seît  ee  qnfil  ne  veut  plus,  et  se  prépare  ainsi  à  savoir  ce  qu'il  veut. 
La  vogue  soutenue  du  charmant  proverbe  d'un  Caprice^  l'empressement  avec 
lequel  on  provoque  d'autres  tentatives  dans  la  même  voie,  prouvent  avec  quelle 
«pidité  prendrait  l'^iiieelle,  qada  transpoits  éclateraie&t  devint  une  idée  fine 
et  viaîe,  prise  an  eanr  même  du  monde  aetael  cc  développée  par  un  véritable 
poêle.  Que  l'art  dramatique  ne  se  décourage  donc  pas,  surtevt  qu'fi  ne  se  laisse 
pas  désorienter  peur  âee  léaetkiBe  imaginanreB.  Kotre  siècle  apimche  de  laem- 
e;  il  est  temps  qefil  renonce  à  ees  variatiens  de  go^  et  dlinmeur  qui 
sans  cesse  en  question  œ  qui  pevaîssait  dKwe  jugée.  Ce  qnf  1  nous 
c'est  un  diame  où  neoe  letrooviens  nés  passions,  «ne  eomédie  oè  mous 
nos  tnvets.  Les  formes  vieillies  ne  peuvent  pes  rajeunhr;  les 
brisés  ne  penient  pas  denner  de  nonvelles  statues.  On  peut  discuter 
ew  le  vrai,  sur  le  UNIX,  sur  le  beau,  sur  le  laid;  le  mort  et  la  vie  ne  se  discutent 
pes.  Qa  respeete  les  mœta,  mais  on  ne  eit  qu'avec  les  vivans;  on  admire  les  mo- 
imwlm  efifiuie  ^aai  liennws. 

ABXAifB  DB  PoimiABTirr. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


SI  décembre  184T. 


La  session  des  diambres  a  été  ouverte  mardi.  La  présence  da  roi  a  dinipé 
tous  les  bruits  qui  avaient  été  répandus  en  France  et  ailleurs  sur  l'état  de  sa 
santé.  On  est  toujours  saisi  d'un  respect  profond  à  la  vue  de  cet  auguste  et  infa- 
tigable travailleur  qui  porte  si  vaillamment  non-seulement  le  poids  des  années, 
mais  celui  de  la  politique.  Pour  juger  de  la  place  immense  que  le  roi  Louis-Phi- 
lippe occupe  dans  les  affaires  humaines,  il  suffit  de  voir  l'effet  produR  sur  toutes 
les  places  de  l'Europe  par  le  simple  bruit  de  l'altération  de  ses  forces.  Que  le  roi 
passe  seulement  pour  malade,  qu'on  sache  qu'il  a  déjeuné  dans  sa  chambre  à 
coucher,  c'est  assez  pour  donner  des  soubresauts  à  la  Bourse  et  faire  frissonner 
tous  les  écus  de  la  terre.  Il  y  a  cependant  des  limites  auxquelles  la  panique 
réelle  ou  factice  de  la  spéculation  nous  paraît  atteindre  la  niaiserie.  Ainsi,  il 
est  facile  de  comprendre  que  les  fonds  baissent  sur  le  bruit  de  la  mort  ou  même 
d*une  indisposition  du  roi  :  ce  sont  là  des  hypothèses  naturelles,  basées  sur  des 
chances  qui  s(mt  dans  l'ordre  des  événemens  nécessaires;  la  garde  qui  veille 
aux  barrières  du  Louvre  ne  défend  les  rois  ni  de  la  grippe  ni  des  lois  de  la  na- 
ture; mais  ce  que  nous  ne  comprendrons  jamais,  c'est  que  les  fonds  puissent  se 
laisser  influencer  par  des  bruits  aussi  singuliers  que  la  nouvelle  de  l'abdication 
du  roi  Louis-Philippe,  parce  qu'enfin  ce  sont  là  de  ces  impossibilités  radicales 
auxquelles  on  ne  peut  ajouter  foi  qu'en  vertu  de  la  maxime  :  Credo  quia  abiur- 
dum.  Si  quelque  chose  avait  pu  donner  de  la  consistance  aux  bruits  répandus 
sur  la  santé  du  roi ,  c'eût  été  assurément  la  perte  cruelle  qu'il  a  éprouvée  au- 
jourd'hui même;  mais  la  santé  de  M**  Adélaïde  ne  courait  pas  les  dangers  qui 
se  sont  manifestés  si  subitement  hier,  et  qui  se  sont  si  malheureusement  réa- 
lisés. 


UYm.  —  cmomQini.  177 

La  présence  autant  que  les  paroles  du  roi  était  donc  cette  année  une  garantie 
nouvelle  du  maintien  de  la  paix;  de  la  paix  extérieure  que  de  récens  événemens 
avaient  paru  menacer,  et  de  la  paix  intérieure  compromise  par  des  agitations 
Insensées.  Le  dernier  paragraphe  du  discours  de  la  couronne  a  posé  de  la  ma- 
nière la  plus  nette  les  questions  soulevées  depuis  six  mois  dans  les  banquets  ré- 
formistes. Le  ministère  a  relevé  publiquement  le  gant  qui  lui  avait  été  jeté.  Qu'il 
Tait  fiiit  sous  une  forme  tant  soit  peu  agressive,  nous  ne  lui  en  ferons  pas  un 
reproche;  nous  trouvons  au  contraire  merveilleux  ceux  qui  accusent  le  gou- 
vernement d'avoir  fait  du  roi  un  chef  de  parti,  comme  si  le  roi  n'avait  pas, 
après  tout,  le  droit  d'être  le  dief  de  son  parti.  Si  la  question  est  ainsi  posée, 
à  qui  la  faute,  sinon  à  ceux  qui  dans  les  banquets  <Mit  élevé  ou  laissé  s'élever 
des  partis  contre  celui  du  roi  et  de  la  constitution?  Depuis  six  mois,  nous  voyons 
des  caricatures  de  montagnards  rétablir  les  autels  de  Robespierre  et  de  Marat, 
et  y  sacrifier  les  lois  en  attendant  qu'ils  puissent  y  sacrifier  autre  chose,  et  le 
gouvernement  n'aurait  pas  le  droit  de  dire  que  la  royauté  a  des  ennemis!  Depuis 
six  mois,  les  dieflB  de  l'opposition  dynastique  laissent  impunément  tratner  la  dy- 
nastie et  la  charte  dans  la  boue  républicaine,  et  dissimulent  honteusement  leur 
drapeau  devant  celui  des  ennemis  de  la  constitution,  et  il  ne  serait  pas  permis 
de  leur  dire  qu'ils  sont  aveugles!  En  vérité,  la  gauche  entend  singulièrement  la 
discussion!  Voulaitelle  donc  qu'après  toutes  les  gracieusetés  qu'elle  leur  a  dé- 
bitées après  boire,  M.  Guizotet  M.  Duchâtel  se  contentassent  de  la  remercier? 
Ces  ministres  sont  réellement  bien  méchans  de  se  défendre  quand  on  les  attaque! 
Sérieusement,  tout  ce  grand  scandale  affiché  par  l'opposition  lui  fait  peu  d'hon- 
neur; il  ferait  croire  qu'elle  n'avait  de  courage  pour  injurier  les  ministres  et  la 
majorité  que  lorsqu'ils  n'étaient  pas  là  pour  lui  répondre.  Si  elle  a  tant  de  griefs 
sur  le  cœur,  elle  doit  se  féliciter  d'avoir  une  occasion  de  les  dire;  cette  occasion 
lui  est  offerte. 

Les  premières  opérations  de  la  chambre  des  députés  ont  montré  la  majorité 
aussi  unie,  aussi  compacte  qu'elle  l'a  jamais  été.  Il  n'y  avait  point  eu  de  doutes 
sérieux  sur  l'issue  de  l'élection  du  président,  malgré  les  diversions  qui  avaiem 
été  tentées.  L'opposition  avait  pourtant  montré  une  abnégation  édifiante,  et  elle 
s'était  déclarée  prête  à  accepter  tous  les  candidats  possibles;  en  désespoir  de 
cause,  elle  est  retournée  à  M.  Barrot.  Le  schisme  qu'on  n'avait  pu  établir  sur 
la  question  de  la  présidence,  on  a  cherché  à  le  transporter  sur 'celle  des  vice- 
présidences.  En  choisissant  un  nom  qui  appartenait  depuis  longtemps  au  parti 
conservateur,  celui  de  M.  Lacave-Laplagne,  on  espérait  partager  la  majorité. 
Cette  tactique  n'a  pas  mieux  réussi,  et  les  quatre  vice-présidens  portés  par  les 
<»nservateurs  et  parle  ministère  ont  passé  au  premier  tour  de  scrutin.  L'oppo- 
sition en  appelle  maintenant  du  scrutin  à  la  discussion;  l'on  s'attend  à  des  dé- 
iMits  prolongés  et  très  orageux  sur  l'adresse. 

Qimnd  cette  crise  d'éloquence  sera  passée,  quand  cette  éruption  périodique 
sera  arrivée  à  son  terme,  les  chambres  trouveront  ample  matière  à  travail  dans 
les  dilférens  projets  de  lois  annoncés  par  le  ministère.  Les  réformes  que  nous 
avioi^s  signalées  comme  devant  être  introduites  dans  l'impôt  sur  le  sel  et  dans  la 
taxe  des  lettres  sont  au  premier  rang  dans  le  programme  de  la  session^  avec  des 
lirojets  de  loi  sur  l'instruction  publique,  sur  les  prisons,  sur  les  tarifs  de  douanes, 
«ur  les  caisses  d'épargne,  sur  le  r^ime  hypothécaire. 


178  BVnSB  DM  DBUX  JKMttS. 

Toutefois  ce  travail  ne  sauraîl  satisfmre  à  foos  les  besoîM  de  la  vie  pfltttiqiie. 
Avec  ragitation  qu*enfaiite  le  mouverbeiit  des  intenigences  et  des  iméréts,  aittt 
l'actîoD  incessante ,  légitime,  qif exerce  l'opinion  du  dehors  sur  les  <wq>9  ^1a 
représentent  et  la  règtot,  on  ne  saurait  s'étonner  de  nmportanœ  eroissanli 
qu'acquièrent  les  questions  de  réforme  électorale  et  de  r^evrtie  parkttientaîfe. 
Ces  questions  se  reproduiront  sans  nul  doute  dans  celle  session;  mais  se  repr»^ 
duiront-elles  avec  plus  d'élémens  de  succès  que  dans  la  session  dernière?  Noos 
ne  le  pensons  pas.  La  chambre  n'a  pas  plus  ée  raisons  cette  année  qu'elle  n'en 
avait  Tannée  passée  pour  se  suicider  et  pour  dédarer  elle-même  qu'elle  siège  en 
vertu  d'une  loi  vicieuse.  Ce  ne  sont  pas  les  banquets  réfornnstes  qui  doivent  avoir 
avancé,  aux  yeux  de  la  chambre,  la  cause  de  la  réforme;  la  majorité  n'en  est  sans 
doute  pas  à  imaginer  que  tout  ce  qui  a  été  dit  depuis  six  mois  ne  s'adresse  qu'an 
ministère  et  qu'elle  n'en  a  pas  sa  part.  De  bonne  foi,  l'opposition  ne  peut  at- 
tendre que  cette  majorité  qu'elle  a  accablée  de  tant  d'injures  hii  donne  raison 
en  se  condamnant  elte^méme,  et  qu*eHe  choisisse  ce  moment  pour  se  frapper 
d'une  déclaration  d'indignité.  Sans  doute  les  institutions  libres  ne  peuvent  être 
condamnées  à  l'immobilité;  il  est  de  leur  nature  de  pouvoir  s'étendre  et  se  mo- 
difier, et  la  loi  d'élection  n'est  pas  plus  close  que  les  autres;  mais  les  chambres 
ne  sont  pas  faites  pour  enregistrer  simplement  les  décrets  des  dubs  :  il  faut 
que  la  discussion  passe  de  la  table  à  la  tribune. 

Dans  la  politique  extérieure,  la  question  qui  donnera  lieu  aux  débats  les  plus 
sérieux  et  les  plus  animés  sera  celle  de  la  Suisse.  Le  roi  a  exprimé  l'espoir  que 
la  Suisse  maintiendrait  les  bases  de  la  confédération  auxquelles  est  attachée 
cette  sécurité  que  l'Europe  a  voulu  lui  garantir  par  les  traités;  c'est  poser  la 
question  dans  ses  termes  les  plus  justes.  On  paraît  trop  généralement  croire  que 
le  triomphe  rapide  du  parti  ladicai  en  Suisse  a  tranché  toute  la  difficulté,  et  qu'il 
n'y  a  plus  rien  à  faire  dès  qu'il  n'y  a  plus  de  combattans  à  séparer.  C'est  oublier 
que  la  médiation  des  dnq  puissances  avait  deux  objets,  et  que,  s*il  n'y  a  pas  eu 
lieu  d'appliquer  le  premier,  le  second  n'en  est  pas  moins  resté  intact.  Les  puiflK 
sances  signataires  des  traités  de  Vienne  ont  des  devoirs  à  remplir  envers  les  can- 
tons qu'elles  ont  autrefois  déterminés,  et  pour  ainsi  dire  forcés  à  s'annexer  à  une 
eonfédération  dans  laquelle  ils  craignaient  d'être  absorbés.  Nous  ne  prêterons  à 
aucune  d'entre  elles  l'idée  passablement  ridicule  d^avoir  voulu  rétablir  la  posi- 
tion des  deux  parties  belligérantes  en  Suisse  teMe  qu'elle  était  avant  ia  guerre  : 
on  ne  relève  pas  des  créatures  de  chair  et  d'os  comme  on  ferait  de  soldats  de 
bois  peint,  et  d'ailleurs  le  Somhrlmmd  ne  s'est  montré  ni  assez  Inrilîant,  ni 
assez  vivaee,  pour  qu'on  soit  très  empressé  de  le  ressusdter;  mais  il  est  bon  que 
la  majorité  radicale  sache  qu'on  a  l'oeil  ouvert  sur  ses  actes.  La  question  de  la 
réforme  du  pacte  sera  néoessairement  abordée;  déjà  il  se  manifeste  sur  ce  point 
des  dissentimens  entre  les  vainqueurs.  Les  uns  voudraient  battre  le  fer  pendant 
qu'il  est  chaud,  et  profiter  de  la  terreur  qui  règne  dans  les  entons  vaincus,  et 
de  l'unanimité  qu'elle  leur  donnerait  dans  la  dièle,  pour  procéder  immédiaieement 
à  une  refonte  générale  de  la  ooustitution.  Selon  oeux-4â,  il  s'agit  de  fttire  régner 
l'harmonie  entre  les  coMtiUrtiMis  cantonales  et  la  «onstîtution  fédérale,  et,  main- 
tenant que  l'harmonie  exiaie  entre  les  parties,  la  chose  doit  4tre  fedle.  Il  faut 
saisir  l'occasion,  die  ne  sar»  janais  aussi  belle;  la  diète  qui  a  décrété  là  guent 
sera  plus  propre  qu'aucune  «VM  à  continuer  son  œuvre.  Voilà  ce  que  disent 


UVVK.  —  GHRMIQUB.  179 

eeQx  qui  s'appellent  etti^mémes  les  hommes  d'action.  Les  hommes  de  conseil, 
de  lear  côté,  aimecaient  mieux  que  la  mission  de  refaire  le  pacte  fût  confiée  à 
«ne  autre  diète;  ils  voudraient  être  plus  loin  des  influences  de  la  lutte  et  de 
ri?resse  de  la  vietoûre.  Las  cantons  radicaux  eux-mêmes  ne  sont  pas  disposés  à 
abdiquer  au  profit  de  Berne  cette  égalité  de  représentation  qui  est  la  sauvegarde 
d«  leur  souveraineté  individuelle,  et  déjà  noui  voyons  les  organes  du  radica- 
Ksrae  de  Zurich  protester  à  Tavance  contre  les  réformes  qui  changeraient  les 
bases  du  paete  aetuel.  La  lutte  ne  tardera  pas  à  s'établir  entre  ces  deux  in- 
fluenœs;  ea  attendant,  le  parti  des  hommes  d'action  se  fortifie  par  l'accession 
des  députations  nouvelles  des  cantons  conquis. 

Tout  n*est  donc  pas  terminé,  ni  pour  la  Suisse  ni  pour  l'Europe.  II  reste  à 
wr  jusqu'à  quel  point  la  Suisse  croira  devoir  modifier  la  forme  sous  laquelle  elle 
a  été  non- seulement  reconnue,  mais  constituée  par  TEurope,  et  s'il  lui  convient 
de  changer  ses  relations  vis-à-vis  des  autres  puissances.  Les  traités  ont  garanti 
eertains  privilèges,  comme  ceux  de  la  neutralité  et  de  l'inviolabilité,  à  la  confé- 
dération helvétique  constituée  d'une  certaine  façon.  Sans  doute,  ces  garanties 
ont  été  accordées  à  la  Suisse  dans  son  propre  intérêt;  mais  elles  ont  été  stipulées 
aussi ,  comme  le  dit  l'acte  de  reconnaissance,  a  dans  le  véritable  intérêt  de  tous 
kfl  états  européens,  p  et  le  jour  où  la  Suisse  porterait  elle-même  atteinte  aux 
tnitée  çâ  la  protègent,  les  puissances  qui  y  avaient  participé  pourraient  se  oon* 
sidérer  à  leur  tour  comme  libres  de  leurs  engagemens. 

U  est  probable  que  des  avis  de  cette  nature  pourront  être  mis  sous  les  yeux 
de  la  diète  sans  qu'il  soit  nécessaire  d'établir  à  Neufchâtel  une  conférence  régu- 
lière, comme  il  avait  d'abord  été  convenu.  Les  plénipotentiaires  nommés  par  la 
cour  d'Autriche  et  par  la  cour  de  Berlin  pour  prendre  part  à  cette  conférence,  le 
comte  de  Colloredo  et  le  général  Eadowitz ,  ont  poursuivi  leur  voyage  jusqu'à 
Paris,  où  ils  sont  actuellement.  Nous  croyons  qu'un  nouveau  projet  de  note 
identique  à  remettre  à  la  diète  sera  proposé  par  M.  Guizot  aux  quatre  cours;  nous 
y  comprenons  celle  de  la  Grande-Bretagne. 

Assurément,  on  ne  peut  qu'approuver  M.  Guizot  de  ne  rien  négliger  pour 
essayer  d'établir  l'unanimité  dans  les  conseils  des  grandes  puissances,  et,  sous 
ce  rapport,  il  agira  sagement  en  of&ant  au  gouvernement  anglais  de  concourir 
aux  démarches  qui  pourraient  être  faites  de  concert  avec  les  cours  continentales. 
Toutefois  il  est  bon  que  ces  efforts  ne  soient  pas  indéfiniment  prolongés,  et  il  ne 
£attt  pas  permettre  que  le  mauvais  vouloir  évident  d'une  seule  puissance  entrave 
de  nouveau  l'action  de  toutes  les  autres.  Les  chambres  auront  sans  doute  bientôt 
sous  les  yeux  tous  les  êlémens  nécessaires  pour  éclairer  les  négociations  qui 
avaioit  abouti  à  la  proposition  d'une  médiation  commune;  nous  croyons  qu'il  en 
ressortira  pour  tout  le  monde  la  conviction  que  le  ministre  des  affaires  étran- 
gères de  la  Grande-Bretagne  n'a  pas  joué,  dans  toute  cette  aâiaire,un  rôle  bien 
franc,  et  qu'il  ne  s'en  est  mêlé  que  pour  en  entraver  la  marche  et  pour  y  sus- 
citer des  obstacles.  Lord  Pahnerston  a  jusqu'à  un  certain  point  réussi ,  puisque 
l'offire  de  médiation  des  cinq  puissances  est  arrivée  trop  tard  pour  avoir  son  effet; 
mais  un  tel  succès  n'est  pas  de  ceux  dont  on  puisse  se  faire  beaucoup  d'bon- 
Sfiir.  Dans  tous  les  cas,  nous  ne  croyons  pas  que  M.  Guizot  se  repente,  ni  qu'il 
eherdie  même  à  se  défendre  d'avoir  fait  tous  les  efforts  qui  étaient  en  son  pou^ 
Toir  pour  faice  entrer  l'Angleterre  dans  le  concert  commun,  et  d'en  avoir  même 


180  RKYUB  DIS  DBUX  VOIIDBS. 

fait  plus  que  d'autres  ne  le  jugeaient  nécessaire.  Il  n'aurait  dépendu  que  de  lui 
de  laisser  l'Angleterre  dans  la  position  où  lord  Palmcrston  avait  mis  la  France 
à  une  autre  époque;  on  ne  peut  que  l'approuver  de  n'avoir  pas  voulu  user  de 
représailles.  C'est  dans  ce  même  sentiment  qu'il  appellera  aujourd'hui  encore  le 
gouvernement  anglais  à  concourir  aux  résolutions  que  pourraient  prendre  les 
autres  cours,  de  concert  avec  la  France;  mais,  nous  devons  le  redire,  ces  offres 
conciliantes  doivent  avoir  des  bornes,  et  il  ne  faudrait  pas  pousser  la  politesse 
jusqu'à  la  duperie.  Une  fois  qu'il  aura  été  constaté  que  l'isolement  de  l'Angle- 
terre est  tout^-fait  volontaire,  il  faudra  passer  outre  avec  ou  sans  lord  Pal- 
mcrston. 

Cela  sera  d'autant  moins  embarrassant  pour  le  gouvernement  français  que, 
dans  cette  union  avec  les  puissances  du  continent,  ce  n'est  pas  lui  qui  fait  aucun 
sacriGce,  ni  de  principes  ni  de  tendances.  Ce  n'est  pas  lui  qui  ira  à  Vienne  ou 
à  Berlin;  c'est,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  Vienne  et  Berlin  qui  viendront  à  Paris, 
et,  dans  les  délibérations  dont  les  affaires  de  la  Suisse  pourront  encore  être 
l'objet,  c*est  l'iofluence  du  gouvernement  français  qui  dominera,  et  ce  sont  ses 
conseils  qui  prévaudront. 

Ce  rôle  de  pouvoir  modérateur  que  remplit  le  gouvernement  français  n'a  pas 
peu  contribué,  par  exemple,  à  retenir  en  Italie  des  explosions  qui  paraissaient 
toujours  imminentes.  De  ce  côté,  de  graves  difBcultés  ont  reçu  dernièrement 
une  solution.  Ainsi  l'affaire  de  Ferrare,  qui  avait  failli  mettre  l'Italie  en  feu, 
s'est  arrangée  pacifiquement;  les  troupes  autrichiennes  sont  rentrées  dans  la 
citadelle,  et  les  forces  pontificales  ont  repris  la  garnison  de  la  ville;  en  un  root, 
les  choses  ont  été  rétablies  dans  leur  état  antérieur.  L*a^aire  de  Fivizzano  a 
également  reçu  une  solution  pacifique;  il  paraît  que  c'était  simplement  une  ques- 
tion de  forme,  de  procédé  plus  ou  moins  poli.  Les  Modénais  sont  sortis  de  la 
ville,  les  Toscans  y  sont  rentrés;  puis  le  commissaire  du  grand-duc  de  Toscane 
en  a  remis  officiellement  les  clés  au  commissaire  du  duc  de  Modène;  après  quoi 
les  Toscans  en  sont  de  nouveau  sortis  et  les  Modénais  y  sont  de  nouveau  ren- 
trés, cette  fois  pour  y  rester;  et  tout  le  monde  s'est  trouvé  content. 

Un  autre  changement  s'est  accompli,  non  pas  par  Fintervention  de  la  diplo- 
matie, mais  pat  celle  de  la  Providence.  La  souveraine  viagère  de  Parme  et  de 
Plaisance,  l'archiduchesse  Marie-Louise,  a ,  par  sa  mort,  rendu  une  principauté 
au  duc  de  Lucques.  On  sait  qu'après  elle  Parme,  Plaisance  et  Guastalla  devaient 
passer  à  ce  prince,  qui ,  de  son  c6té,  transmettait  alors  son  duché  au  souverain 
de  la  Toscane.  Le  duc  de  Lucques  n'a  pas  eu  à  attendre  long-temps.  On  assure 
que,  par  suite  d'arrangemens  conclus  entre  les  princes  d'Italie,  la  possession  de 
Pontremoli  reste  à  la  Toscane,  et  que,  pour  assurer  une  ligne  de  communicati<Hi 
libre  entre  les  trois  états  qui  forment  l'union  douanière.  Massa  et  Carrare  se- 
ront déclarés  neutres. 

En  Espagne ,  le  général  Narvaez  poursuit  autant  que  possible  l'œuvre  de  ré- 
conciliation universelle  qu'il  a  entreprise.  Il  faut  encourager  cette  tentative, 
même  en  doutant  qu'elle  puisse  définitivement  réussir.  Les  passions  ne  peuvent 
pas  se  calmer  si  vite  chez  un  peuple  aussi  vulnérable  et  aussi  susceptible  que 
le  peuple  espagnol,  et,  dans  les  derniers  débats  du  congrès,  elles  se  sont  encore 
fait  jour  de  temps  on  temps^avec  leur  ancienne  vivacité.  La  motion  4e  M.  Sa- 
gastiy  qui  n'était  autre  chose  qu'une  violente  attaque  contre  la  reine  Christine, 


UTUB.  —  CHRONIQUE.  18! 

a  remis  les  innis  aux  prises.  M.  Sagasti,  comme  on  sait,  avait  demandé  la  pro- 
doctîon  de  la  liste  officielle  des  paiemens  faits  sur  le  trésor  de  la  Havane  depuis 
J844,  et  Fopposition  prétendait  qu*outre  la  pension  de  la  reine  Christine,  le 
gouvernement  avait  payé  des  sommes  considérables  pour  établir  une  monar- 
chie au  Mexique,  et  autant  pour  faire  une  expédition  dans  la  république  de  TÉ- 
quàteor. 

Sur  ces  deux  derniers  points,  il  n*y  a  pas  eu  de  discussion  sérieuse;  mais  une 
lotte  des  plus  vives  s*est  engagée  sur  la  question  de  la  pension  de  la  reine 
Giristine.  M.  Beltran  de  Lis,  au  nom  du  ministère,  a  déclaré  qu'en  effet  la 
pension  de  la  veuve  de  Ferdinand,  illégalement  supprimée  au  moment  de  la 
régence  d'Espartero,  avait  été  rétablie,  et  que  les  arrérages  en  avaient  été  payés, 
mais  qu'il  n'y  avait  dans  cette  mesure  rien  que  de  constitutionnel ,  et  que  les 
arrérages  de  la  pension  d'Espartero  avaient  été  également  payés.  La  reine  Chris- 
tine a  trouvé  des  défenseurs  encore  plus  chaleureux  dans  ses  partisans  person- 
nels, MM.  Mon  et  Pidal.  M.  Mon  a  quitté  le  fauteuil  de  la  présidence  pour 
•prendre  une  part  active*  au  débat,  et  M.  Pidal,  au  milieu  d'un  tumulte  qui 
rappelait  les  anciens  jours,  a  porté  le  ravage  dans  les  rangs  des  amis  d'Espar- 
tero. M.  Sagasti,  voyant  la  fortune  tourner  contre  le  duc  de  la  Victoire,  a  voulu 
retirer  sa  motion;  mais  les  amis  de  la  reine  Christine  ont  mieux  aimé  épuiser 
le  débat,  et  une  majorité  considérable,  121  voix  contre  29,  a  donné  la  preuve  de 
leur  force.  Après  cette  discussion ,  on  a  généralement  cru  que  MM.  Mon  et 
•Pidal  entreraient  dans  le  cabinet;  mais  cette  modification  paraît  encore  ajournée. 
.  En  Allemagne,  nous  n'avons  guère  à  noter  que  la  mort  du  prince  électeur  de 
Hesse-Cassel.  On  sait  que  ce  prince  trop  original  avait  été  déchargé  depuis  1831 
des  soucis  du  pouvoir.  A  la  suite  de  la  révolution  de  France  de  1830,  le  mouve- 
ment politique  imprimé  à  divers  états  de  l'Europe  avait,  entre  autres  résultats, 
produit  dans  la  principauté  de  Hesse-Cassel  l'établissement  d'une  constitution , 
l'exil  du  prince  régnant,  et  la  nomination  de  son  fils  comme  régent.  Cest  ce 
prince  exilé  qui  vient  de  mourir. 

Son  fils,  le  prince  Frédéric-Guillaume,  lui  succède.  Bien  qu'élevé  prématuré- 
ment au  pouvoir  par  une  révolution,  le  nouvel  électeur  ne  parait  pas  disposé  à 
rester  fidèle,  comme  souverain  régnant,  à  la  constitution  qu'il  avait  acceptée 
-comme  régent.  Il  voudrait,  à  ce  qu'il  semble,  faire  la  répétition  de  ce  qui  s'est 
passé  en  Hanovre  quand  le  duc  de  Cumberland  y  est  venu  prendre  la  couronne. 
Ainsi,  il  a  commencé  par  refuser  de  prêter  serment  à  la  constilalion;  mais  les 
états,  c'es^à-dire  les  chambres,  ont  arrangé  la  difficulté  en  déclarant  qu'ayant 
•prêté  déjà  le  serment  comme  régent,  il  n'avait  pas  à  le  renouveler  comme  prince 
régnant.  L'électeur,  enhardi  par  ce  premier  succès,  a  voulu  faire  prêter  par 
l'armée  un  serment  de  fidélité  à  sa  personne,  mais  soldats  et  officiers  ont  ré- 
-pondu  que  c'était  à  lui  de  leur  donner  l'exemple.  Le  prince,  très  mécontent,  en  a 
-appelé  à  la  diète  et  demande  à  être  relevé  de  la  constitution. 

Bien  que  ces  événemens  aient  produit  beaucoup  d'agitation  dans  le  petit  monde 
^constitutionnel  de  l'Allemagne,  il  ne  faudrait  cependant  pas  s'en  exagérer  la 
.^rtée  ou  en  attendre  de  graves  conséquences.  On  a  vu,  par  exemple,  que,  dans 
Je  Hanovre,  la  résistance  constitutionnelle,  après  avoir  fait  beaucoup  de  bruit, 
afait  fini  par  s'évaporer  et  par  s'éteindre.  L'électeur  de  Hesse  a  devant  les  yeux 
jeet  exemple,  et  compte  se  tirer  de  sa  lutte  avec  la  constituti<m  aussi  heureuse- 


482  Rsvra  wm  BBux  mhms. 

meAt  qoe  le  roi  Ernest.  En  Allemagne,  V^paeit  poNUfoe  n'est  enooNi  fne  pei 
développé;  il  est  circonscrit  dans  les  elaasea  lelOrées,  tes  le  inende  sriiiHiifM 
et  théorique  :  il  n*est  pas  encore  descendu  daiM  les  disses  populaires.  CM 
pourquoi  des  atteintes  à  la  oonstitucion  qui  en  France  ou  en  Ai^leterre  ne  pvo^ 
duiraient  rien  moins  que  des  réyotuticms,  n'excitent  que  penée  pasaion  et  aa 
rencontrent  que  peu  de  résistance  dans  beaucoup  des  états  de  l!Allemagpi.  Les 
dasses  supérieures  s'agitent  et  se  plaignent,  mais  le  peuple  raàe  k  pes  prêt  in- 
différent; il  faudra  encore  du  temps  avant  que  l'esprit  publie  ait  péaé^é  4ans  les 
couches  inférieures. 

Une  révotution  ministérielle  très  sérieuse  ^  en  même  temps  très  inatteadae 
Tient  de  s'accomplir  en  Hollande.  On  sait  qu'à  l'ouverture  de  la  session  aetueUe 
lies  états-généraux,  le  roi  avait  annoncé  qu'il  saisirait  les  ehambres^  d'une 
proposition  pour  la  modification  de  la  loi  fondamentale.  C'est  sur  le  sens  et 
cette  promesse  qu'il  se  serait  manifesté  entre  le  roi  et  ses  ministres  des  dîs^ 
sentimens  par  suite  desquels  M.  Van  Hall,  ministre  des  finnnees,  et  M.  lie  la 
Sarraz,  ministre  des  affaires  étrangères,  ont  offert  leur  démission,  ils  sont  re»- 
placés  dans  le  cabinet  par  M.  Van  der  Heim  et  M.  Van  Rappard.  Les  opinseap 
des  nouveaux  ministres  passent  pour  être  contraires  à  toute  réfome  sérieuse  de 
la  loi  fondamentale,  et,  en  même  temps  que  leur  nomination,  le  jenmsl  officiel 
de  La  Haye  publie  une  espèce  de  manifeste  oà  il  se  piaûit  assez  anèreaieBl  ém 
dusses  interprétations  qui  ont  été  données  à  la  promesse  du  ror,  ettepoosse  l^in- 
troduction  d'innovations  étrangères  comme  aussi  dangertuse  que  cette  du  Ab- 
Yal  de  Troie.  Peut-être  le  roi  de  HoDande  compte-t-il,  eomme  le  tui  de^  Hunet re, 
uomme  rélecteur  de  Hesse,  sur  le  caractère  tranquille  de  sen  penpie;  eeesnt 
des  expériences  qui  seront  jugées  par  le  résultat. 

Le  parlement  anglais  a  clos  sa  session  extraordinaire  qui  avait  été  coi^eqnÉj 
pour  parer  aux  nécessités  et  aux  dangers  de  la  criée  eonsmereiafle.  Du  leste, 
quand  les  chambres  ont  été  rassemblées,  ta>  crise  avait  déjà  atteint  son  tenue; 
le  gouvernement  n'a  pas  même  eu  besoin  de  demander  un  bill  d'indemnité,  et  U 
i^est  contenté  de  proposer  la  nomination  d'un  comité  pour  examiner  k  loi  de  la 
basque.  De  cette  manière,  le  parlement  a  évité  la  perte  de  temps  eansidénMe 
qu'aurait  nécessairement  entraînée  une  discussion  pubNque  sur  la  l^aMen 
financière  du  pays.  Cest  une  question  ajournée,  qui  se  reproduifa  dans  te  ssn- 
sion  ordinaire  qui  doit  s'ouvrir  au  mois  de  février. 

Des  questioi^  d'un  intérêt  plus  pressant  encore  et  pios  immédiat  rédanHoeit 
bailleurs  l'attention  des  chambres  anglaises.  Il  a  bien  laHu  s'eoeuper  de  llr- 
lande,  dans  laquelle  régnait  une  terreur  qui  rappelait  les  temps  berbares.  Anon- 
lieu  des  débaits  les  plus  orageux  et  des  querelles  iuteraninablss  des  rt|i 
de  l'Irlande,  le  parlement  a  voté  une  de  ces  lois  de  coercfoi»  qui  se  : 
de  période  en  période  sans  jamais  produire  un  effet  dmraèlé.  Le  knà  iients 
nant  d'Irlande  n'attendait  que  le  vote  de  lu  lui  peur  uMttre  en  vigueur  les  pen- 
voirs  extraordinaires  qu'eNe  devait  lui  confies.  Quelqnes  momens  apiis  Ifuvoir 
re^,  revêtne  de  la  sanedon  royale,  ii  a  rassemMé  son  conseil,  et  a  imméita 
tement  promoigué  des  ordonnances  qui  étaient  préparées  depuis  long^eempu,  et 
qui  mettaient  en  état  de  siège  les  distiieas  les  plue  ravagés  par  les  assassinatl. 
Ces  mesures  de  répression  auront,  on  peut  le  prédire,  le  sort  de  tootis  eeU» 
qnft  les  ont  ptéeédées;  elles  se  seront  fu'nn  paiiatif  et  n^tteisAmi  pakH 


UVOU  •— aOMIQDIL  iSa 

lift  oiiiies  dv  mal;  c'est  d'elles  surtout  q^'cvapeut  dire  :  A  quoi  servent  les  loU 
lans  les  mou»?  Aussi  long-temps  que  le  peuple  d'Irlaode  sera  élevé  et  aourrl 
dans  la  croyanoe  que  le  meurtre  n'est  pas  un  crime,  mais  seulement  une  ven* 
geanoe  légitime,  l'Angleterre  aura  beau  faire  des  lois»  elle  n'arrêtera  point  ]« 
eues  de  cette  terrâile  justice  pofMiiaira. 

Outre  cette  grande  diffîcuûé,  qui  est  commune  à  tous  les  ministères  et  à 
tons  les  partis  qui  se  succèdent  en  Angleterre,  le  mimstère  de  lord  John  Bfus^ 
aell  i^est  toouvé  et  se  trouve  encore  en  présence  de  plusieurs  questions  dont 
la  gravité  ne  &ia  qu'augmenter.  En  première  ligne,  nous  placerons  un  dlêr- 
sentiment  1res  sérieux  fui  s*est  élevé  entre  Fétat  et  l'église  à  propos  d'une  no^ 
minition  faite  par  la  couronne  à  un  évéché  devenu  vacant.  Lord  John  Eussell, 
en  oeba  occasion,  est  allé  de  gaieté  de  coeur  chercher  une  mauvaise  querelle  où 
il  pourra  bien  se  brûler  les  doigts.  Dans  un  peys  aussi  porté  que  l'Angleterre  à 
la  controverse  religieuse,  on  ne  soulève  pas  impunément  de  pareils  conflits.  On 
se  souvient,  ou  on  ne  se  souvient  pas  qu'il  y  a  une  dizaine  d'années,  un  certain, 
docteur  Hampden,  professeur  à  l'université  d'Oxford^  avait  été  censuré  et  sus- 
pendu par  un  décret  de  cette  même  université  comme  convaincu  de  rationalisme 
€ft  comme  enseignant  des  doctrines  contraires  à  celles  de  l'église  anglicane.  Le 
docteur  Hampden  avait  été  depuislors rétabli  dans  ses  fonctions  et  commençait  à 
iOM  oublié,  lorsque  tout  dénigrement  lord  John  Russell  a  eu,  on  ne  saurait  dir^ 
pourguoi,  l'idée  de  le  nommer  à  l'évêché  d'Hereford.  Cette  nomination,  au  moins 
imprudenle,  a  produit  un  soulèvement  général  dans  l'église  d* Angleterre.  Quinze 
évêques  ont  présenté  au  premier  ministre  une  remontrance  et  une  protestatioa 
contre  Tusage,  ou,  pour  mieux  dire»  l'abus  qu'il  faisait  de  la  prérogative  royale  ; 
mais  lord  John  Russell,  avec  son  entêtement  habituel,  a  tenu  bon  et  a  répondu 
aux  évêques  en  envx^antau  chapitre  d'Hereford  le  congé  <r élire  ou  ordonnance 
de  nomination.  Il  faut  savoir  qu'il  y  a  dans  l'église  anglaise  un  simulacre,  nom 
poumons  dire  ime  parodie  du  système  électif.  Ainsi  le  premier  ministre,  au. 
nom  de  la  couronne,  recommande  au  chapitre  de  l'évêché  vacant  l'élection  de 
tsUe  ou  telle  personne;  mais,  ai  le  chapitxe  s'avise  de  ne  pas  élire  le  candidat 
qai  loi  est  désigné,  la  couronne  »  après  un  délai  de  douze  jours,  passe  outre  et 
nomme  son  oandidat  de  aa  propre  autorité.  C'est  ce  que  vient  de  foire  lord  John 
Buasellponr  le  docteur  Hampden.  La  couronne,  en  Angleterre,  réunissant  à  la  fois 
le  pouvoir  8|»riCuel  et  le  pouvoir  temporel,  lord  John  Russell  devait  l'emporter 
dans  cette  lutte  ;  il  reste  à  savoir  s'il  a  agi  prudemment  en  usant  ainsi  de  la  pré- 
rogative royale  et  en  jetant  dans  le  clergé  des  semences  de  mécontentement  qui 
pourront  un  jour  germer  en  insurrection.  C'est  une  affaire  plus  sérieuse  qu'on 
ne  le  croit  peut-êtro,  et  il  ne  se  passera  pas  beaucoup  d'années  avant  qu'on  en 
voie  les  suites. 

Le  parti  qui,  dans  l'église  anglaise,  combattait  la  nomination  du  docteur 
Hampden,  n'est  point  le  même  qui  a  également  combattu  le  bill  présenté  par 
lord  John  Russell  pour  l'entière  émancipation  politique  des  juifs.  En  général,  la 
jeune  église  est  plus  libérale  que  la  vieille;  l'une  et  l'autre  ont  été,  dans  cette 
occasion,  parfaitement  personnifiées  dans  leurs  représentans  laïques  à  la  chambre 
des  communes^,  M.  Gladstone  et  sir  Robert  Inglis.  La  vieille  intolérance  roli- 
gieuse  a  trouvé  dans  sir  Robert  Inglis  son  organe  accoutumé  :  il  a  repoussé 


IM  UVUB  DBS  DBUX  VONDIS. 

rémancipation  des  juifs  comme  autrefois  celle  des  catholiques;  mais  l'attitude 
prise  par  son  collègue  M.  Gladstone,  qui  représente ,  depuis  cette  année  seule- 
ment, Tuniversité  d'Oxford,  a  montré  quels  progrès  s'étaient  opérés  c(epuis  quinze 
ans  dans  l'opinion  publique  de  l'Angleterre,  surtout  dans  les  classes  éclairées. 
Cependant,  et  malgré  la  majorité  considérable  qui  a  accueilli  daiis  la  chambre 
des  communes  le  bill  d'émancipation  des  juifs,  il  ne  faudrait  pas  encore  regar- 
der la  question  comme  résolue.  La  lutte  sera  plus  vive  et  d'une  iésue  beaucoup 
plus  douteuse  dans  la  chambre  des  lords,  où  siègent  les  évéques.  M.  Disraeli  ne 
sera  pas  là  pour  prouver  à  l'archevêque  de  Cantorbéry  qu'il  est  juif  et  que  tous 
les  chrétiens  sont  nécessairement  juifs,  puisqu'ils  admettent  rAncien  Testament 
Ce  n'est  pas  d'ailleurs  avec  ces  tours  de  force  d'un  esprit  paradoxal  que  la  ques- 
tion peut  être  résolue  ;  elle  ne  le  sera  déflnitivement  que  lorsque  l'Angleterre 
aura  accepté  le  principe  posé  par  la  révolution  française,  à  savoir  que  tous  les 
citoyens  sont  égaux  devant  la  loi,  et  qu'ils  ont  tous  un  droit  égal  aux  privilèges 
de  la  constitution  sans  distinction  de  culte  ou  de  croyance. 

Les  discussions  engagées  dans  la  courte  session  du  parlement  anglais  ont, 
du  reste,  été  exemptes  de  tout  esprit  de  parti.  La  question  de  la  banque,  celle 
de  rii^ande,  celle  de  l'admission  des  juifs,  n'étaient  pas  de  nature  à  rétablir  la 
ligne  de  démarcation  qui  s'est  presque  entièrement  effacée  entre  les  tories  et  les 
whigs.  Si  quelque  danger  menaçait  le  ministère  de  lord  John  Russell,  il  vien- 
drait du  dedans  plus  que  du  dehors.  Une  question  personnelle  paraît  devoir  ap- 
porter en  ce  moment  quelque  trouble  dans  le  cabinet.  Le  grand  chancelier, 
lord  Cottenham,  est,  dit-on,  sur  le  point  de  se  retirer  pour  des  raisons  de  santé; 
sa  retraite  ouvrira  la  porte  à  de  nombreuses  ambitions  que  lord  John  Russell 
sera  fort  embarrassé  de  satisfaire. 

Les  partis  ne  sont  pas  dans  une  situation  beaucoup  plus  régulière  aux  États- 
Unis.  Le  congrès  américain  s'est  ouvert  le  4  décembre,  et  on  attend  tous  les 
jours  en  Europe  le  message  du  président.  Jusqu'à  présent,  il  y  avait  eu  en 
Amérique,  comme  en  Angleterre,  deux  grands  partis  :  les  whigs,  qui  sont  aux 
États-Unis  les  tories,  et  les  démocrates.  Aujourd'hui  ces  deux  grandes  divisions 
paraissent  confondues  et  désorganisées;  il  y  a  environ  vingt  candidats  mis  en 
avant  pour  la  prochaine  élection  présidentielle  qui  doit  avoir  lieu  au  mois  de 
novembre  1848.  Les  nouvelles  du  Mexique  continuent  à  être  de  plus  en  plus 
vagues,  et  Santa-Anna  est  à  peu  près  aussi  introuvable  qu'Abd-el-Kader. 


\J!^  ^V  V.  DB  IIaBS. 


V^f. 


LES  DERNIÈRES  ANNÉES 


DE  MOLIÈRE. 


%Ia  première  et  la  seconde  partie  de  la  vie  de  Molière,  tout  juste  au  point 
BS  nous  sommes  arrêté  (i),  immédiatement  après  la  chute  trop  méritée 
i  Garcie  de  Navarre,  se  place  un  événement  qui  fut,  nous  le  croyons, 
inorme  importance  pour  Fauteur  comédien,  pour  le  développement  de  son 
partant  pour  le  progrès  du  théâtre  en  France  et  pour  la  gloire  de  notre 
ure.  Nous  voulons  parler  dé  la  mort  du  cardinal  Mazarin,  arrivée  le 
!  1661,  qui  remit  aux  mains  du  roi  Louis  XTV,  âgé  de  vingt-trois  ans,  de- 
enf  mois  marié,  l'administration  de  son  royaume  pacifié  et  le  libre  usage 
oyauté  absolue.  On  sait  avec  quel  éclat  le  jeune  roi  déclara  se  charger 
lie  fardeau.  Dans  le  fait,  il  n'avait  guère  alors  à  en  voir  que  les  douceurs, 
^overaineté  devait  s'exercer  d'abord  sur  les  plaisirs,  qu'il  était  porté  de  na- 

aimer  nobles  et  grands.  Ce  fut  dans  les  premiers  temps  qui  suivirent 
»rise  de  possession  que  se  manifesta ,  de  la  part  du  prince  pour  le  poète, 
e  chose  de  plus  qu'une  protection  dédaigneuse  et  frivole,  un  certain  mou- 
t  d'affection  intelligente,  prompt  comme  la  sympathie  et  durable  autant 
i^tsme.  Du  moment  où  ces  deux  hommes,  placés  à  de  telles  distancoR 
ordre  social,  Pun  roi  hors  de  tutelle,  l'autre  bouffon  émérite  et  moraliste 

bien  timide,  se  furent  regardés  et  compris,  il  s'établit  entre  eux  une 
Tassociation  tacite,  qui  permettait  à  celui-ci  de  tout  oser,  qui  lui  pro- 
t  assurance  et  garantie ,  sous  la  seule  condition  de  respecter  et  d'aipuser 


^ora  la  livrais!»  do  IS  jaillet  1817. 
OUI  XXI.  —  15  ihUYOK  1848. 


186  uva  DBS  uijx  iuuidu. 

toujours  celui-là.  Nous  devons  ajouter  que  jamais  traité  public,  où  la  foi  du  i 
narque  aurait  été  solennellement  engagée,  ne  fut  exécuté  plus  sincèrement; 
qu'en  aucun  temps,  dans  aucune  circonstance,  la  sauve-garde  donnée  à  Técrivain 
contre  tous  les  ressentimens  qu'il  pourrait  provoquer  ne  parut  se  retirer  de  lui. 
(Test  se  moquer  de  nous,  comme  les  historiens  font  trop  souvent,  que  de  mettre 
Molière  au  nombre  des  penseurs  qui  souffrirent  en  leur  temps  la  persécution.  Ja* 
mais  homme,  au  contraire,  et  ceci  est  à  sa  louange,  n'alla  plus  droit  son  chemin, 
et  ne  se  sentit,  dans  toute  sa  course,  moins  ébranlé.  H  eut,  ea  effet,  les  ennemis 
qu^il  chercha  :  des  rivaux,  des  particuliers,  des  classes  d'hommes,  des  profes- 
sions, des  cabales,  voire  des  croyances;  mais  ni  individus,  ni  corps,  ne  purent  lui 
faire  aucun  dommage,  ne  se  hasardèrent  seulement  à  tenter  contre  lui  rien  de  ce 
qui  se  traduit  par  la  violence.  La  guerre  incessante  qu'il  soutint  contre  les  travers 
et  les  ridicules  de  son  siècle  lui  rapporta  de  nombreux  triomphes  et  ne  lui  coûta 
pas  une  blessure.  Partout  et  toujours  on  le  voit  encouragé,  récompensé,  indem- 
nisé. Quand  on  voulut  l'attaquer  par  les  voies  qui  agissent  sur  ropinion ,  il  eut 
toute  liberté  pour  la  riposte;  il  s*en  servit,  on  pourrait  dire  quMl  en  abusa,  et 
la  cruauté  même  à  laquelle  il  se  laissa  parfois  entraîner  fut  prise  chez  lui  pour 
une  revanche  légitime.  Celui  à  qui  ces  choses  sont  arrivées  ne  fut  certainement 
pas  un  pauvre  hère,  faisant  son  métier  de  moqueur  à  ses  périls  et  risques,  ex- 
posé à  la  vengeance  et  craignant  le  désaveu.  Un  caprice,  cette  fois  éclairé,  de  la 
puissance  souveraine  lui  en  avait  communiqué  ce  qui  donne  la  confiance  et  la 
force;  son  talent  lui  fournissait  le  reste.  A  vrai  dire,  il  y  a  de  Louis  XIY  deux 
créations  du  même  temps  et  du  même  genre,  Colbert  et  Molière. 

n  est  facile  de  trouver  dans  les  œuvres  de  celui-ci  la  trace  de  cette  impulsion 
donnée  à  son  génie  par  un  pouvoir  qui  l'excite,  l'élève  et  l'autorise.  Jusqu'au 
jour  où  Blolière  trouva  un  protecteur  dans  Louis  XIV,  nous  pouvions  presque 
nous  impatienter  de  voir  ce  qu'il  fallait  de  temps,  d'hésitations,  pour  mettre  an 
traia  ce  philosophe,  ce  railleur,  que  nous  savions  être  allé  si  hardimeot  et  ai 
loin.  L' Étourdi,  en  i65a,  le  DépU  amoureyXj  en  1656,  deux  pièces  pour  la 
province;  à  Paris,  les  Précieuses  ridicules^  en  1659,  SganareUe^  en  4660,  ikm 
Gareie  de  Navarre,  en  1664  :  que  de  chemin  perdu!  combien  de  détours  pour 
arriver,  après  quelques  éclairs  de  verve  comique,  à  choir  honteusement  dans  uns 
œuvre  héroïque  et  galante  I  Laissez-le  faire  pourtant.  Qu'il  se  trouve  un  beau 
jour  face  à  face  avec  cette  royauté  qui  seule  pouvait  lui  donner  l'essor,  qu'il  as 
çente  échauffé  par  les  rayons  de  ce  soleil,  que  le  sourire  du  roi  lui  prometts 
appui,  et>  avant  troia  ans^  vous  l'aurez  vu  atteindre  le  dernier  degré  d'audass 
que  l'imagination  puisse  concevoir  en  «a  temps  comme  le  sien  :  il  aura  fait  te 
Tartufe. 

Nous  n'en  sommes  pas  encore  là,  et  Molière  n'a  qu'à  se  relever  d'un  mauvais 
pas,  pour  tout  autre  peut-être  désespéré.  11  reprend,  à  cet  effet,  le  personaags 
de  Sganarelle  qui  lui  a  réussi  une  fois;  il  le  place,  ajvec  son  humeur  narquoise 
et  brutale,  dans  une  intrigue  vulgaire,  qu'il  anime  de  sa.plus  vivegaieté,  de  son 
naturel  le  plus  vÂgonreux,  de  son  style  le  plus  mordant,  et  il  donne  au  public 
l'École  des  Maris;  au  public  d'abord,  cela  est  hors  de  doute.  La  pièce  fut  n/^ 
présentée  pour  la  premièce  fois  sur  ie  théâtre  du  Palais-Royal,  le  %i  juin  IMk 
Les  frères  Parfaict,  qui  se  trompent  rarement,  ont  cru  trouver  ce  fait  démenti 
par  un  passage  de  Loret,  et  le  malheur  i^  voulu  fu^uiie. faute  d'impressioir  les  ait 


LES  MBMfiÉRBB  iMmàm  M  lÊêUÈJŒ.  49! 

-ifli  indiiiÉft 'fin  ermnr,  quand  âU  ^oyakoni  Teleivr  Penreur  d*aatFui.  La  ktlle  où 
-Loeet  iBBd  comple  de  la  refwésetitation  qui  ^tn  fvt  doiiiée  chez  lesurintendant 
Jonquet parte  JMea,  daas  k  recueil  de  (s  Mtêm  historique^  la  date  du  17  juin; 
aais  c-est  le  i6  juillel  qu'il  faut  lire,  et  la  signature  ôtKnaire  le  dit  fort  net- 
tement: 

Écrit  le  seize  de  juillet 

Sur  un  fauteuil  assez  mollet. 

En  effet,  le  lundi  précédent,  11  juillet,  le  surintendant  Fouquet  avait  reçu , 
dans  sa  maison  de  Vaux,  la  reine  d'Angleterre,  le  frère 4ki  roi  de  France  et  sa 
jeune  femme  Henriette.  Là,  «  eienr  Molier  »  avait  fo«é ,  devant  la  compagnie, 
CÈcole  des  Maris,  «  qui  charmait  Paris  depuis  le  24  juin,  et  ce  sujet  avait  paru 
ai  riant  et  si  beau,»  qu'il  fallut Taller  reprëteater  à  Fontainebleau  devant  les 
reÎBes  et  le  roi.  VÈoûe  des  Maris  fut  d'aiUears  le  premier  ouvrage  que  Mo- 
lière, comme  il  le  dit  dans  son  épitre  au  duc  d'Oriéans,  k  eût  mis  de  lui-même 
*au  jour.  »  On  a  vu  que  les  Précieuses  ridicules  avaient  été  imprimées  malgré 
lui,  Sganmrelie  sans  lui;  cette  fois  il  obtint  un  privilège  daté  de  Fontainebleau, 
4e  %  juiUet  é66i ,  et  r École  des  Maris  parut  imprioiée  le  âO  août  avec  le  nom  de 
Tauteur,  que  Loret  ne  savait 'pas encore  exacleàienlla  veille.  Il  était  inscrit  au 
teatiapiee  J.^B.  P..  Molièoe,  et  dans  le  privilège  Jean-fiaptisteFoequelin  de  Molière. 

S*il  nons  était  enjoint  de  désigner  précisément  le  jour,  le  lieu  et  Thenre  où 
Molière  se  révéla  en  quelque  «orte  à  ^Louis  XIV  et  «reçut  de  lui  ea  mission ,  nous 
>cnMrtons  ne  pas  nous  tromper  eu  disant  que  cela  se  fit  à  Vaux,  le  mercredi 
17  août  16^1,  dans  Taprès-midi,  lorsque  Timprudest  Fouquet,  qui  venait  de  se 
désarmer  tout-à-fait  en  cédant  sa  place  de  procureur-géoéral^  voulut  étaler  de- 
vant le  roi  les  splendeurs  accusatrices  de  sa  magnifique  demeure.  Tous  les  di- 
^nrtissemens  y  étaient  réunis,  et  celui  de  la  comédie  avait  été  confié  à  Molière. 
Fouquet  avait  commandé  en  surintendant,  et  quinze  jours  avaient  suffi  pour 
■qu'une  pièse  en  trois  actes  fût  «conçue,  faite,  appmse  et  repréœnlée.  »  L'auteur, 
•d'ailleurs,  «avait  bûsn  pour  qui  on  lui  ordonnait  de  travailler.  Le  roi,  son  frère, 
la  reine-oière,  la  princesse  anglaise,  femme  du  due  d'Orléans,  ce  qu'il  y  avait  de 
.plus  illustre,  de  plus  élégant ,  de  plus  choisi  dans  l'élite  de  la  cour,  a  bref,  comme 
dit  Loret,  qu'on  y  avait  introduit,  la  fleur  de  .toute  la  France,  »  c'étaient  là  les 
^HMClateurs,  les  juges  qu'il  allait  avoir,  et,  chose  singulière,  avec  oeux-là  il  se 
trouva  tout  aussitôt  à  l'aise.  Quand,  après  le  refMis,  les  conviés  se  sont  rendus 
40US  une  fouillée  où  l'on  avait  construit  ttn<  superbe  théâtre,  la  toile  s'étant  levée, 
Jialière  parait  sur  la  scène,  devant  l'auguste  assemblée,  «  en  habit  de  ville,  et, 
«îladrassant  au  roi  avec  le  visage  d'un  homme  surpris,  fait  des  excuses  en  dés- 
ordre sur  ce  qu'il  se  trouvait  là  seul,  et  manquait  de  temps  et  d'acteurs  pour 
donner  à  sa  ra^esté  le  divertissement  qu'elle  semblait  attendre.  »  Gela  ne  vous 
jnmble-t-il  pas  d^à  fort  singulier  que  ce  comédien  s'avise  de  se  montrer  en  sa 
tpersonne  avant  son  rôle,  de  parler  pour  son  compte  là  où  il  n'est  pas  même  chez 
lai,  et  de  faire  au  roi  les  honneurs  du  théâtre  de  monseigneur  Fouquet,  quand 
il  y  a  un  prologue  tout  rimé  de  la  façon  de  M.  Pélisson ,  le  poêle  de  la  maison, 
quand  une  belle  naïade  va  sortir  d'une  coquille  pour  le  débiter,  quand  des  ar- 
bres et  des  termes  vont  s'animer  pour  fournir  des  acteurs  à  la  pièce  et  au  ballet? 
Au  milieu  de  toute  cette  mythologie  gracieuse,  ne  trouvez-vous  pas  que  le  chef 


i48  RKYUB  BU  DBUX  MORDIS. 

de  k  troupe,  dans  son  habillement  de  tous  les  jours,  se  produit  avec  une  fami- 
liarité qui  vous  surprend  sans  vous  inquiéter?  Après  un  pas  de  ballet,  la  eo- 
médie  commence,  et  c'est  ce  même  acteur,  maintenant  en  costume  de  théâtre, 
qui  ouvre  la  scène;  mais,  dès  les  premiers  mots,  vous  apprenez  que  Fauteur  co- 
médien ne  s'est  pas  placé  dans  un  monde  imaginaire,  éloigné,  héroïque  ou  tri- 
vial; il  est  en  effet  un  personnage  de  même  pays,  de  même  condition  q^ue  ceux 
qui  le  regardent,  marquis  vraiment  comme  le  mieux  empanaché  qu'il  y  ait  là 
devant  lui  : 

«  Ah!  marquis,  m'a-t-il  dit,  prenant  près  de  moi  place, 
«  Gomment  te  portes-tu?  souffre  que  je  t'embrasse.  » 

Et  les  «  fâcheux,  »  qu'il  va  passer  en  revue,  sont  tous  ou  de  cette  qualité  ou 
ayant  affaire  à  de  telles  gens.  Ainsi  voilà  déjà  et  tout  d'abord  la  scène  de  niveato 
avec  Tamphithéâtre;  ici  et  là  les  mêmes  hommes,  les  mêmes  canons,  les  mêmes 
plumes,  les  mêmes  postures,  excepté  que,  du  côté  où  le  ridicule  a  été  copié,  on 
se  tait,  on  écoute,  et  que,  là  où  il  figure  imité,  on  parle,  on  agit,  on  fait  rire. 
La  comédie  se  soutient  ainsi  pendant  trois  actes  attachée  à  une  intrigue  fort  lé- 
gère, mais  toujours  sans  déroger  et  dans  la  sphère  la  plus  haute  des  travers  de 
bonne  compagnie  :  marquis  éventé,  marquis  compositeur,  vicomte  breHeur,  cour- 
tisan joueur,  belles  dames  précieuses,  solliciteurs  à  la  suite  des  grands,  colpor- 
teurs de  projets,  amis  importuns;  et,  parmi  tout  cela,  toujours  le  nom  du  roi 
ramené  avec  art ,  d'une  manière  respectueuse  et  sans  bassesse.  Voilà  ce  qu'il  est 
impossible  de  ne  pas  voir  aujourd'hui  encore,  si  loin  que  nous  soyons  des  choses 
et  des  mœurs,  dans  la  comédie  des  Fâcheux,  La  Fontaine,  qui  assistait  à  cette 
fête,  écrivait  peu  de  jours  après  à  son  ami  Maucroix ,  en  lui  parlant  de  Molière  : 
«  C'est  mon  homme,  »  et  nous  sommes  sûr,  sans  l'avoir  entendu,  que  Louis  XIV 
en  dit  autant. 

Tout  le  monde  sait  qu'après  la  représentation  de  la  comédie  le  roi,  en  félict<- 
tant  l'auteur,  lui  indiqua  un  personnage  de  fâcheux  qu'il  avait  oublié,  celui  du 
courtisan  chasseur,  et  il  paraît  assez  certain  que  l'original  de  ce  caractère  était 
le  marquis  de  Soyecourt;  mais,  pour  l'exactitude  complète,  il  ne  faut  pas  hn 
donner  ici  le  titre  de  grand-veneur.  Il  obtint,  en  1669,  cette  charge,  pour  l»- 
quelle  il  pouvait  dès  long-temps  avoir  de  la  vocation;  en  i66i,  il  était  depuis 
huit  ans,  et  resta  huit  ans  encore,  maître  de  la  garde-robe.  Quoique  le  ridi- 
cule qui  lui  est  attribué  par  cette  anecdote  fit  assurément  la  moindre  partie  de 
sa  réputation ,  on  en  trouve  pourtant  Tindice  dans  une  lettre  du  duc  de  Sainte 
Aignan  au  comte  de  Bussy-Rabutin  (18  janvier  4671),  où  il  lui  offre  ses  services  : 
«  Découplez-moi ,  lui  dit-il ,  lorsque  vous  jugerez  que  je  doive  courir.  Pardon  de 
la  comparaison;  mais,  pour  mes  péchés,  j'ai  passé  une  partie  de  la  journée  avec 
le  grand-veneur.  »  Ce  qui  est  moins  vrai ,  c'est  que  le  rôle  de  la  naïade  qui  ré- 
citait le  prologue  ait  été  confié  à  la  jeune  Armande  Béjart.  «  La  Béjart,  »  dont 
tous  les  témoins  parlent  comme  d'une  actrice  parfaitement  connue,  était  one 
nymphe  de  quarante-trois  ans,  comme  il  s'en  conserve  toujours  trop  sur  les 
théâtres.  C'était  cette  même  Madeleine  à  laquelle  Molière  s'était  attaché  en  1945, 
et  qui  était  revenue  avec  lui  de  la  province. 

Peu  de  jours  après,  les  Fâcheux  furent  joués  une  seconde  fois  à  Fontainebleao, 


LES  DIRHiiBBS  AHlfteS  DB  V<H.IÈRE.  i9% 

sans  doute  avec  la  nouvelle  scène  dont  «  le  roi  lui-même,  dit  Molière,  lui  avait 
ouvert  les  idées,  et  qui  fut  trouvée  partout  le  plus  beau  morceau  de  Touvrage;» 
mais  il  s'écoula  près  de  trois  mois  avant  que  Fauteur  pût  montrer  sa  pièce  au 
public  de  Paris.  Cest  qu'il  s'était  passé  de  singulières  aventures  à  la  suite  de 
eette  fête  où  elle  avait  paru.  La  fête  de  Vaux  était  du  47  août;  la  représentation 
de  Fontainebleau  avait  eu  lieu  avant  le  27,  car  Loret  en  parle  dans  sa  lettre  de 
ce  jour;  le  29,  le  roi  partait  pour  la  Bretagne;  le  5  septembre,  à  Nantes,  il  fai- 
sait arrêter  le  maître  du  logis  où  il  avait  été  si  magnifiquement  régalé  et  l'au- 
teur du  prologue  qui  avait  ouvert  le  divertissement.  Il  est  probable  que  la  co- 
médie des  Fâcheux  fut  pendant  quelque  temps  enveloppée  dans  ces  souvenirs 
odieux  qu'il  ne  fallait  pas  réveiller,  qu'elle  dut  d'ailleurs  subir  quelques  chan- 
gemens,  afin  qu'il  n'y  demeurât  aucun  vestige  du  malheureux  patron  qui  en 
avait  fait  les  frais.  Un  dauphin  venait  de  naître  à  Fontainebleau  le  1*'  novem- 
bre; le  4  novembre,  les  Fâcheux  parurent  sur  le  théâtre  du  Palais-Royal.  La 
pièce  fut  achevée  d'imprimer  le  18  février  1662. 

Deux  jours  après  celui  qui  sert  de  date  à  l'impression  des  Fâcheux,  le  20  fé- 
vrier, l'auteur  de  Sganarelle  et  de  t'École  des  Maris  contractait  mariage,  de- 
vant l'autel,  avec  une  jeune  fille.  La  femme  qu'il  prenait,  suivant  tous  les  té* 
moignages,  avait  à  peine  dix-huit  ans.  Le  seul  acte  où  il  soit  parlé  de  son  âge 
lui  donne  cinquante-cinq  ans  à  sa  mort,  arrivée  en  1700,  ce  qui  la  ferait  née  en 
1645,  partant  ayant  accompli  tout  au  plus  sa  dix-septième  année  lorsque  Mo- 
lière l'épousa.  Qu'était-elle  et  d'où  venait-elle?  Ici  se  place  le  doute  le  plus 
étrange  qui  peut-être  ait  jamais  pesé  sur  l'état  civil  de  la  personne  la  plus  ob- 
scurément placée  dans  le  monde.  Il  ne  parait  pas  contestable  qu'elle  eût  été  éle- 
vée, surtout  depuis  quelques  années,  dans  le  ménage  presque  commun  où  vi- 
vaient Molière,  Madeleine  Béjart,  d'autres  encore  de  la  même  troupe.  Une  tradition 
non  interrompue  durant  près  de  deux  siècles,  et  qui  eut  même,  du  vivant  de 
Molière,  des  résultats  publics  et  cruels,  avait  reconnu  cet  enfant  pour  la  fille  ou 
pour  une  fille  de  Madeleine  Béjart.  Nul  n'avait  jamais  dit,  écrit,  insinué  le  con- 
traire, encore  bien  qu'un  seul  démenti  à  cet  égard  eût  pu  anéantir  les  accusa- 
tions les  plus  graves  contre  l'honneur  de  celui  qui  devint  son  mari.  La  famille 
théâtrale  qui  Tavait  vue,  sinon  naître,  au  moins  grandir  et  prendre  place  dans 
ses  rangs,  savait  parfaitement  à  quoi  s'en  tenir  sur  son  origine  et  sur  la  femme 
qu'elle  pouvait  nommer  sa  mère.  Cependant  amis,  ennemis,  parlant  du  fait, 
les  uns  avec  indifférence,  les  autres  dans  un  but  de  diffamation,  n^avaient  ja- 
mais été  contredits  ni  par  les  parties  intéressées,  ni  par  les  critiques  officieux; 
mais  voilà  que,  tout  à  coup,  après  cent  quatre-vingts  ans,  eii  1821,  un  acte  est 
produit,  suivi,  en  effet,  mais  non  précédé,  d'autres  actes  tout-à-faitconcordans, 
qui  établit  authentiquement  que  celle  qui  fut  toujours  estimée  la  fille  de  Made- 
leine Béjart  était  réellement  sa  sœur,  sa  sœur  très-cadette  de  vingt-sept  ans 
environ,  fille  des  mêmes  père^t  mère,  sœur  des  mêmes  frères  et  sœurs.  Cet  acte 
est  justement  celui  du  mariage  qui  nous  occupe.  La  veuve  de  Joseph  Béjart,  la 
mère  de  Madeleine,  Marie  Hervé,  y  figure,  et  présente  la  mariée  comme  sa  fille, 
née  d'elle  et  de  défunt  son  mari.  Louis  B^rt,  le  seul  des  frères  survivans,  y  est 
présent  avec  sa  sœur  Madeleine,  et  tous  deux  s'y  disent  frère  et  sœur  de  la  ma- 
riée, laquelle  a  nom  Armande  Gresinde  B^art.  Il  est  vrai  que  l'acte  de  baptême 
de  cdie-ci  n'est,  pas  rapporté,  que  toutes  les  recherches  n'ont  pu  le  faire  décou- 


vrir;  mais  la  iftèns,  le  fnèwe,  la  Meor,  parlent  dam  «n  acte  fNri)lîc,  «I,  ooate  iev 
affiniHition,  il  n'y  a  de  pHalUe  que  ractiaa  oriarinelle.  Si  iloac  il  a'aipBnii  de 
procès,  Tacte  retrouvé  emporterait  le  jugeaient  en  faveur  de  la  filiation  Bovvdic» 
Pourtant,  comme  il  s'agit  ici  de  dire  vrai  et  doq  de  &ire  droit»  coame^  en  ■*• 
tiène  de  naissances  surtoat,  il  y  a  des  asilUers  de  vérilés  repoassées  par  la  juiiiaa 
et  aotmt  de  fictions  judiciaites  reniées  par  le  bon  seaa,  nous  ponvoin,  idâtfs  edi 
enrisarras,  nous  foire  one  opinion  de  ce  qui  est  le  plus  naturei,  le  plus  aîmpki 
le  plus  vraisemblable. 

Madeleine  Béjart  avait  eu  déjà  une  fille,  née  le  3  juillet  ifidS,  d'elle  et  dénie»* 
aire  Esprit  de  Raymond,  seigneur  de  Modène,  celui  qui  accompagna  le  due  4e 
Guise  à  Naples  et  qui  nous  a  laissé  des  mémoires  de  celte  eipédition.  Ce  (foedo* 
vint  cette  fille,  on  Tigoore;  maâs  il  est  pariaitement  prouvé  que  oe  ne  pouvaitèUe 
edle  au  mariage  de  laquelle  nous  assistons.  EHe  aurait  eu  vingt*qua(tre  ans,  et 
Textrème  jeunesse  de  la  femn>e  de  Molière  est  un  fait  notoire.  Elle  avait  en  outie 
un  état  civil,  ce  qui  est  plus  difficile  et  plus  dangereux  à  èter  qu'il  ne  l'est 4'ea 
donner  un  à  qui  n'en  a  pas.  Or,  nous  croyons  que  telle  était  la  condition  d'Ar- 
mande  Gresinde;  elle  était,  selon  nous,  et  comme  on  l'a  cru  tovg^ura,  ilHe  de 
Madeleine,  née  vers  1645,  peut-être  du  même  père  que  Françoise,  mais  sans^K 
eelui^i,  homme  marié,  eât  eu  pour  la  seconde  Cois  l'audace  de  s'attribuer  dans 
un  acte  public  une  paternité  adultérine.  L'enfant^  à  sa  naissanœ,  n'aunA 
pas  été  baptisée,  ou  l'aurait  été  sous  de  faux  noms,  ce  qoi  expliquerait  comment 
M.  Befiara  lui-même  n'a  jamais  pu  retrouver  l'acte  de  ce  baptême,  quoiqu'il  en 
crût  pieusement  l'existence.  Madeleine  l'aurait  laissée  sans  doute  à  Paris  ion- 
qu'elle  alla  en  1646,  avec  Molière,  courir  les  provinces.  Plus  tard,  elle  l'annît 
reprise  avec  elle,  ainsi  que  sa  mère,  devenue  veuve,  qui  ne  eomqpteit  pas  dans 
la  troupe  moins  de  quatre  fils  et  filles.  Lorsque  Molière  s'avisa  de  vouloir  en  Caire 
sa  femme,  il  fallut  qu'elle  apportât  ce  dont  elle  s'était  fort  bien  passée  jusque 
là,  un  nom  et  des  parens  authentiques.  Une  naissance  illégitime  aurait  pu  ré- 
volter la  famille  du  marié,  réconciliée  à  peine  avec  ce  vagabond  dont  elle  n'était 
pas  encore  bien  sûre  de  pouvoir  se  faire  Konaeur.  Le  père,  Jean  Poquelin,  k 
beau^frère,  André  Boudet,  devaient  assister  an  mariage.  11  leur  fallait  ofiHr  «ne 
bru,  une  bell^-sœur,  dont  ils  n'eussent  pas  trop  à  rougir.  Le  père  Béjart  était 
mort,  on  ne  sait  quand  ni  où.  La  mère  vivait  et  pouvait  avoir  soixante  ans,  m 
fille  i^née,  Madeleine,  étant  née  en  1618.  Elle  était  de  nature  fort  complaisnirte, 
car  on  la  voit,  en  1638,  marraine  de  l'enfant  illégitime  dont  accouche,  A  vingt 
ans,  ta  maîtresse  du  sieur  de  Modène.  Elle  consentit  donc  à  se  déclarer  mère  et 
à  faire  feu  son  mari  père  de  l'enfant  né  en  1645,  ce  qui  lui  donnait  à  eUe  sne 
fécondité  de  vingt-huit  ans,  ce  qui  assurait  à  sa  petite-fille,  devenoe  sa  fiUe,  nn 
état  légitime,  un  bon  mari,  une  honnête  famille.  Voilà,  quoique  nous  n'aimions 
pas  à  faire  des  conjectures,  comme  il  nous  semble  que  les  choses  ont  dû  se  pas* 
aer.  Et  cette  hypothèse,  si  l'on  veut,  qui  a  l'avantage  de  ne  blesser  aucun  fut» 
nous  semble  confirmée  par  celui-ci  :  que  le  seeond  enfant  de  Molière,  né  en  1 66i« 
eut  pour  parrain  ce  même  sieur  de  Modène,  qu'on  devrait  autrement  croire  bisn 
loin  des  nouveaux  époux,  et  pour  marraine  Madeleine  Béjart,  sa  maitrease  4e 
1638.  Ajoutons,  quant  à  ce  prénom  de  Gresinde  que  se  donnait  la  mariée,  pré* 
nom  toutr»à-fait  provençal  et  qui  venait  certainement  du  sieur  de  Modène,  qne 
Madeleine  Béjart  l'avait  rapporté  avec  le  sien  de  ses  voyagea,  qu'elle  se  l'étail  al» 


LES  DmiflÈRES  ilIIflÉIft  Dl  VOLIÈRE.  i9i 

Inbué  à  dleHDékiie  tout  réeemment  dans  an  acte  public,  et  qu*elle  en  avait  gra- 
tKÊà^  sur  les  fonts  baptismaux,  la  fille  d'un  bourgeois  de  Paris,  au  grand  em- 
hvms dscoré,  qui  tt'«vait  su  comment  récrire.  Le  29  novembre  1661,  avait  été 
iMqptiflée  et  nommée  Jeaane-Madeleine  Gresaindre  une  fille  de  Marin  Prévost  et 
d!Anne  BriUard.  Le  parrain  était  Jean-Baptiste  Poquelin,  valet  de  chambre  da 
ni,  c'est-à-dire  Molière;  la  marraine  Madeleine  Gresaindre  Béjart,  fille  majeure. 

Non»  venons  de  voir  Jean^Baptiste  Poquelin,  on  Molière,  se  déclarer,  à  la  fin 
de  1661,  valet  de  chambre  du  roi  (  on  a  omis  le  mot  tapissier),  et  eeci  nous  met 
nr  la  voie  d'une  explication  dont  nous  étions  depuis  long-temps  en  peine.  H  ne 
■ous  semblait  pas  possible  que  le  fils  aîné  de  Jean  Poquelin,  survivancier  de  la 
diarge  de  son  père,  se  fût  absenté  de  Paris  douze  ans  de  suite,  eût  mené  tout  ce 
temps  kl  vie  aventureuse  de  comédien  de  campagne,  emportant  avec  lui ,  comme 
une  pièce  de  son  bagage,  ce  bien  de  famille  qu'on  lui  avait  assuré,  ce  titre  dont 
il  pouvait  être  appelé,  par  la  mort  de  son  père,  à  prendre  remploi.  11  nous  pa- 
laisiait  que  c'eût  été  mettre  à  trop  grand  hasard  une  chose  qui  avait  son  prix, 
et  qu'enfin  il  existait  quelque  incompatibilité  entre  l'existence  précaire  qu'il  avait 
eheifiie  et  cet  avenir  certain  qui  l'attendmt.  Aussi  avons-nous  été  moins  surpris 
que  satisfait  en  apprenant,  non  pas,  bien  entendu,  chez  les  biographes,  qu'il 
avait  été  pris  dans  sa  famille,  et  sans  doute  avec  son  consentement,  des  sûretés 
po«r  cette  survivance.  Jean-Baptiste  avait  un  frère  nommé  Jean,  né  en  4624,  le 
tnHième  fils  du  mariage  de  ses  père  et  mère.  Ce  Ait  sur  la  tète  de  celui-ci  qu^on 
fit  rtposer  l'espérance  à  laquelle  l'ainé  semblait  renoncer.  Nous  ne  savons  pas 
pnéoisément  à  quelle  époque  celte  mutation  s'opéra;  mais  il  est  certain  qu'en 
1657,  Jean  Poquelin  le  jeune,  fils  de  l'autre  Jean,  s'intitulait,  en  même  temps 
que  son  père,  «  tapissier  valet  de  chambre  ordinaire  du  roi.  »  Ce  Jean  Poquelin 
le  jeune  demeurait  sous  les  piliers  des  Halles,  et  mourut  le  6  avril  1660,  laissant 
sa  femme,  Marie  Maillart,  enceinte  d'une  fille  qui  fut  baptisée,  le  4  septembre 
solvant,  comme  née  de  «  défunt  Jean  Poquelin,  vivant  tapissier  valet  de  chambre 
du  roi.  p  Or,  c'était  justement  le  temps  où  Molière  venait  de  s'établir  à  Paris, 
où  il  avait  l'assurance  d'y  rester  désormais,  où  il  gagnait  l'afiection  du  roi.  11 
paraît  qu'alors  il  réclama  son  droit,  qu'on  lui  permit  de  reprendre,  après  la  mort 
de  son  frère,  l'expectative  dont  il  avait  été  autrefois  nanti,  que  la  bonté  du  roi 
rendit  cette  seconde  substitution  facile,  si  bien  qu'en  1661  il  se  retrouva  ce  qu'il 
était  en  1637.  Et,  en  effet,  VÉt€U  de  la  France,  publié  en  1663,  nous  montre^ 
au  nombre  des  huit  tapissiers  valets  de  chambre,  pour  le  trimestre  de  janvier,. 
c  M.  Poquelin  et  son  fils  à  survivance,  n 

Le  mariage  de  Molière  eut  lieu,  comme  nous  avons  dit,  publiquement,  en 
présence  de  son  père  et  de  son  beau-frère,  des  mère,  frère  et  sœur,  ou  se 
disant  tels,  de  sa  femme,  le  lundi  gras  20  février  1662,  ce  qui  fait  tomber  un 
conte  absurde  de  Grimarest.  L'alliance  n'était  pas  brillante,  elle  n'élevait  ea 
nen  la  condition  de  Molière;  elle  mettait  seulement  une  femme  de  plus  dans  sa 
maison ,  où  il  sembla  qu'il  n'y  en  avait  déjà  que  trop;  mais,  ce  qu'il  y  a  de  meilr- 
leur  pour  un  homme  occupé,  elle  ne  changeait  pas  ses  habitudes.  Du  printemps 
et  de  l'été  qui  suivirent,  tout  ce  qu'on  sait,  c'est  que  la  troupe  alla  passer  «  quel- 
ques semaines  »  à  Saint^i^rmaiB,  on  le  roi  faisait  son  séjour,  et  Loret,  qui  nous 
apprend  (13  août)  son  retour  à  Paris,  dit  que  les  acteurs  et  actrices,  au  nombre 
et  quinze,  reçurent  chacun  oentpistoles  de  récompense.  Nous  lisons  bien,  dans 


492  IIVUI  DU  DBDX  MONBIS. 

un  livre  estimé,  que,  cette  année  i662,  le  roi  fit  un  voyage  en  Lorraine,  et  que 
Molière,  qui  Ty  suivit,  eut  occasion  de  ramasser  sur  son  chemin  la  plaisante 
exclamation  dont  il  fit  si  bon  usage  dans  le  Tartufe  :  «  le  pauvre  homme!  »  mais 
il  manque  seulement  à  cette  historiette  que  le  roi  soit  allé  en  Lorraine,  que  Mo- 
lière ait  eu  à  Ty  suivre,  et  que  Tévèque  de  Rhodez,  nommé  alors  arehevèque  de 
Paris,  ait  pu  être  d'un  voyage  qui  ne  se  fit  pas.  Dans  la  vérité,  il  n'y  a  pas  un 
fait  à  placer  entre  le  mariage  de  Molière  et  le  premier  ouvrage  qu*il  donna  en* 
suite  au  théâtre.  Ce  que  Voltaire  s'est  avisé  d*y  mettre,  sur  le  sujet  des  comé- 
diens italiens,  d'après  un  passage  de  Grimarest  qui  n'avait  aucune  valeur,  ne  se 
rapporte  même  pas  à  cette  époque.  S'il  y  eut  pour  Molière  un  temps  heureux 
dans  l'union  conjugale,  il  en  jouit  sans  trouble  et  sans  distraction ,  aimé  du  roi, 
applaudi  du  public,  considéré  enfin  parmi  les  gens  de  lettres,  pendant  cette 
année  1662  qui  se  termina  par  la  mise  en  scène  de  rÉcole  des  Femmes. 

Le  succès  de  cette  comédie,  représentée  pour  la  première  fois,  le  26  décembre 
1662,  sur  le  théâtre  du  Palais-Royal,  fut  éclatant,  populaire,  constaté  par  le 
rire  et  par  la  foule,  confirmé  aussi  par  l'ardeur  et  le  bruit  des  critiques.  Le 
nouvel  auteur  venait  à  la  fin  de  prendre  sa  place;  la  cour  et  la  ville  l'avaient  ac- 
cepté comme  un  homme  d'un  sérieux  talent,  dont  il  fallait  beaucoup  attendre. 
C'était  assez  pour  armer  contre  lui  toutes  les  sortes  d'ennemis  que  soulève  le 
mérite  heureux,  c'est-à-dire  l'envie,  la  médiocrité,  l'esprit  de  contradiction. 
Tout  cela  se  trouva  prêt  et  armé  quand  parut  PÊcole  des  Fetnmes^  et  l'applau- 
dissement général  qu'elle  obtint  des  spectateurs  servit  de  signal  an  déchaîne- 
ment des  censures.  C'est  ce  que  nous  apprend  très  bien  Loret  en  racontant  que, 
dès  le  5  ou  6  janvier  1663,  la  cour  vit  représenter  au  Louvre  cet  ouvrage 

Qui  fit  rire  leurs  majestés 
Jusqu'à  s'en  tenir  les  côtés... 
Pièce  qu'en  plusieurs  lieux  on  fronde. 
Mais  où  pourtant  va  tant  de  monde 
Que  jamais  sujet  important 
Pour  le  voir  n'en  attira  tant. 

(Lettre  du  13  janvier  1663.) 

Chacun  sait  quelles  fautes  on  voulait  y  trouver  contre  le  goût,  la  bienséance,  le 
bon  langage;  chacun  sait  avec  quelle  verve  l'auteur  se  défendit  de  ces  attaques, 
et  le  procès  littéraire  n'est  plus  à  juger;  ce  qu'on  ne  sait  pas  assez  et  ce  qui 
est  incontestable,  c'est  que  de  ce  jour,  de  cette  pièce,  datent  la  mauvaise  intel- 
ligence de  Molière  avec  les  personnes  dévotes,  la  défiance  de  celles-ci  pour  les 
sentimens  chrétiens  du  poète,  leur  indignation  contre  ses  témérités,  et  le  res- 
sentiment qu'une  telle  disposition  excita  chez  un  homme  de  nature  peu  patiente. 
Déjà  ceux  dont  nous  parlons  avaient  remarqué  dans  Sganarelle  cette  moquerie 
adressée  en  passant  à  un  traité  de  morale  religieuse,  fort  recommandé  par  les 
directeurs  de  consciences,  et  dont  il  venait  tout  récemment,  en  1658,  d'être  pu- 
^blié  une  traduction  nouvelle  : 

a  Le  Guide  des  pécheurs  est  encore  un  bon  livre  !  » 
llls  trouvèrent  à  se  scandaliser  bien  plus  dans  la  scène  où  Arnolphe  veut  endoc- 


LBS  DBRIflÈRBS  ANNÉES  DB  XOLIÈRB.  193 

triner  sa  pupille.  Son  exhortation  leur  parut,  et  non  sans  cause,  parodier  inso- 
lemment les  formes  d'un  sermon;  le  vers  même  qui  la  termine  reproduisait 
presque  textuellement  la  bénédiction  ordinaire  du  prédicateur.  «  Les  chaudières 
bouillantes  »  dont  il  menace  Agnès,  la  «  blancheur  du  lis,  »  qu'il  promet  à  a  son 
ame  »  en  récompense  d'une  bonne  conduite,  la  a  noirceur  du  charbon ,  »  dont 
il  lui  fait  peur  si  elle  agit  mal,  et  enfin  ces  Maximes  du  Mariage  ou  Devoirs 
de  la  Femme  mariée  avec  son  exercice  journalier,  dont  il  veut  qu'elle  lise  dix 
commandemens,  ressemblaient  trop  en  effet  au  langage  le  moins  éclairé,  et  par 
conséquent  le  plus  usité,  du  catéchisme  ou  du  confessionnal,  pour  ne  point  pa- 
raître aux  dévots  un  attentat  contre  les  choses  saintes.  Ils  n'allaient  pourtant  pas 
encore  jusqu'à  le  dire  publiquement,  car  la  dispute,  sur  ce  terrain,  était  péril- 
leuse; mais  ils  s'en  prenaient  à  d'autres  licences  qui  offensaient  seulement  les 
bonnes  mœurs.  Le  prince  de  Conti ,  l'ancien  protecteur  de  la  troupe  de  Molière 
en  Languedoc,  devenu  fervent  janséniste  et  théologien ,  écrivait  ce  qui  suit  dans 
son  Traité  de  la  comédie  et  des  spectacles  :  a  H  faut  avouer  de  bonne  foi  que  la 
comédie  moderne  est  exempte  d'idolâtrie  et  de  superstition ,  mais  il  faut  qu'on 
convienne  aussi  qu'elle  n'est  pas  exempte  d'impureté;  qu'au  contraire  cette  hon- 
nêteté apparente,  qui  avait  été  le  prétexte  des  approbations  mal  fondées  qu'on 
lui  donnait,  commence  présentement  à  céder  à  une  immodestie  ouverte  et  sans 
ménagement,  et  qu'il  n'y  a  rien,  par  exemple,  de  plus  scandaleux  que  la  cin- 
quième scène  du  second  acte  de  VÉcole  des  Femmes^  qui  est  une  des  plus 
nouvelles  comédies.  » 

Molière  n'en  ût  pas  moins  imprimer  sa  pièce,  qui  fut  publiée  le  17  mars  1663, 
avec  une  épltre  dédicatoire  à  Madame.  La  préface  qui  l'accompagnait  parlait 
assez  légèrement  des  censures  dont  elle  avait  été  l'objet  et  d'une  dissertation  en 
dialogue  par  laquelle  il  pourrait  bien  leur  répondre,  a  Je  ne  sais,  ajoutait-il,  ce 
qui  en. sera.  »  Nous  savons,  nous,  ce  qui  en  fut.  La  Critique  de  VÉcole  des 
Femmes  fut  jouée  sur  le  théâtre  du  Palais-Royal  le  !*<' juin  1663.  On  peut  y  voir 
avec  quelle  précaution  Molière  toucha  au  plus  grave  reproche  qu'on  lui  avait 
adressé.  «  Le  sermon  et  les  maximes,  dit  Lysidas,  ne  sont-elles  pas  des  choses 
ridicules  et  qui  choquent  même  le  respect  que  l'on  doit  à  nos  mystères?  »  — 
«  Pour  le  discours  moral  que  vous  appelez  un  sermon ,  répond  l'apologiste  Do- 
rante, il  est  certain  que  de  vrais  dévots  qui  l'ont  ouï  n'ont  pas  trouvé  qu'il  cho- 
quât ce  que  vous  dites,  et  sans  doute  que  ces  paroles  d'enfer  et  de  chaudières 
bouillantes  sont  assez  justifiées  par  l'extravagance  d'Amolphe  et  par  l'innocence 
de  celle  à  qui  il  parle.  »  H  fit  mieux  encore  sur  ce  point  que  de  raisonner.  Il 
dédia  la  Critique  de  VÉcole  des  Femmes  à  la  reine-mère,  qui  représentait  alors 
dans  la  cour  Tintérèt  de  la  religion ,  et  la  pièce  fut  imprimée,  sous  la  protection 
de  ce  nom  alors  vénéré,  le  7  août  1663.  Vers  le  même  temps,  5  juillet,  la  duchesse 
^e  Richelieu ,  recevant  à  ConÛans  la  reine  régnante  et  Madame,  ne  trouvait  pas 
^e  meilleur  divertissement  à  leur  donner  qu'une  représentation  de  la  Critique. 
Cétàit  le  temps  enfin  où  le  roi  voulait  distribuer  des  pensions  aux  plus  illustres 
^rivains  de  son  royaume,  et  Molière  y  fut  porté  pour  mille  livres  avec  cette 
qualification  :  «  excellent  poète  comique.  »  Gela  valait  bien  le  titre  que  lui  attri- 
buait sa  femme,  au  baptême  d'un  enfant  dont  elle  était  marraine  (23  juin  1663), 
«n  se  faisant  inscrire  «  femme  de  Jean-Baptiste  Poquelin ,  écuyer,  sieur  de  Mo- 
lière. » 


194  wamm  vm  nrax  xoiiDau 

I^ous  aYdils  parlé  de  censures  dirigées  contre  PÉeale  des  fiÊnmœs;  mis  il  m 
faut  pas  8*y  tromper.  Rien  de  tout  cela  n'avait  pris  un  corps  deaatire,  de  fani- 
phlet,  de  dissertation.  Le  peu  qu'en  arait  dit  Donneau  de  Visé  dans  ses  Nmh 
9eUes  nouvelles  ne  touchait  en  rien  aux  reproches  sérieux  dont  il  est  questioB^ 
et  c'était  tout  ce  qu'on  avait  vu  imprimé.  Le  passage  même  du  Traité  de  laCth 
médie  que  nous  avons  cité  n'était  certainement  pas  encore  écrit,  et  ne  fut 
d'ailleurs  pablié  qu'après  la  mort  du  prince  de  Gonti,  en  1666.  Tout  s'était  borné 
à  un  bruit  de  paroles  courant  par  le  monde,  et  Molière  lui-même  avait  pris  soin 
de  les  recueillir  pour  leur  donner  une  forme  odieuse  ou  grotesque.  L'imliatif^ 
de  la  discussion  publique  avait  donc  été  prise  par  la  défense,  et  non  par  I^il^ 
taque.  Ce  fut  seulement  après  l'impression  de  la  Critique  de  l'École  des  Femmes^ 
quand  l'ouvrage  principal  avait  déjà  neuf  mois  d'existence,  qu'on  imagina 
d'entrer  publiquement  en  lutte  avec  cet  auteur  qui  tenait  la  lice  tout  seul.  Mal 
en  prit  à  celui  qui  s'y  dévoua.  Il  y  avait  dans  la  Critique  un  trait  mordant  à 
l'adresse  des  comédiens.  Ceux  de  l'hôtel  de  Bourgogne  voulurent  s'y  reconnaître, 
et  un  jeune  homme  de  vingt-cinq  ans,  qui  déjà  leur  avait  donné  quelques  pièces 
asset  plaisantes,  écrites  en  vers  fort  mauvais,  se  chargea  de  les  venger.  La  pièce 
qu'il  avait  faite  n'était  pas  jouée,  elle  était  seulement  affichée  pour  une  repré- 
sentation prochaine  avec  le  nom  de  l'auteur,  comme  cela  se  faisait  «lors,  que 
d^à  Molièra,  toujours  prompt  dans  ses  colères,  toujours  et  de  plus  en  plus  hardi 
dans  ses  procéda,  l'avait  foudroyée,  le  mot  n'est  pas  trop  fort,  et  cela  «n  pleine 
cour,  devant  le  roi,  avec  moins  de  façons  qu'il  n'aurait  pu  en  mettre  vis-à-vis 
du  public  et  chez  lui.  ^ 

La  cour  venait  de  quitter  Yincennes  (15  octobre)  pour  passer  une  seniaine  à 
Versailles.  Un  des  jours  de  cette  semaine,  du  16  au  21,  non  pas  le  14,  comme 
dit  rédition  posthume,  on  eut  le  divertissement  de  la  comédie.  Là,  sur  le  théâtre 
royal,  parurent  Molière  et  ses  camarades,  non  pas  figurant  des  personnages, 
mais  agissant  et  parlant  pour  leur  compte,  ainsi  que  cela  se  pratique  aux  répé- 
titions intimes,  quand  l'huis  de  la  salle  est  clos,  quand  les  chandelles  ne  sont 
pas  allumées,  quand  il  n'y  a  de  spectateurs  ni  aux  loges,  ni  au  parterre.  Cette 
révélation  de  la  comédie  derrière  le  rideau,  faite  en  un  tel  lieu  et  devant  un 
pareil  monde,  pouvait  sembler  déjà  passablement  hasardée;  mais  Molière  ne  s'en 
tint  pas  là.  Dans  cette  enceinte,  dont  ceux  qu'il  attaquait  ne  pouvaient  appn^- 
cher,  il  livra  an  ridicule  tous  ceux  qu'il  croyait  pouvoir  compter  parmi  ses  en^ 
nemis,  d'abord  les  comédiens  de  û  troupe  rivale  pris  un  à  un  et  désignés  pai^ 
nue  imitation  moquense  de  leurs  gestes  ou  de  leur  débit,  ensuite  les  gens  dtL 
monde,  marquis  impertinens,  précieuses,  pédans,  prudes,  fâcheux  et  autres, 
puis  enfin,  et  cette  fois  par  son  nom,  avec  une  rudesse  qui  va  jusqu'à  la  bruta- 
lité, l'imprudent  auteur  de  la  pièce  seulement  annoncée,  BoursauH,  lequel  était, 
au  dire  de  tous,  un  «galant  homme,  et  un  homme  d'esprit,  poésie  À  part.  L^on- 
yrage  de  celui^i,  le  Portrail  du  Peintre,  ne  fut  représenfté  qu'après  flmprompiu 
de  yersaillesy  et  il  est  vraiment  impossible  d'y  rien  trouver  qui  jnstîfi»  la  vio- 
lence de  ces  représailles  anticipées.  Molière  n'en  f  t  pas  moins  jouer  son  /«»- 
promptu  sur  le  théâtre  du  Palais-Royal  le  4  novembre.  Le  Portrait  du  Peinire 
parut  imprimé  quinze  jours  plus  tard.  L* Impromptu  de  Versailles  ne  le  fut  pas 
du  vivant  de  Moliève. 

Dans  cette  dernière  pièce  avait  figuré  «  M"«  Molière,  »  la  jeune  femme  de 


LES  D»in*«8  Moka  db  MonÉRB.  195 

comédieD,  et  un  pmaaBge  de  la  scène  preoûère  nov»  mpfiremà  qu'elle 
«mit  d^à  joaé  le  rôle  d'Élise,  «  tttiriqae  spirituelle,  w  dans  la  Critique  dû 
fÛnkên  Fmnwneê.  ièxxû Molière,  tm  se  mariaet,  ae  se  bonMîi  pas  àpieodre 
wam  rnnyigne»  il  ajeslait  à  sa  troupe  une  actrice,  et  il  lui  avait  tvoaré  auisildt 
aai  earaetèie,  sea  eoiploi.  Du  reste,  il  ne  parait  pas  qu'il  y  eàt  encore  qneiqne 
dbate  à  dire  wm  la  emiduHe  de  ceUe^ci,  et  c'était  aTec  une  parfaite  séouriié  que 
Heièee  ae  faisait  menaeer  par  eUe,  sar  le  tiiéàtre  deiaeour,  de  la  punitien  ré* 
aerténane  snmèresbnisquesdea  maris.  »  Gepeodaat,  àcememea*  Bièffie,jurle 
s^jet  de  cette  femme,  quelque  chose  de  plus  périlieuz  poar  rhoonear  de  Moëère 
eaimmençalt  à  se  KpanÉre.  Pour  bien  apprécier  de  quelle  manièn  cette  circoiw 
tnoas  a  été  transmise,  il  faat  savoir  que  Jean  Raeine,  âgé  de  TingtKpiatm 
.  élail  depuis  quelques  mois  reveau  du  Languedoc  à  Paris,  où  il  faisait  des 
(  et  des  stances,  qa'tt  aurait  élé  inscrit  cette  année  pour  idO  lièvres  sur  laUste 
des  pensions,  et  qu'il  travaillait,  pour  le  tàéètre  da  Palsisi-Bngfai,  à  la  tragédie 
dea  Frères  enmemii.  Nous  retraaclions  à  dessein  de  oss  paitietilanlés,  qui  eon- 
eement  Racine,  le  don  qne  Molière  lai  aurait  fait  d'une  somme  de  cent  louis, 
parce  que  cette  libéralité  nous  parait  hors  de  toute  vraisemblanne,  et  qu'dle  est 
parement  de  Finvention  de  Yokaire.  Or,  Racine  écrivait,  en  novenère  4663,  à 
an  de  ses  amis  :  «  MoalAeniy  a  feit  une  requête  conte  Molière  et  l'a  présentée 
an  loi.  n  aecuse  Molière  d'avoir  épousé  sa  propre  fille;  mais  MonÉleary  n'est  pas 
écoulé  à  la  oenr.  »  Ce  Montfleary  était  un  acteer  de  l'hdteL  de  Rouigegne  dent 
Molière  s'était  moqué  dans  iUmuprcmptu;  son  fils,  l'autenr  dramatique,  avait 
sssajFé  de  loi  donner  une  eevanehe  en  composant  une  comédie  satirique,  pour 
kqaeUe  le  prenner  prince  du  sang,  à  ce  qu'il  paraît,  prêta  son  logis,  et  quia 
pour  titre  :  rJtmprwmptu  de  riiùUlde  Ctmdé.  Le  père,  allant  plus  au  bnt,  vou^ 
lot  diffamer  son  ennemi.  U  kut  noter  que  personne  au  monde  n'a  vn  cette  re«- 
qaète,  que  nul  en  son  temps  n'en  a  parlé,  qu'elle  demenra  sans  effet,  et  qu'au- 
cun de  nous  n'en  auraitsoupçonné  l'existence,  sans  le  soin  charitable  qne  mirent 
Racine  le  père  à  en  donner  avis  dans  une  lettre,  et  Racine  le  fils  à  nous  conser» 
ver  ce  témoignage  d'une  assez  froide  amitié.  Le  jugement  du  roi  ne  se  fit  pas 
attendre.  Le  19  janvier  1664,  la  femme  de  Molière  mit  au  monde  un  fils,  et,  le 
28  février,  il  fut  aomasé  au  baptême  «  Louis,  »  par  le  duc  de  Coéqny,  tenant 
ponr  le  roi,  parrain,  et  par  la  manéchak  du  Pkssis,  pour  Madame,  marraine. 

Dix  jours  après  la  naissance  de  ce  fils  (qui  ne  parait  pas  avoir  vécu  long-temps), 
Molière  Coumît  encore  aux  plaisirs,  du  roi  une  pièce  improvisée.  Il  s'agissait  d'ac- 
oonraoder  une  action  comique  pour  huit  entr^  de  ballet,  dans  l'une  desquelles 
le  roi  vouhttt  paraître  en  personne  sous  le  costume  d'un  Égyptien.  MoHère  re- 
prit le  personnage  de  SganareOe,  le  vieillit  de  dix  ans,  et  disposa  autour  de 
cette  figure  (29  janvier  id64)  les  risibles  inddens  du  Murimge  forcé.  Ce  n'était 
là  qu'un  prélude  aux  brillantes  folies  que  devait  éclairer,  à  Versailles,  le  soleil  de 
Buû.  Cette  fois,  en  effet,  il  ne  s'agissait  plus  d'une  après-midi  consacrée  à  quelque 
invention  de  divertissement.  Cétait  une  série  de  jours  qu'allait  enchaîner  l'un  h 
rentre  la  succession  de  tontes  les  fantaisies  dont  se  peuvent  charmer  les  yeux  et 
les  oreilles,  travestiseemeas,  cavalcades,  courses  de  bagues,  concerts  de  voix  ^ 
d'instmaens,  récits  de  vers,  festins  servis  par  les  Jeux,  les  Ris  et  les  Délices,  co- 
i  mêlées  de  chants  et  de  danses,  ballets,  machines,  feux  d'artifice,  illumi- 
^  de  tèles,  loteries,  collations;  une  semaine  entière  (du  7  au  14) 


196  UYUI  DBS  DBUX  MONDIS. 

passée  hors  de  la  Tie  commune,  dans  les  régions  de  la  féerie;  —  pour  personnages, 
tout  ce  que  la  jeune  cour  de  France  avait  de  plus  illustre,  de  plus  élégant,  de 
plus  beau;  des  hommes  qui  s'appelaient  Bourbon-Condé,  Guise,  Armagnac,  Saint- 
Âignan,  Noailles,  Foix,  Coislin,  Lude,  Marsillac,  Yillequier,  Soyecourt,  Hu- 
mières,  La  Yallière;  par-dessus  tous  le  roi,  ce  premier  Louis  XIV  dont  le  souve- 
nir s'est  trop  perdu  dans  un  long  règne ,  le  Louis  XIV  amoureux  de  vingt-cinq 
ans;  —  à  distance,  et  comme  une  sorte  de  réserve  pour  venir  en  aide  aux  nobles 
acteurs,  la  troupe  auxiliaire  du  Palais-Royal,  Molière  en  tète;  — pour  spectatrices 
les  reines  et  les  dames,  parmi  lesquelles  se  cachait  la  véritable  héroïne  de  hi  fête, 
M^^*  de  La  Vallière,  relevée  depuis  cinq  mois  de  ses  premières  couches.  Le  des- 
sin de  Taction  où  le  roi  figurait  était  du  duc  de  Saint-Aignan;  cela  s'appelait  le 
Palais  d'Mcine  ou  les  Plaisirs  de  Ole  enchantée;  de  lui  aussi  étaient  la  plu- 
part des  vers  que  les  comédiens  récitaient  à  la  louange  des  reines;  de  Benserade, 
les  vers  flatteurs  ou  malins  à  l'adresse  des  divers  personnages.  Personne  n'avait 
entrepris  sur  la  part  de  Molière.  Quand,  le  second  jour  du  drame  royal,  le  pa- 
ladin Roger,  c'est-à-dire  le  roi,  voulut  donner  la  comédie  aux  dames,  un  théâtre 
se  dressa  aussitôt  en  plein  air,  éclairé  par  mille  bougies  et  flambeaux,  et  la 
troupe  de  Molière  (8  mai)  y  joua  la  Princesse  d*Élide;  l'auteur  de  la  pièce  re- 
présentait, dans  le  prologue,  le  valet  de  chiens  Lyciscas,  dans  la  comédie,  le 
fouMoron.  Quand  la  trilogie  héroïque  fut  terminée,  les  plaisirs  n'en  continuèrent 
pas  moins.  Le  cinquième  jour  (1 1  mai),  «  sur  un  de  ces  théâtres  doubles  du  sa- 
lon du  roi  que  son  génie  universel  avait  lui-même  inventés,  »  Molière  donna 
les  Fâcheux,  Le  jour  suivant  (12  mai)  une  loterie  prodigue  avait  répandu  les 
bijoux  dans  les  plus  belles  mains,  une  course  particulière  avait  eu  lieu  Taprès- 
midi  entre  Guidon-le-Sauvage  (le  duc  de  Saint-Aignan)  et  Olivier  (le  marquis 
de  Soyecourt),  où  celui-ci  venait  d'être  vaincu;  le  soir,  on  s'assembla  pour  voir, 
encore  sur  le  théâtre,  la  troupe  de  Molière,  dans  une  comédie  nouvelle  de  cet 
auteur  qui  n'était  pas  même  terminée.  Le  roi,  les  reines,  les  dames,  les  courti- 
sans prirent  leurs  places,  les  violons  jouèrent,  la  toile  se  reploya,  et  Ton  vit  pa- 
raître successivement,  dans  les  trois  premiers  actes  de  la  pièce  que  nous  connais- 
sons, M"*«  Pernelle,  Orgon  et  Tartufe. 

Si  l'on  veut  bien  mettre  cet  événement  à  sa  date,  se  faire  quelque  idée  de  la 
société  telle  qu'elle  était  alors ,  se  rappeler  encore  en  quel  lieu ,  dans  quelle  oc- 
casion ,  au  milieu  de  quels  amusemens  cette  apparition  vient  se  produire,  on 
reste  frappé  d'admiration  et  de  surprise.  Tartufe  en  1664,  la  dévotion  outrée, 
crédule,  imbécile,  mais  enfin  sincère,  traduite  en  ridicule  par  un  comédien; 
toutes  les  paroles ,  toutes  les  habitudes  des  personnes  pieuses  moqueuscment 
employées  sur  la  scène,  et  cela  devant  un  monde  de  belles  dames  et  de  grands 
seigneurs  qui,  pendant  six  jours,  ont  dépensé  leur  esprit  et  leur  magnificence 
■aux  fadaises  de  la  mythologie  ou  du  roman  chevaleresque!  Tartufe  devant  le 
^ladin  Roger,  après  les  vers  du  duc  de  Saint-Aignan,  après  le  ballet  des  douze 
-signes  du  zodiaque  et  la  chute  enflammée  du  palais  d'Alcine!  C'est  pourtant  ce 
^ue  constate  une  espèce  de  procès-verbal,  écrit  en  style  de  menus-plaisirs,  où 
sont  racontées  fort  exactement  les  sept  journées  des  «  Fêtes  de  Versailles  en 
4664.  »  Et,  sans  ce  témoignage,  en  effet,  on  pourrait  faire  comme  a  fait,  tou- 
jours d'après  Grimarcst,  le  dernier  biographe  de  Molière,  ne  pas  soupçonner 
fldémc  un  fuit  au^si  énorme.  Six  cents  personnes  cependant  y  assistaient,  suivant 


LES  DBHlflÈRlS  ANIfÉBS  DB  MOLIÂRB.  497 

le  compte  du  procès-Yerbal;  pas  une  n'a  daigné  nous  dire  quelle  impression  avait 
causée  ce  divertissement  imprévu  parmi  ceux  qui  en  Turent  les  témoins.  Pour 
trouver  quelque  chose  du  temps  sur  ce  sujet,  il  faut  encore  recourir  au  pauvre 
Loret,  à  qui  Ton  ayait  fermé  la  porte  de  Versailles,  qui  n'avait  pu  rien  voir  et 
lien  entendre.  Loret  ne  nous  dira  pas,  il  est  vrai,  ce  qui  s'est  passé  ce  jouHà; 
liais  par  lui,  et  par  lui  seul,  nous  saurons  un  peu  de  ce  qui  s'en  est  suivi.  Voici 
ce  qu'on  lit  dans  sa  lettre  du  24  mai  : 

(De  la  cour)  un  quidam  m^écrit. 

Et  ce  quidam  a  bon  esprit. 

Que  le  comédien  Molière, 

Dont  la  muse  n'est  point  ânière. 

Avait  fait  quelque  plainte  au  roi. 

Sans  m' expliquer  trop  bien  pourquoi; 

Sinon  que,  sur  son  Hypocrite  (comédie  morale). 

Pièce,  dit-on,  de  grand  mérite 

Et  très  fort  au  gré  de  la  cour. 

Maint  censeur  daube  nuit  et  jour. 

Afin  de  repousser  l'outrage. 

Il  a  fait  coup  sur  coup  voyage 

Et  le  bon  droit  représenté 

De  son  travail  persécuté. 

Mais,  de  cette  plainte  susdite 

N'ayant  pas  su  la  réussite. 

Je  veux  encore  être,  en  ce  cas. 

Disciple  de  Pythagoras. 

De  ce  témoignage,  demeuré  unique  jusqu'à  nos  jours,  ce  que  nous  pouvons  con- 
jecturer, c'est  que  les  trois  premiers  actes  du  Tartufe  furent  très  bien  rccjus  à 
Versailles,  que  les  spectateurs  s'en  divertirent  beaucoup  sans  songer  h  mal,  que 
le  blâme  vint  du  dehors,  de  Paris,  qu'en  peu  de  temps  il  grandit  au  point  d'in- 
timider Molière  et  d'embarrasser  le  roi.  Le  roi,  qui  se  sentait  complice,  hésita, 
fiiiblit,  et  le  procès-verbal  dont  nous  avons  parlé,  imprimé  bientôt  après  chez  le 
libraire  de  la  cour,  annonça  que,  tout  en  reconnaissant  a  les  bonnes  intentions 
de  l'auteur,  »  le  roi  avait  «  défendu  pour  le  public  »  la  comédie  de  Tartufe. 
Après  le  soir  (12  mai)  où  furent  représentés  les  trois  premiers  actes  du  Tar- 
tufe^  il  y  eut  encore  une  journée  de  réjouissances  que  MoKcre  termina  par  le 
Mariage  forcé;  ce  qui  a  fait  dire  à  Grimarest  et  à  ses  copistes  qu'il  avait  com- 
posé cette  pièce  pour  la  fête  de  Versailles,  quoique  la  cour  l'eût  déjà  vue  deux 
fois  au  mois  de  janvier  et  le  public  douze  fois  depuis  le  45  février.  Ainsi,  sur 
sept  jours,  il  y  en  avait  eu  quatre  remplis  de  sa  personne  et  de  ses  œuvres,  ta 
Princesse  éTÉlide,  les  Fâcheux,  Tartufe,  le  Mariage  forcé,  et  ce  n'est  pas 
exagérer,  ce  nous  semble,  que  de  le  mettre  de  moitié  avec  le  roi  dans  les  succès 
de  cette  grande  semaine.  Mais  Molière  avait  maintenant  une  femme,  et,  de  ce 
moment,  sa  biographie  ne  peut  plus  marcher  seule;  les  anecdotes  qui  concer- 
nent Armande  Béjart  deviennent  une  charge  de  la  communauté.  Or,  on  raconte 
ici  que  le  rôle  de  la  princesse  d'Élide,  joué  par  la  femme  de  l'auteur,  devint  fu- 
neste au  mari;  que  les  charmes  qu'elle  y  montra  lui  attii'èrent  force  galaus. 


parmi  toquels  il  y  en  eut  troisy  nea  pas  des  plus  obscurs^  cpi'die  raiih  henmii' 
tour  à  tour»  Tun  par  intérêt,  Tautre  par  amour,  le  dernier  par  dépit  Sans  ea^ 
trer  plus  avant  dans  cette  iatrigue»  il  faut  Toir  d'abord  d'où  elle  est  parie— o 
aux  écriTainsde  quelque  crédit  qui  Font  ramaftséc.  Entre  les  milliemide 
phkts^  d'histoires  controuvées,  de  romans  stupidies,  que  répan<fit  snr  la 
étrangère  Témigration  protestante  de  16^,  s'était  trouvé  un  livret  ordumr,  IhI' 
pour  l'amusement  de  ce  qu'il  y  avait  de  mois»  délicat  dans  les^g>eii9  de  théâtre, 
et  dicté  par  une  haine  de  mauvais  aloi  contre  la  veuve  véritablement  indigne  de 
Molière.  Cet  ouvrage,  publié  en  1688,  à  Francrort,  avait  pour  titre  :  la  Fameuse 
comédienne,  ou  Histoire  de  la  Guérin.  Quoiqu'il  s'en  fût  fait  en  peu  de  temps 
deux  ou  trois  éditions,  on  peut  tenir  [lour  certain  qu'il  ne  s'était  pas  élevé  en- 
core au-dessus  de  la  classe  de  lecteurs  pour  laquelle  il  était  fait,  quand  il  plut  à 
Bayle,  qui  ne  haïssait  pas  le  commérage  graveleux,  d'en  tirer  quelques  citations 
pour  son  Dictionnaire^  et  depuis  il  est  devenu  une  autorité  pour  les  gens  qui  an 
ment  à  transcrire  des  pages  toutes  faites.  On  est  allé  même  jusqu'à  lui  chercher 
un  auteur,  et  nous  avons  sous  les  yeux  ce  passage  d'un  livre  justement  consi- 
déré :  «  Lancelot  et  l'abbé  Lebœuf  croyaient  cet  ouvrage  de  Blot  ou  du  célèbre 
La  Fontaine  (note  tirée  des  Stromates  de  Jamet  le  jeune  par  l'abbé  de  Saint- 
Léger);  »  ce  qui  fait  quatre  noms  employés  au  service  d'une  sottise,  l'ouvrage 
étant  certainement  postérieur  à  1685,  et  Blot  étant  mort  dès  1655.  Quant  à 
La  Fontaine,  nous  laisserons  toute  liberté  à  ceux  qui  croient  retrouver  son 
style  dans  le  verbiage  plat  et  vulgaire  de  ce  libelle,  que  l'homme  le  moins  ha- 
bitué au  commerce  des  coulisses  reconnaîtra  sans  peine  pour  venir  de  là  et 
devoir  y  rester.  Maintenant  il  faut  dire  que  l'auteur,  quel  qu'il  fût,  comédien 
ou  comédienne,  qui  pouvait  connaître  quelque  chose  du  portier  de  l'hôtel  Gué- 
négaud,  ne  savait  pas  le  premier  mot  de  la  cour  de  France,  où  il  place  l'his- 
toriette dont  nous  parlons.  Cest  à  ChaMbord  ^'tl  fait  jouer  la  Prinotui  étÈ^ 
lide,  et  les  trois  amans  qu'il  donne  à  M^^  Molière  sont  l'abbé  ée  Richetieit,  le 
comte  de  Guicbe  et  le  comte  de  Lauzua.  Prendre  ces  noms  n'était  pas  chose  dif- 
ficile, car  ils  avaient  assez  retenti;  mai»,  outre  que  l'on  ne  voit  nulle  part  la 
moindre  trace  d'une  liaison  pareille  chez  les  deux,  derniers  surtout^  il  se  trome 
encore  par  grand  hasard  que  les  deux  prsMiers  n'étaient  alors  ni  à  Yeisailles,  ni 
à  Paris,  ni  en  France»  que  l'abbé  de  BÂchelieu  était  en  Hongrie  et  le  conte  de 
Guiche  en  Pologne;  ce  qui  noas  dispense  sans  doute  de  dicreher  a'il  n'y  anrait 
pas  aussi  un  alibi  pour  le  troisième. 

Certes ,  s'il  ne  s'agissait  que  de  l'honneur  d'Arnaade  B^jart,  nous  meOriens 
peu  d'intérêt  à  relever  ces  mensonges,  et  nous  abandennerians  volontiers  hi 
femme  de  Guérin  au  caquet  de  ses  pareilles;  «ais  û  s'agit  de  Molièffe^  et,  dana  ce 
livre,  publié  quinze  ans  après  sa  nert,  on  le  fait  agir  et  parler,  à  tel  point  qae 
ses  biographes  ont  cru  l'entendre  et  ont  déveteMent  recueiUà  ces  refiques  de  sa 
conversation,  ces  confidences  de  sa  pensée.  Ce  qu'il  y  a  de  pire  ilans  cet  em- 
prunt, c'est  que,  tout  à  edté  des  feuillets  que  l'on  copiait  avec  amour,  il  y  eoa. 
d'autres  que  les  biographes  ont  £ait  semblanl  de  nepaa  voir,  paaeeqit'ila  aocof^ 
saient  Molière  d'un  vice  honteux.  Ces  feuillets,  qui  ne  sont  ai  plus  ni  moins  vffaia 
que  le  reste,  il  fallait  oser  les  regarder,  les  éprouver,  eemme  noi»a(fons  déjà 
fait,  par  un  peu  d'étude  historique,  et  cette  ooniirontation  aamiteonéuit  à  nje- 
ter  le  tout  avec  même  dédain.  Dans  le  sale  et  odieux  récit  qui  concerne  Motiète 


LES  DBRIflÈfttS  AimÈK»  DK  MllÉRE.  499 

et  Baron  figure  uo  troisième  personnage  appelé  letloc  âe  Bellegarde,  et  il  n'était 
besoin  que  de  ce  nom  poar  s'aperceToir  qu'on  lisait  nne  fable.  Le  seul  duc  de 
BeBegarde  qu'il  j  ait  eu  en  France  était  Roger  de  Saînt-'Lary,  mort  en  1646.  H 
eut  bien  un  ncTeu,  fils  de  sa  sœur  et  mari  de  sa  nièce,  lean-Ântoine  Arnaud  de 
Gondrin,  marquis  de  Montespan,  qui  se  fit  nommer  par  ses  amis,  et  sans  consé- 
quence, duc  de  Bellegarde;  mais  c'était,  au  temps  où  l'on  met  cette  hideuse  aren- 
tore,  un  yieillard  septuagénaire,  retiré  du  monde,  et  qui,  mort  dans  un  âge  très 
arancé,  n'a  laissé  aucune  espèce  de  souvenir.  Les  noms  des  personnages  célè- 
bres, de  ceux  surtout  qui  ont  brillé  dans  les  fastes  de  la  galanterie,  semblent  tou- 
jours être  à  la  disposition  des  romanciers  ignorans,  et  il  n'est  pas  douteux  que 
Tauteur  de  la  Fameuse  comédienne  n'ait  pris  celui-ci  par  quelque  mémoire 
Tague  du  brillant  seigneur  qui  f  avait  porté  sous  Henri  IV  et  sous  Louis  Xm,  sans 
plus  de  souci  de  l'anachronisme  que  des  érudits,  hélas!  n'en  prenaient  tout  à 
rfaeure,  quand  ils  attribuaient  à  un  homme  mort  en  1655  un  ouvrage  de  1688. 
Ce  qu'il  fallait  dire  encore  sans  crainte  aucune,  (f  est  que,  même  à  part  cette 
preuve  matérielle  de  (kusseté,  le  récit  qui  la  contient  est  démenti  par  toute  la  vie 
de  Molière,  même  par  ce  qui  s'y  laisse  voir  de  moins  glorieux.  Son  triple  mé- 
nage avec  la  B^art,  la  Debrie  et  sa  femme  indique  assez  des  habitude»  toutes 
contraires  à  celles  que  veut  lui  prêter  ici  l'auteur  de  ia  Fameuse  comédienne^ 
qui  raconte  d*aiUeurs  ces  choses  tout  uniment  et  comme  s'il  s'agissait  de  moeurs 
ordinaires.  On  sait  que,  grâce  au  ciel,  l'inlamie  n^a  jamais  manqué  à  ce  genre 
de  dépravation ,  et  Molière,  souvent  attaqué,  n'eiK  jamais  à  baisser  le  (h)nt  de- 
vant un  reproche  qui  l'aurait  méfié  avec  les  Boisrobert  et  les  d'Assoucy. 

Retournons  maintenant  aux  suites  des  fêtes  de  Versailles  dont  ce  vilain  livre, 
si  chéri  des  biographes,  nous  a  trop  écarté.  S'il  nous  a  fkllu  retrancher  de  l'his- 
loire  de  la  femme  quelques  amans  illustres,  nous  pouvons  ajouter  une  circon- 
stance fort  remarquable  à  Thislorre  du  mari.  Le  Tarktfe  restait  défendu  «  pour 
le  public,  n  ce  qui  le  rendait,  pour  les  auditeurs  privilégiés,  un  plaisir  de  haut 
goût.  Le  roi  avait  eu  tant  de  part  dans  le  délit  reproché  à  l'auteur  par  les  dévots 
de  la  vflle,  i|u*on  ne  pouvait  véntablement  l'en  croire  fort  irrité.  Une  occasion 
se  présenta  bientôt,  et  la  plus  singulière  assurément  qui  se  pût  ofi'rir,  de  mon- 
trer à  tous  combien  peu  avait  été  altérée  la  faveur  du  comédien.  On  sait  finsulte 
flûte  à  l'ambassadeur  de  France  dans  la  ville  de  Rome,  l'an  1662.  Après  bien 
des  pourparlers  et  des  menaces,  Fafiaire  s'était  accommodée  de  la  façon  la  plus 
honorable  pour  la  France,  et  le  pape  envoyait  au  roi  un  légat  chargé  de  rendre 
la  satisfaction  complète.  Ce  légat,  cardinal  et  neveu  du  saint-père,  fut  extrême- 
ment fêté  de  la  cour,  et,  parmi  les  diverttssemens  qu'on  lui  offrit  à  Fontaine- 
bleau, la  comédie  ne  fut  pas  oubliée.  Le  mercredi  30  juillet,  Fauteur  du  Tartufo 
et  sa  troupe  jouèrent  la  Princesse  d'Èlide  devant  l'envoyé  de  Rome.  Il  parait 
même  qu'on  lui  fit  venir  l'envie  d'entendre  une  lecture  de  cette  pièce  qui  venait 
de  scandaliser  les  gens,  et  Molière  se  vanta  biei^  haut  d'avoir  obtenu  son  appro- 
bation. Cependant  l'ouvrage  s'achevait.  Les  trois  premiers  actes,  joués  à  Ver- 
sailles, furent  représentés  une  seconde  fois  le  25  septembre  à  VHlers-Goterets, 
où  le  roi  était  allé  visiter  son  frère,  et  la  pièce  entière  fût  essayée  au  Raincy, 
diez  le  prince  de  Condé,  le  29  novembre.  C'était  encore  Ht  une  approbation  dont 
Molière  pouvait  se  faire  hoimeur,  comme  de  celle  d'un  homme  éclairé,  d'un  ex- 
cellent jv^  pour  les  choses  d'esprit;  mais  c'est  une  étrange  méprise  que  de  faire 


MO  IXVUI  DIS  DEUX  X0NDI8. 

du  twince  de  Gondé,  en  i664,  un  arbitre  souverain  de  ce  qui  touchait  à  la  re- 
ligion. Rien  n'était  plus  notoire,  au  contraire,  que  son  incompétence  volontaire 
à  cet  égard,  et  on  peut  dire  que  le  héros  chrétien  si  magnifiquement  loué  par 
Bossuet  ne  s'était  pas  encore  révélé. 

Ainsi,  dès  1 664,  bien  avant  qu'il  fût  dans  le  commerce  du  public,  le  Tartre 
était  devenu  un  événement  du  monde,  et,  si  on  ne  consultait  que  la  physiono- 
mie générale  de  cette  époque,  tout  empreinte  de  plaisir,  de  gloire  et  d'amour, 
on  aurait  peine  à  trouver  l'occasion,  l'à-propos  de  cette  œuvre  amère  et  terrible, 
qui  semble  faite  à  l'avance  pour  les  derniers  ans  d'un  long  règne  à  peine  com- 
mencé. C'est  en  y  regardant  de  près,  et  dans  le  détail,  que  l'on  parvient  à  se 
l'expliquer.  Il  y  avait  alors  un  parti  religieux,  sévère,  grondeur  et  persécuté, 
partant  tout  naturellement  disposé  à  la  censure  des  dérèglemens  joyeux  de  la 
cour.  Le  roi,  qui  donnait  en  effet  l'exemple  du  désordre,  et  à  qui  ce  parti  était 
suspect  pour  ses  anciennes  liaisons  avec  les  chefs  de  la  fronde,  ne  pouvait  que 
trouver  bon  qu'on  se  moquât  aussi  de  cette  cabale  austère  qui  l'importunait,  et 
il  ne  vit  certainement  pas  autre  chose  dans  le  Tartufe  qu'une  plaisante  repré- 
saille  contre  la  dévotion  rigoureuse,  chagrine,  sans  complaisance  pour  les  fai- 
blesses. La  cour  le  prit  ainsi  et  s'en  égaya  fort;  mais  la  ville  s*alarma.  La  ville 
était  et  est  restée  toujours,  tant  que  dura  cet  état  de  société,  très  favorable  au 
jansénisme.  En  fait  d'opposition,  on  prend  ce  qu'on  trouve,  et  la  querelle  reU- 
gieuse  était  devenue,  pour  bien  des  gens  à  qui  l'on  avait  interdit  le  débat  poli- 
tique, un  pis-aller  assez  sortable.  Ceux-là  donc,  et  nous  voulons  dire  les  magis- 
trats, les  bons  bourgeois,  les  notables  de  paroisse,  étaient  fort  disposés  à  blâmer 
ce  que  Versailles  approuvait.  Voici  comme  on  s'y  prit  pour  les  désarmer,  et  les 
intéresser  même  au  succès  du  Tartufe,  Dans  l'action  de  ce  drame,  il  arrive  un 
moment  où  le  professeur  de  dévotion  outrée,  l'homme  dont  Orgon  suit  avec 
une  entière  bonne  foi  les  rudes  maximes,  vient  à  employer,  pour  excuser  et  jus- 
tifier sa  passion,  une  doctrine  plus  commode,  plus  humaine,  une  doctrine  cor- 
rompue et  corruptrice.  Cette  doctrine  était  précisément  celle  dont  les  jansénistes 
accusaient  les  jésuites,  leurs  ennemis  déclarés.  On  leur  fit  entendre  que  tout 
Tobjet  de  la  comédie  nouvelle  était  là,  et  qu'en  un  mot  le  Tartufe  continuait 
les  Provinciales.  Ainsi,  les  deux  opinions  belligérantes  furent  amenées  à  croire 
qu'il  y  avait  du  bon  pour  chacune  d'elles  dans  l'œuvre  défendue,  et,  le  mystère 
s'en  mêlant,  tout  le  monde  voulut  en  goûter. 

Ce  que  nous  disons  ici  n'est  pas  une  supposition  plus  ou  moins  ingénieuse 
pour  éclaircir  un  point  obscur  de  l'histoire.  Nous  aurions  eu  peut-être  quelque 
mérite  à  le  deviner;  mais  la  vérité  est  que  nous  avons  eu  seulement  grand  plai- 
sir à  l'apprendre.  C'est  de  Racine  encore  que  nous  tenons  cette  lumière.  Bien 
peu  de  temps  après  l'époque  où  nous  pommes.  Racine,  élève  de  Port-Royal,  se 
crut  offensé,  dans  sa  dignité  toute  nouvelle  d'auteur  dramatique,  par  un  écrit 
janséniste  qui  traitait  «  d'empoisonneurs  publics  »  les  poètes  de  théâtre.  Racine, 
l'homme  le  moins  doux  qu'il  y  ait  eu,  oublia  tout  le  respect  qu'il  démit  à  ses 
maîtres,  et  il  écrivit  contre  eux  deux  lettres  terribles.  Dans  la  seconde,  on  lit  ce 
passage  curieux  :  «  Celait  chez  une  personne  qui,  en  ce  temps-là,  était  fort  de 
vos  amies;  elle  avait  eu  beaucoup  d'envie  d'entendre  lire  le  Tartufe,  et  l'on  ne 
s'opposa  point  à  sa  curiosité.  On  vous  avait  dit  que  les  jésuites  étaient  joués  dans 
cette  comédie  :  les  jésuites,  au  contraire,  se  flattaient  qu'on  en  voulait  aux  jan- 


LBg  minriEMIS  ÂKJKÈM8  M  HOUilB.  2M 

U  n^imporle.  La  compagnie  était  assemblée;  Molière  allait  eom- 
meacar»  lonqa^on  irit  arrÎTer  un  homme  Tort  échauffé,  qui  dit  tout  bas  à  cette 
penoDae  :  «Qod!  madame,  vous  allez  entendre  une  comédie  le  jour  que  le 
mjslère  de  Tiiiiqutté  s'accomplit,  ce  jour  qu'on  nous  ôte  nos  mères!  »  Cette  rai*^ 
soQ  parut  eoDTaincante;  la  compagnie  fut  congédiée.  Molière  s'en  retourna  bien 
éloBoé  de  rempresBemait  qu'on  avait  eu  pour  le  faire  venir,  et  de  celui  qu'on 
avait  pour  le  renvoyer.  »  Le  commencement  de  cette  historiette  confirme  plei- 
p^neatce  qse  nous  avons  avancé;  la  fin  nous  fait  connaître  à  quelle  époque  la 
chose  se  passa.  Ce  fut,  en  effet,  le  26  août  1664,  que  Tarchevèque  de  Paris  fit 
sortir  de  Port-Royal  douze  religieuses. 

Les  circonstances  qui  ont  accompagné  ou  suivi  la  première  apparition  du 
Tari^fe  étant  ainsi  bien  connues,  nous  n'avons  plus  qu'à  suivre  la  marche  de 
Ifelière  après  cette  tentative  glorieusement  avortée.  Son  caractère,  parfaitement 
honnête,  était  fort  irritable.  11  avait  rencontré  un  obstacle,  et,  quoiqu'il  n'en  fût 
véritablement  résulté  aucua  dommage,  aucun  danger  pour  lui,  quoiqu'il  fût 
resté  en  aussi  bonne  position  auprès  du  roi  et  que  sa  réputation  dans  le  public 
n'eût  Uài  sans  aucun  doute  qu'y  gagner,  il  en  gardait  un  vif  ressentiment.  C'est 
dans  cette  disposition  d'esprit  qu'il  écrivit  le  Festin  de  Pierre.  La  fable  en  était 
populaire;  il  y  avait  plus  de  six  ans  déjà  qu'une  troupe  de  campagne  d'abord, 
pois  la  troupe  italienne,  ensuite  celle  de  l'hôtel  de  Bourgogne,  en  avaient  ras- 
sasié les  spectateurs,  et  il  n'est  nullement  à  croire,  comme  Voltaire  l'a  dit,  qu'il 
y  eût  poui^  la  troupe  de  Molière  un  besoin  pressant  de  la  reproduire.  Ce  qui  est 
plus  certain,  c'est  qu'elle  semblait  convenir  fort  bien  à  la  situation  où  se  trouvait 
l'auteur  du  Tartufe.  On  l'avait  traité,  ces  derniers  mois,  de  libertin ,  d'impie  et 
d'athée  :  ce  sont  mots  dont  les  dévots  de  toutes  les  robes  ne  sont  point  avares. 
11  allait  montrer  sur  son  théâtre  un  libertin  puni ,  un  impie  foudroyé,  un  athée 
pkmgé  dans  l'abîme.  Malheureusement  il  y  a,  au  fond  même  de  ce  sujet,  quelque 
bonne  foi  qu'on  y  apporte,  quelque  sérieuse  intention  qu'on  ait  de  le  faire  servir 
à  l'édification  du  prochain,  un  inconvénient  contre  lequel  nul  talent  ne  saurait 
{Nrévaloir.  C'est  que  le  libertin  amuse,  qu'il  met  le  spectateur  de  son  parti ,  tant 
que  dure  son  péché  en  action ,  et  que  le  châtiment  surnaturel  qui  arrive  à  la  fin 
pour  terminer  la  pièce  n'épouvante  et  ne  corrige  personne.  Et,  dans  le  fait,  on 
ne  voit  pas  que  Molière,  qui  pouvait  assurément  beaucoup,  se  soit  donné  trop 
de  peine  pour  éviter  ce  mauvais  résultat.  Son  don  Juan  incrédule,  moqueur, 
brave,  mettant  toujours  l'honneur  à  part  dans  sa  mauvaise  conduite,  toujours 
heureux  jusqu'à  ce  qu'un  miracle  s'opère,  n'était  pas  fait  certainement  pour 
rendre  odieux  le  libertinage,  surtout  quand  l'auteur  n'avait  songé  à  lui  opposer 
qu'un  valet  poltron ,  gourmand  et  cupide,  dont  il  eut  encore  le  tort  de  se  donner 
le  rôle  sous  le  nom  de  Sganarelle.  Aussi  personne  n'y  fut-il  trompé,  et  le  Festin 
de  Pierre,  joué  le  45  février  1665,  aggrava  ce  qu'il  semblait  vouloir  réparer. 
On  doit  permettre  aux  partis,  même  à  ceux  dont  on  se  tient  le  plus  éloigné, 
d'être  clairvoyaus  sur  leurs  intérêts.  Les  dévots  sentirent  bien  qu'on  leur  faisait 
un  nouvel  outrage,  et  ils  s'en  plaignirent.  Dès  la  seconde  représentation,  il  fallut 
retrancher  quelques  passages,  cette  scène  du  «  pauvre  d  notamment,  dont  le 
dernier  mot  a  de  quoi  confondre,  lorsqu'on  l'entend  prononcer  à  deux  siècles 
en  arrière  de  nous.  Une  polémique  violente  s'engagea  contre  la  pièce,  qui  dis- 
parut bientôt  de  la  scène  sans  être  imprimée.  L'effet  qu'elle  avait  produit  sur 

TOME  XXI.  U 


9M  tuvDB  tDn  \ 

les  penoones  sinoèremeiitiiieu^,  sur  les  jdiis  purs^deptes  da  jaoBénisiBe,  m 
ralrouTe  encore  dam  Touvrage  déjà  cUé  du  prince  de  Conti.  «  Y  a-441,  s^écria 
le  prince  théologien^  une  école  d'athéisme  plua  ouverte  qmt  ie  FeêÉin  de  Pierre^ 
où ,  après  avoir  fait  dire  toutes  les  impiété  les  plus  honnies  à  «a  lathée  qui  a 
beaucoup  d'esprit,  FautaHr  confie  la  cause  de  Itoi  à  un  valet  à^  il  ^fisit  dire, 
pour  la  soutenir,  toutes  les  impertinences  du  monde)  Et  il  pvéleod  justifier  à  la 
fin  sa  comédie,  ai  pleine  de  blasphèmes^  à  k  faveur  d'ime  lusée  qu-il  fait  le 
ministre  ridicule  de  la  vengeance  divine!  p  Xout  cela  pouiait  être  mieux  dit, 
mais  ne  manquait  pas  de  raison,  et,  s'il  était  possible  de  croire  que  Molière  eâl 
conçu  le  dessein  candide  d'écrire  un  drame  contre  l'impiété,  il  faudrait  recon- 
naître qu'il  n'y  »vait  pas  réussi. 

Le  roi  avait  défendu  à  Molière  de  montrer  son  Tarttrfe  devant  «le  piAlic;  M 
nous  aemUe  fort  probable  que  pareille  injonction  hii  avait  été  fiaite  pour  qu^il 
ne  publiât  pas  son  Festin  de  Pierre,  Quand  l'amitié  existe  chez  celui  qui  eom- 
mande^  eUe  l'oblige  à  indemniser  celui  qui  obéit,  et  le  roi  n'y  manqua  pas.  Au 
mois  d'août  suivant,  il  pria  son  frère  de  loi  céder  ses  comédiens,  leur  assura  une 
pension  de  sept  mille  livres,  et  la  troupe  de  Monsieur  devint  «  la  troupeau  roi,  » 
ce  qui  n'empêcha  pas  celle  de  l'hôtel  de  Bourgogne  de  continuer  à  s'appeler  «  la 
troupe  royale.  »  Ce  fut  dans  ce  temps  aussi  que  Molière  devint  père  du  seul  enlint 
qui  lui  ait  survécu,  de  cette  fille  dont  le  sieur  de  Modène  fut  parrain  le  4  août  4  MS. 
Le  15  septembre  suivant,  la  nouvelle  troupe  du  roi  alla  représenter  à  Versailles 
V Amour  Médecin^  encore  «  un  impromptu,  fiait,  appris  et  joué  en  cinq  jouis,  » 
encore  «  une  pièce  mêlée  d'airs,  de  symphonies,  de  voix  et  de  dames.  »  MoUère 
y  paraissait  de  nouveau  dans  le  caractère  de  Sganarelle,  cette  fois  père  de 
famille,  bon  bourgeois,  malin,  entêté  et  pourtant  crédule.  On  n^apas  remarqué 
que,  dans  la  première  scène,  il  avait  jeté  un  trait  plaisant  sur  la  profession  de 
son  père.  «  Vous  êtes  orfèvre,  monsieur  Jossel  i»  mot  devenu  proverbial,  n'était 
que  la  moitié  de  la  leçon  comique  adressée  aux  donneurs  d'avis;  l'autre  regar- 
dait ((  M.  Guillaume,  qui  vend  des  tapisseries.  »  Ce  qui  donne  une  véritable  im* 
portance  à  cette  spirituelle  bluette,  c'est  la  nouvelle  audace  qu'y  déploya  Molière, 
encore  tout  froissé  de  son  premier  engagement  avec  les  dévots,  contre  d'autres 
ennemis  qu'il  lui  avait  plu  de  se  donner.  Le  Festin  de  Pierre  contenaitdéjà  quel- 
ques moqueries  sur  les  médecins;  mais  ces  moqueries  venaient  de  don  Juan, 
«  impie  en  médecine  »  comme  en  tout  le  reste.  Maintenant,  à  Versailles,  devant 
la  cour,  et  le  roi  prêt  à  rire,  Molière  vient  livrer  à  la  raillerie  la  plus  cruelle,  non 
pas  seulement  la  médecine,  n(m  pas  seulement  les  médecins,  mais  des  hommes 
connus  de  tous,  parfaitement  indiqués  par  l'imitation  burlesque  de  leurs  gesles, 
de  leur  langage,  de  leurs  noois.  Or,  voilà  ce  qu'il  faut  croire,  non  pas  sur  le  dire 
des  commentateurs,  qui  n'y  voient  pas  bien  clair,  mais  sur  le  témoignage  des 
contemporains.  Guy-Patin,  médecin  aussi,  mais  médecin  frondeur,  ne  hantait 
pas  les  théâtres,  il  est  même  fort  douteux  qu'il  ait  jamais  ni  vu  ni  compris  Mo- 
lière; mais  il  connaissiût  apparemment  les  gens  de  son  métier,  et  c'est  lui  qui 
nous  apprend  (  22  septembre  )  qu'on  «  a  joué  à  Versailles  une  oomédie  des  mé- 
decins de  la  cour,  où  ils  ont  été  traités  de  ridicules  devant  le  roi,  qui  en  a  bien 
ri.  On  y  met,  ajouto-t-il ,  en  premier  chef  les  cinq  premiers  médecins,  et,  par- 
dessus le  matohé,  le  sieur  des  Fougerais.  »  Ph»  tard ,  quand  la  pièce  fut  donnée 
au  public,  il  écrit  uncoce  <fl8  septembre)  :  «  On  joue  préserftemeirt  à  rhôtel  de 


LES  DBftnia»  àxmÈm  ds  hoiièrb.  909 

Bourgogne  (au  Palais-Royal)  P Amour  Malade  (I^Ânwm'  Médeeki^\  tout  Paris  y 
Ta  en  foule  pour  voir  représtoter  te  médecins  de  la  cour,  et  principalement 
Esprit  et  Guenaut,  avec  des  masques  faitatoiU  eiprès;.  on  y  a  ajoaté  des  Fouge- 
rais.  »  Guy-Patin  se  trompe  éTidemment  ssr  le  nombre  des  médecins  joués 
comme  sur  le  titre  de  la  pièce  et  le  théâtre  où  on  la  donne,  mais  il  ne  saurait  se 
tromper  sur  la  qualité  des  gens  qu'il  désigne.  I^es  «  dm^  premiers  médecins  » 
sont  en  effet  cinq  personnes  de  cette  profession  ayant  chacun  le  titre  de  «  pre- 
mier médecin  «  dans  les  maisons  des  personnes  royales,  et  il  n'y  en  avait  réelle- 
ment ni  plus  nC  moins,  savoir  :  pour  le  roi ,  Valbt;  pour  la  reine-mère,  Seguin; 
pour  Ta  reine,  Guenaut;  pour  Monsieur,  Esprit,  et  pour  Madame,  Yvelin.  Des 
Foogerais  (IM»fonandrès)  n*étant  pas  de  ce  nopibre  et  figurant  dans  la  pièce,  il 
ai*ensuit  qu'un  dés  cinq  a  été  épargné,  puisqu'il  ne  s'y  trouve  en  effet  que  cinq 
médecins  ridicules.  Après  cela,  que  les  appfications  soient  distribuées  bien  ou 
ma!,  iï  n'en  reste  pas  moins  certain  qu'elles  se  firent  dès-lors,  qu'elles  portaient 
smr  des  hommes  parfaitement  reconnaissables,  qui  avaient  charge  dans  la  famille 
royale  et  répntaition  dans  la  ville;  que  Molière  n'eut  pas  à  les  désavouer  et  qu'il 
ne  fnt  nullement  inquiété  pour  y  avoir  donné  lieu. 

On  a  cherdié  un  motif  puéril  à  cette  violente  déclaration  de  guerre  contre  la 
médecine  et  les  médecins;  nous  croyons  qu'on  serait  plus  près  de  la  vérité  en 
lui  donnant  une  cause  affligeante.  Cet  homme,  qui  se  moquait  si  bien  des  pres- 
criptions et  des  remèdes,  se  sentait  malade.  Avec  une  dose  ordinaire  de  faiblesse, 
il  aurait  demandé  à  tous  les  traitemens  une  guérison  pout-èire  impossible. 
Ferme  et  emporté  comme  il  était,  il  aima  mieux  nier  d'une  manière  absolue  le 
pouvoir  de  la  science,  lui  fermer  tout  accès  auprès  de  lui,  et  employer  ce  qui  lui 
restait  de  santé  à  remplir  aa  vie  selon  son  goût  et  sa  passion.  Il  y  avait  donc 
dansson  fait,  à  l'égard  de  la  médecine,  quelque  chose  de  pareil  à  la  révolte  du 
pécheur  incorrigible  contre  le  ciel,  une  vraie  bravade  d'incrédulité;  mais  il  la 
soalîDi  avec  tant  de  coastaaoe  et  de  bonne  humeur,  il  se  Uvra  lui-même  si  gaie* 
ment  pour  enjea  à  eelte  folie  gageure,  qu'oa  ne  peut  se  défendre  d'une  admi- 
FBlioo  oompaUttante  en  voyant  uneTaiUerie,  qui  naît  du  désespoir,  ne  s'arrêter 
que  par  la  mort.  Son  mal  était  à  la  poitrine,  et  se  révélait  par  une  toux  fré- 
quente, dont  il  savait  tirer,  pour  ses  rôles,  dos  effets  plaisans.  «  La  toux  de  Mo* 
hère»  est  demeurée  loog-tenH»»  oomme  la  claudication  de  Béjart,  une  tradition 
dn  tJbéàtre.  Elle  annonçait  son  entrée  en  scène,  elle  entrecoupait  son  débit  d'une 
façoif  toute  divertissante.  Use  Cûtdire  lui-même  par  Frosine,  dans  l* Avare, 
qn»  i^  fluxion  ne  lai  sied  pas  mal,  et  qu'il  a  bonne  grâce  à  tousser.  Dans  une 
pièce  kostik,  dont  nous  parierons  pkis  tard^  un  des  personnages  s'éerie  en  Tenr^ 


«  Oui,  e'est  hii;  je  le  viens  de  conmdtre  à  sa  toux.  » 

Outre  cette  incommodité  habituelle,  il  lui  survenait  par  intervalles  des  accès  de 
maladie  aigûe  qui  le  tenaient  au  lit  et  mettaient  ses  jours  en  danger.  Le  pre- 
mier dont  nous  ayons  pu  trouver  la  trace  est  de  bien  peu  de  temps  postérieur 
à  V Amour  Médecin.  Nous  le  tenons  de  Charles  Robinet,  qui  avait  pris  la  suc- 
cession de  Loret,  mort  en  1665.  n  écrit  le  21  février  1666  : 

Je  VMS  dôai,  pour  autre  avÉs^ 
.  ,^  Que  MoUère^  k  disu  du  ris 


t04  BBTUI  DIS  DKIJT  M ONBIS. 

Et  lé  seul  TéritaUle  Morne, 

Dont  les  dieux  n'ont  qu'un  vain  fantôme, 

A  si  bien  fait  avec  Gloton 

Que  la  Parque  au  gosier  glouton 

A  permis  que  sur  le  théâtre 

Tout  Paris  encor  Tidolàtre. 

Peu  de  mois  après  cette  résurrection,  le  4  juin  1666,  Molière  donnait  au  pu^ 
blic  le  Misanthrope,  Nous  n'avons  pas.  Dieu  merci ,  à  nous  occuper  de  tous  les 
commentaires  dont  cette  pièce  a  été  le  sujet.  C'est  le  sort  des  chefs-d'œuvre  de 
susciter  parfois  un  blâme  paradoxal,  mais  surtout  de  subir  sans  cesse  le  verbiage 
de  l'enthousiasme  démonstratif.  Ici  nous  cherchons  seulement  à  rétablir  la  vérité 
de  l'histoire.  On  a  déjà  fort  bien,  mais  fort  tard,  réfuté  l'assertion  de  Grimarest, 
qui  découvrit,  en  1705,  que  le  Misanthrope  avait  été  d'abord  froidement  ac- 
cueilli du  public,  lorsque  deux  contemporains,  doux  rivaux,  Donncau  de  Visé  et 
Subligny,  avaient  constaté,  dès  le  lendemain,  le  succès  de  l'œuvre  nouvelle, 
succès  moins  vif  sans  doute,  moins  bruyant,  moins  général,  que  ne  l'eût  été  dans 
tous  les  temps  celui  d'une  farce  excellente,  mais  tel  enfin  que  l'un  (Yisé)  en  fai- 
sait le  texte  d'une  longue  lettre  adressée  à  la  cour,  que  l'autre  (Subligny)  faisait 
dire,  le  47  juin,  à  sa  «  Muse  dauphine  :  i» 

Une  chose  de  fort  grand  cours 
Et  de  beauté  très  singulière 
Est  une  pièce  de  Molière. 
Toute  la  cour  en  dit  du  bien, 
Après  son  Misanthrope^  il  ne  faut  plus  voir  rien  : 
Cest  un  chef-d'œuvre  inimitable. 

Il  est  un  autre  point  sur  lequel  on  s'égare  depuis  quelque  temps  avec  une  sin- 
gulière liberté.  Cest  l'application,  aux  personnages  nommés  dans  l'histoire,  de 
tous  les  traits  que  l'on  rencontre  dans  les  livres.  Cette  manie,  non  pas  de  trou- 
ver, mais  de  fournir  des  «  clés,  »  a  toujours  fait  le  désespoir  des  écrivains  mo- 
raux ou  satiriques,  même  de  leur  vivant,  et  quand  on  savait  où  rencontrer  les 
gens  dont  il  était  question.  Jugez  ce  qu'il  en  doit  être  aujourd'hui  de  ces  dési- 
gnations faites  au  hasard,  sans  nulle  connaissance  du  monde  où  l'on  prétend 
s'introduire,  et  pour  le  seul  plaisir  d'écrire  des  noms  illustres  dans  un  commen- 
taire !  Que  l'on  ait  signalé  de  la  ressemblance  entre  Alceste  et  le  duc  de  Montao- 
sier,  cela  est  incontestable  et  contemporain;  mais  quel  homme  de  cette  époque 
se  serait  avisé  de  reconnaître  dans  Oronte,  dans  ce  faquin  de  qualité  tout  au 
plus,  qui  prétend  que  ce  le  roi  en  use  honnêtement  avec  lui,  »  le  duc  de  Saint- 
Aignan,  mauvais  poète  sans  doute,  comme  tout  grand  seigneur  de  l'Académie 
française,  homme  d'esprit  pourtant  et  du  plus  exquis  savoir-vivre,  le  Mécène 
d'alors,  respecté  de  tous,  tendrement  aimé  du  roi,  comblé  de  ses  plus  hautes 
faveurs,  cité  partout  pour  a  le  modèle  d'un  parfait«courtisan.  »  Dans  ce  temps 
aussi,  qui  aurait  seulement  pensé  que  Cclimène  pût  être  la  duchesse  de  Lon- 
gueville,  la  sœur  de  monsieur  le  prince,  vouée  depuis  treize  ans  aux  pratiques 
de  la  religion  la  plus  austère?  En  songeant  que  de  pareilles  sottises  ont  été  dites 
et  5ont  répétées,  on  se  sent  prêt  à  écouter  plus  patiemment  un  dernier  corn- 


LIS  DUHliUS  ANIIÈBS  DB  XOLDÈRB.  209 

ateor  qui  Teut  que  Molière  ne  soit  pas  allé  'chercher  si  loin  ni  si  haut  ses 
les,  qu'il  les  ait  pris  tout  simplement  dans  sa  maison,  dans  sa  troupe,  dans 
otonrage,  et  qu'avec  les  seules  figures  de  sa  femme,  de  ses  camarades  et 
}  amis,  il  ait  composé  ce  tableau,  où  nous  avions  cru  voir  la  peinture  des 
rs  et  des  vices  de  la  société  la  plus  polie. 

Misanthrope^  quoi  qu'on  en  ait  dit,  fit  son  chemin  tout  seul  sur  le  théâtre 
latdeux  mois,  non  pas  à  la  cour,  car  le  deuil  de  la  reine-mère  (morte  le 
DTier  4666)  avait  suspendu  toute  espèce  de  fête,  mais  au  Palais-Royal.  Ce 
solement  le  6  août  que  Molière  fit  représenter  le  Médecin  ma /gré  luL  Au 
de  novembre,  le  logis  royal  se  rouvrit  pour  la  comédie,  et  il  est  fait  men- 
fane  représentation  du  Misanthrope^  donnée  le  26  chez  Madame.  Molière 
itentôt  à  reprendre  ses  travaux  de  commande  pour  les  plaisirs  du  maître.  Il 
lit  d'abord  au  Ballet  des  Muses^  exécuté  à  Saint-Germain  le  2  décembre,  la 
idie  encore  inachevée  de  Mélicerte;  puis,  pour  une  seconde  représentation 
lème  ballet,  5  janvier  1667,  il  remplaça  ce  fragment  de  pièce  en  vers  par 
pièce  complète  en  prose,  le  Sicilien  ou  P Amour  peintre.  Une  lacune  se 
ra  ensuite  dans  cette  vie  si  occupée,  et  nous  ne  saurions  qu'en  croire,  si  Ro- 
tDe  Tenait  à  notre  aide  en  nous  disant,  à  la  date  du  17  avril  1667  : 

Le  bruit  a  couru  que  Molière 
Se  trouvait  à  l'extrémité 
Et  proche  d'entrer  dans  la  bière; 
Mais  ce  n'est  pas  la  vérité. 
Je  le  connais  comme  moi-même  : 
Son  mal  n'était  qu'un  stratagème 
Pour  jouer  même  aussi  la  Parque  au  trait  fatal* 

oal  néanmoins  était  si  vrai,  qu'il  le  tint  deux  mois  de  plus  éloigné  de  la  scène, 
reparut  le  10  juin  dans  le  Sicilien,  joué  pour  la  première  fois  ce  jour-là  sur 
léàtrc  du  Palais-Royal  :  u  Et  lui,  )>  dit  encore  Robinet  le  11  juin. 

Et  lui ,  tout  rajeuni  du  lait 
De  quelque  autre  infante  d'Inache 
Qui  se  couvre  de  peau  de  vache. 
S'y  remontre  enfin  à  nos  yeux 
Plus  que  jamais  facétieux. 

;  pendant  cette  maladie,  la  seconde  en  moins  de  quinze  mois,  qui  avait  con- 
Bé  Molière  au  repos  et  au  laitage,  la  scène  politique  s'était  agitée.  Après 
lonées  d'un  règne  hautain,  mais  calme  et  sédentaire,  le  roi  Louis  XIV, 
i*afait  encore  eu  de  querelles  qu'au  loin  par  ses  ambassadeurs  et  ses  vais- 
K,  venait  de  faire  tout  à  coup  sonner  la  trompette  et  marcher  des  soldats 
la  frontière  la  plus  prochaine.  Il  s'agissait  d'aller  prendre  ou  conquérir 
irt  d'héritage  qu'on  prétendait  dévolue  à  l'infante  Marie-Thérèse  par  la 
de  Philippe  lY,  c'est-à-dire  les  Pays-Bas.  Quoique  la  succession  fût  ou- 
depuis  plus  d'un  an  (17  septembre  1665),  c'était  à  peine  si,  durant  l'hiver 
>67,  alors  que  se  dansait  à  Saint-Germain  le  Ballet  (*es  Muses^  on  avait  pu 
s  dispesé  pour  la  guerre  ce  jeune  roi  qui  se  divertissait  si  bien.  Ccpendent, 


106  IB7CB  DV  VBVx  ■mmiL 

«près  le  carnayal  de  cette  année,  après  nne  dernière  fête  ée  VersaiEes,  «  qn 
avait  doré  les  trois  jours  gras  et  coûté  des  mîliians  à  tont  le  monde,  »  trois  «»• 
nées  s'étalent  mises  en  mouvement,  dont  Tone  avait  p«ar  chef  le  maréchaldi 
Turenne.  Bientôt  le  roi  loi-mème,  et  à  sa  suite  toute  la  cour,  avait  pris  le  ehe*- 
min  de  la  Flandre.  «  Paris  est  un  désert,  »  écrivait  le  ^  mai  il>^  de  Sévigné. 
Dès  le  16  en  effet,  le  roi  avait  ({mité  Saintr€ermaio  a^ec  sa  femme  et  6a  maî- 
tresse; le  3  juin,  il  entrait  à  Charleroy;  le  35,  il  avait  pris  Toomay;  la  2  jaillel, 
il  était  devant  Douai,  qui  se  rendit  le  6;  le  31 ,  il  prenait  possession  4*0udenavdsv 
et  le  5  août,  il  manquait  Dendermonde.  Ce  jour4à  mè«e,  à  Paris,  sur  le  tfaéâln 
du  Palais-Royal,  Blolière  donnait  au  public  la  comédie  que  depuis^t)!»  aoai 
lui  était  défendu  de  jouer,  faiblement  déguisée  par  le  titre  de  Pimpostemr. 

De  ce  véritable  coup  d*état  nous  n'avons  qu'un  témoin,  et  ee  témoin  n'est  pas 
plus  que  Robinet.  Ce  pauvre  écrivain  adressait  à  Madame  ses  lettres  imprimées; 
il  venait  de  finir  sa  missive  hebdomadaire,  et  Tavaii  datée  du  4  août*  Le  ven- 
dredi 5,  pendant  qu'on  l'imprimait,  il  alla  au  Palais-Royal,  et,  en  sortant  dn 
spectacle,  il  écrivit  à  la  hâte  une  vingtaine  de  vers  détestables,  que  personne  n'a 
lus  parce  qu'ils  sont  en  forme  de  préface,  pour  annoncer  le  nouveau  triomphe 
de  Molière,  triomphe  qui ,  sdon  lui,  devait  durer  «  longtemps.  »  Le  samedi  6, 
un  ordre  du  premier  président  défendit  de  jouer  la  pièce  le  lendemain,  et  le  pru- 
dent Robinet  n'en  parla  plus. 

Cest  là  tout  ce  que  nous  savons  des  contemporains  sur  ce  sujet ,  et  nous  te- 
nons le  reste  de  Molière  lui-même.  Le  roi  étant  à  l'armée,  le  chancelier  avec  le 
conseil  à  Compiègne,  la  police  de  Paris  appartenait  sans  conteste  au  parlement. 
Le  chef  de  cette  compagnie,  qui  savait  comme  tout  le  monde  la  défense  faite  à 
Molière  de  jouer  publiquement  le  Tartufe,  lui  demanda  compte  de  cette  infrac- 
tion au  commandement  qu'il  avait  reçu.  Sur  quoi,  et  c'est  Molière  qui  le  dit, 
«  tout  ce  qu'il  put  faire  pour  se  sauver  lui-même  de  l'éclat  de  cette  tempête,  ce 
fut  de  dire  que  le  roi  avait  eu  la  bonté  de  lui  en  permettre  la  représentation,  et 
qu'il  n'avait  pas  cru  qu'il  fût  besoin  de  demandier  cette  permission  à  d'autres,, 
puisqu'il  n*y  avait  que  le  roi  qui  Peut  défendue.  »  Celait  le  cas  d'en  référer  au  roi, 
qui  pouvait  en  quelques  jours  confirmer  ou  démentir  cette  allégation,  et,  en  at- 
tendant sa  réponse,  de  laisser,  comme  on  dit  an  palais,  «  les  choses  en  l'état.  » 
Cest  ce  qui  fut  fait,  et  rien  de  plus.  Le  dernier  acte  notoire  étant  une  défense  de 
jouer  la  pièce,  la  représentation  en  demeura  suspendue.  Molière  n'eut  pas,  heu- 
reusement pour  lui ,  l'occasion  de  prononcer  le  mot,  d^à  vieux  de  son  temps, 
dont  on  lui  a  fait  honneur,  et  qui  ne  serait  certainement  pas  resté  impuni.  Il  n'y 
eut  pas  de  seconde  représentation  affichée,  pas  de  public  appelé  au  théâtre  et 
renvoyé,  pas  de  tumulte,  pas  de  discours.  Molière  écrivit  un  plaeet  que  deux  de 
ses  compagnons  allèrent  porter  au  roi  devant  LHle.  Il  y  rappelait  avec  chalevr  et 
dignité  la  permission  qu'il  disait  avoir  reçue  du  roi;  il  le  sommait  respectueuse- 
ment de  fmre  observer  sa  parole  par  ceux  qui  tenaient  de  lui  leur  autorité;  il 
semblait  même  vouloir  l'inquiéter  pour  ses  divertissemens  à  venir  :  a  I!  est  très 
assuré,  disait-U,  qu'il  ne  faut  plus  que  je  songe  à  faire  des  eomédiéft,  si  les  tar- 
tnfes  ont  l'avantage.  »  Fenéant  que  ce  message  faisait  sa  route,  une  autre  au- 
torité venait  de  se  prononcer  contre  Touvrage.  L'ancien  précepteur  du  roi,  Par- 
cHevèque  de  Paris,  publiait  {Ai  août)  un  mandement  qui  défendait  «  à  toutes 
personnes  de  voir  représenter,  Tire  ou  entendre  réciter  la  comédie  nouvellement 


LVS  MMOAh»  idOriBB  DB  1H)LIÉRB.  107 

Dominée  Plmposteurj  «dit  pubiâquement,  soit  en  partîeulier,  toiB  <peine  d'ex- 
communication, v  Cette  interdiction  allait,  comme  on  ^t,  beaacoup  plus  loin 
que  celle  dont  le  parlement  voulait  maintenir  Teffet.  fiUe  atteignait  tous  ceux 
qui  s'étaient  mis  jusque-là  hors  an  fwblie,  le  roi  compris.  Cependant  les  comé- 
diens députés  furent  gracieusement  reçus  au  camp  devant  Lille;  ils  en  rapportè- 
rent cette  réponse  :  «  qu'après  son  retour,  le  roi  ferait  examiner  de  nouveau  la 
pièce  et  qu'ils  la  joueraient.  »  Lille  se  Tendit  le  27  août,  le  roi  était  de  retour  à 
Saint-Germain  le  7  septembre,  et  l'on  n'entendit  plus{»ar]er  du  Tartufe. 

Ici  encore  le  silence  absolu  des  contemporains  nous  laisse  ^ns  une  ignorance 
complète  de  ce  qni  put  se  passer  entre  k  comédien  et  le  roi.  il  est  certain  que 
celui-là  avait  parlé  hautetdair,  que  eelui*ci  avait  répondu  obscurément;  il  est 
certain  encore  que  le  roi  recula  une  seconde  fois  devint  les  manifestations  con- 
traires à  sa  Tolonté,  puisqu'il  ne  fit  pas  jouer  alors,  ni  long^^temps  après,  la  pièce 
incriminée;  mais,  malgré  l'éclat  de  cette  affaire  dans  Paris,  malgré  l'intérêt  qu'y 
avaient  pris  deux  puissances  de  l'état,  le  parlement  et  l'archevêque,  malgré  tant 
de  motifs  pour  qu'elle  fût  partout  un  objet  de  curiosité  ou  de  dispute,  il  ne  nous 
est  pas  resté  un  seul  mot  de  cet  événement  et  de  ce  débat.  Les  faits  seuls,  et  des 
ûûts  négatifis,  nous  en  instruisent  quelque  peu.  Après  le  retour  du  roi,  trois 
BUMS  se  passent  sans  qu'on  voie  nulle  part  figurer  Molière.  Au  mois  d'octobre^ 
sa  troupe  est  appelée  à  jouer  devant  le  roi,  et  c'est  un  autre  auteur,  de  Visé, 
tfM  fournit  ponr  cette  occasion  le  divertissement  de  Délie,  Au  commencement 
ée  Bovembre,  la  cour  étant  à  Fontainebleau,  c'est  encore  une  pièce  comique  dn 
nième4le  Visé,  jouée  par  les  mêmes  comédiens,  qui  termine  les  fêtes.  H  ne  pa- 
vfth  pas  qu'on  eût  vu  Molière  davantage  sur  la  scène  du  Palais-Royal,  car  Robinet 
éeiît  le  samedi  34  décembre  : 

Veux-tu,  lecteur,  être  ébaudi? 
Sois  au  Palais-Royal  mardi.   - 
Molière,  que  l'on  idolâtre, 
Y  remonte  sur  son  théâtre. 

Était-ce  une  nouvelle  atteinte  de  sa  maladie  qui  avait  causé  cette  retraite? 
N'était-ce  pas  plutôt  un  fier  ressentiment  de  l'abandon  où  le  roi  l'avait  laissé  à 
Foccasion  du  Tartufe?  Nous  n'en  savons  rien.  Ce  que  nous  voyons,  c'est  que 
Molière  reparut  devant  le  public  le  3  janvier  1668,  que  le  5  du  même  mois  il 
jouait  aux  Tuileries  le  Médecin  malgré  lui,  que  le  13  il  donnait  sur  son  théâ- 
tre Amphitryon,  et  que  le  16  il  représentait  cette  nouvelle  pièce  à  la  cour.  Si, 
comme  nous  sommes  enclin  à  le  penser,  il  y  avait  eu  du  dépit,  du  chagrin,  de 
la  bouderie  dans  cette  éclipse  de  trois  mois,  on  peut  juger  ce  qu'avaient  de  sens 
et  ce  que  durent  produire  d'effet  ces  vers  qui  commencent  presque  la  comédie 
^Amphitryon  et  que  Molière  débitait  lui-même  dans  le  rôle  de  Sosie  : 

Sosie,  à  quelle  servitude 
Tes  jours  sont- ils  assujettis? 
Notre  sort  est  beaucoup  plus  rude 
Chez  les  grands  que  chez  les  petits. 
Ils  veulent  que  ponr  eux  tout  soit  dans  la  nature 
Obli^  de  s'immoler, 


906  UTUB  MB  mxm  mohms. 

Jour  et  nuit,  grêle,  vent,  péril,  chaleur,  froidure. 
Dès  qu'ils  parlent,  il  faut  voler. 

Vingt  ans  d*assidu  service 

N'en  obtiennent  rien  pour  nous. 

Le  moindre  petit  caprice 

Nous  attire  leur  courroux. 
Cependant  notre  ame  insensée 
S'acharne  au  vain  honneur  de  demeurer  près  d'eux, 
Et  s'y  veut  contenter  de  la  fausse  pensée 
Qu'ont  tous  les  autres  gens  que  nous  sommes  heureux. 
Vers  la  retraite  en  vain  la  raison  nous  appelle, 
En  vain  notre  dépit  quelquefois  y  consent; 

Leur  vue  a  sur  notre  zèle 

Un  ascendant  trop  puissant. 
Et  la  moindre  faveur  d'un  coup  d'œil  caressant 

Nous  rengage  de  plus  belle. 

Et,  dans  le  fait,  Molière  était  «  rengagé.  »  L'effet  ne  s'en  fit  pas  voir  aussitôt, 
parce  que  le  roi  employa  son  carnaval  à  prendre  la  Franche-Comté;  mais,  quand 
l'été  revint  avec  une  paix  glorieuse  qui  laissait  à  la  France  ses  conquêtes  de 
Flandre,  on  vit  Molière  se  remettre  à  l'œuvre  pour  les  plaisirs  de  la  cour.  Une  fête 
non  moins  brillante  que  celle  de  1664  se  préparait  à  Versailles,  dans  les  nou- 
veaux jardins  créés  par  Louis  XIV.  On  y  avait  réservé  la  place  principale  à  la 
comédie,  et  Molière  était  chargé  de  la  remplir.  Un  théâtre  magnifiquement  dé- 
coré, les  meilleurs  danseurs,  les  plus  belles  voix,  de  nombreux  instrumens  et 
Lulli  furent  mis  à  sa  disposition.  Tout  ce  luxe  royal  (  1 8  juillet  )  servit  comme 
d'entourage  à  sa  personne  et  forma  le  cadre  de  George  Dandin.  H  avait  écrit 
la  pièce  et  il  y  jouait  le  premier  rôle;  les  paroles  chantées  étaient  de  lui,  les 
ballets  se  rapportaient  tant  bien  que  mal  à  l'action  où  il  figurait.  11  n'était  vrai- 
ment pas  croyable  qu'on  eût  refusé  quelque  chose  à  un  homme  qui  se  prodiguait 
ainsi. 

Le  9  septembre  de  la  même  année,  il  donnait  C Avare  sur  le  théâtre  du  Pa- 
lais-Royal. Au  sujet  de  VAvare^  Grimarest  a  fait  quelques  contes  absurdes,  dont 
les  biographes  ont  eu  grand  tort  de  s'embarrasser.  Avec  un  peu  plus  d'attention, 
ils  auraient  vu  que  cet  homme,  qui  entreprenait  une  vie  do  Molière,  n'avait  pas 
même  sous  la  main,  n'avait  pas  même  songé  à  emprunter  un  exemplaire  de  ses 
œuvres,  qu'il  ne  connaissait  pas  seulement  l'ordre  dans  lequel  ses  comédies 
avaient  été  représentées.  Nous  l'avons  vu  faire  jouer  les  Précieuses  pour  la  pre- 
mière fois  en  province.  Il  ne  sait  pas  que  les  Fâcheux  ont  été  représentés  à 
Vaux;  c'est  à  peine  s'il  a  entendu  parler,  et  encore  bien  tard,  quand  sa  besogne 
est  presque  finie,  des  trois  premiers  actes  du  Tartufe  donnés  à  Versailles;  il  y 
fait  paraître  comme  ouvrage  nouveau  le  Mariage  forcé;  il  fait  venir /eFeÀ7t/<  de 
Pierre  avant  qu'il  soit  question  du  Tartufe;  par  compensation,  le  Tartufe  pré- 
cède/e  Misanthrope  sur  le  théâtre  public,  et  la  permission  d'en  continuer  les 
représentations  arrive  directement  du  camp  devant  Ulle.  C'est  sur  la  foi  d'un 
écrivain  si  exact  qu'on  a  dit  qu'un  premier  essai  de  V Avare  avait  mal  réussi, 
et  qu'après  un  intervalle  plus  ou  moins  long,  Molière  s'était  décidé  à  le  reprendre. 


LES  DBENIÈRBS  AlflfÉIS  DB  MOLIËRE.  209 

Le  fait  est  que  jamais  V Avare  n'avait  été  ?a  de  personne  avant  le  9  septembre 
1668,  et  qu'il  eut  alors  un  succès  fort  satisfaisant.  Si  nous  avions  à  examiner  la 
pièce,  nous  montrerions  aisément  pourquoi  Pexécution  la  plus  parfaite  n'a  jamais 
pu  parvenir  à  en  faire  un  spectacle  agréable,  quelque  admiration  du  reste  qu'elle 
ait  toujours  excitée.  Ce  qu'il  nous  appartient  de  dire,  c'est  qu'elle  fut  goûtée 
et  suivie;  qu'en  deux  mois,  elle  fit  partie  deux  fois  des  divertissemens  de  la  cour, 
le  16  septembre  chez  Monsieur,  le  5  novembre  chez  le  roi,  ce  qui  prouve  à  la 
fois  l'empressement  et  la  durée  de  l'approbation. 

En  ce  même  temps,  la  troupe  de  Molière  fut  appelée  chez  le  prince  de  Gondé, 
à  Chantilly,  où  Monsieur  et  Madame  étaient  allés  se  divertir,  et  voici  comme  en 
parie  Robinet  : 

(Là)  le  grand  Condé  leur  fit  chère. 
Je  vous  assure,  tout  entière, 
Et  Molière  y  montra  son  nez  : 
Cen  est,  je  pense,  dire  assez. 

Au  moins  n'était-ce  pas  en  dire  trop,  et  il  serait  difficile,  si  l'on  ne  le  savait 
d'ailleurs,  de  soupçonner  ce  que  cachait  cette  prudente  réticence.  La  pièce  où 
Molière  «  avait  montré  son  nez  »  à  Chantilly,  ce  n'était  pas  la  comédie  toute 
neuve  de  r Avare.  Cétait  le  Tartufe,  dont  le  prince  de  Condé  avait  voulu  réga- 
ler ses  hôtes,  sans  doute  parce  que,  hors  du  diocèse  de  Paris,  on  se  croyait  à 
Fabri  de  l'excommunication.  Molière  se  tenait  donc  toujours  prêt  à  le  faire  repa- 
raître sur  la  scène;  mais  ce  qu'il  désirait  surtout,  ce  qu'il  devait  sans  cesse  de- 
mander, c'était  de  pouvoir  l'exposer  librement  au  grand  jour  de  son  théâtre, 
devant  la  foule,  sans  mystère  et  sans  choix  de  spectateurs,  chacun  y  venant  pour 
son  argent,  depuis  «(  quinze  sols  »  jusqu'au  «  demi-louis  d'or.  »  Il  l'obtint  enfin. 
Le  mardi  5  février  1669,  la  troupe  du  roi  annonça  le  matin  et  joua  le  soir  le 
Tartufe  ou  V Imposteur. 

Personne  encore  n'ayant  pris  soin  de  chercher  et  de  nous  dire  ce  qui  avait  pu 
déterminer  cette  tolérance  tardive  et  subite  pour  l'œuvre  long-temps  prohibée,  il 
nous  a  fallu  jeter  un  regard  dans  les  faits  de  l'histoire,  et  nous  y  avons  trouvé 
une  explication  fort  plausible.  Le  long  débat  qui  avait  divisé  Téglise  de  France 
et  mis  aux  prises  une  partie  du  clergé  avec  l'autorité  pontificale  venait  d'être 
enfin  terminé  par  un  accommodement  que  Ton  voulait  croire  durable.  Le  bref 
préliminaire  à  cette  fin  était  parti  de  Rome  le  29  septembre  1668;  l'arrêt  du  con- 
seil qui  en  était  la  suite  avait  été  rendu  le  26  octobre;  le  docteur  Arnauld  avait 
£ait  sa  soumission  le  4  décembre,  et  le  bref  définitif  de  réconciliation,  daté  du 
19  janvier  1669,  était  arrivé  vers  la  fin  du  mois.  Dans  les  premiers  jours  de  fé- 
vrier, tout  était  joie,  espérance,  bonne  amitié,  concorde,  oubli  des  injures,  r^ 
paration  des  torts;  il  ne  restait  plus  qu'à  réintégrer  les  religieuses  de  Port-Royal, 
ce  qui  eut  lieu  le  17.  Molière  profita  du  moment  où  tout  le  monde  s'embrassait 
pour  mettre  aussi  son  Tartufe  en  liberté,  comme  tacitement  compris  dans  la 
paix  de  Clément  IX. 

On  peut  dire  qu'il  avait  atteint  en  ce  moment  le  but  de  toute  sa  vie.  Vingt 
jours  après  la  représentation  publique  et  permise  du  Tartvfe,  il  perdit  son  père, 
qui  avait  fini  par  être  vieux,  et  il  devint  titulaire  de  la  charge  dont  il  avait  re- 
couvré la  survivance.  Peut^re  avait-il  commencé  à  en  faire  le  service  du  vivant 


de  âonipëre;  ce  qui  est  certain,  d'après  Lagrange  et  Yinot,  c'est  que,  depviaipfil 
j  fut  entré,  il  «  Texerça  dans  son  quartier  josqu'à  sa  mort.  »  Cependavtie  Tmt^ 
tmfe  continuait  à  se  jouer  sans  interruption  et  avec  beaucoup  d'appiaudimmena. 
«  n  n'y  a  plus  ici,  écrivait  Guy-Patin  te  29  mars,  que  les  comédiens  qm  gagnent 
de  l'argent  avec  te  Tartufe  de  Motière;  grand  monde  y  va  souvent,  o  La  pièce 
parut  imprimée  te  22  mars,  avec  un  privilège  daté  du  15,  et  se  vendit  chez  te  li« 
braire  Bibou,  au  pria  énorme  d'un  éeu  et  au  profit  de  Tautenr.  EUe  était  pré* 
cédée  d'une  préface  en  même  temps  sévère  et  moqueuse.  Les  trois  plaoeCs  relati&é 
cette  pièce,  et  qu'on  a  en  fort  raison  d'y  joindre,  ne  l'accompagnaient  pas  encore. 
Le  premier  est  certainement  de  1664,  antérieur  au  Festin  de  Pierre;  le  aecoad 
est  celui  que  La  Thorilliëre  et  Lagrange  avaient  porté,  en  1667,  au  camp  devant 
Lille;  te  troisième  est  du  jour  où  le  Tartufe  eut  permission  de  paraître,  et  l'en- 
jouement familier  qu'on  y  trouve  montre  en  même  temps  ce  que  Molière  sentait 
alors  de  bonheur,  ce  que  le  roi  lui  accordait  toujours  de  liberté.  Le  bienfait  do 
5  février  ne  tarda  pas  à  être  payé  en  plaisirs.  Au  mois  d'août,  dans  une  seule 
soirée,  Molière  jouait  à  Versailles  C Avare  et  le  Tartufe.  Six  semaines  plus  tard, 
à  Chambord  (6  octobre),  il  donnait,  avec  tous  les  omemens  de  la  musique  et 
de  la  danse.  Monsieur  de  Pourceangnac,  et  cette  pièce,  réduite  aux  seules  res- 
sources de  sa  franche  gateté,  était  venue,  le  15  novembre,  amnser  le  pubtie  dii 
Palais-Royal. 

Molière  en  était  là  de  son  triomphe,  quand  un  libelle  vi^nt,  élaboré  dans  fai 
forme  d'une  comédie  en  cinq  actes  et  en  vers,  fut  publié  contre  lui,  te  4  janvier 
1670,  avec  un  privilège  daté  du  1*' décembre  1669.  En  lisant  à  pUisieurr  re- 
prises cette  œuvre  d'envie  et  de  colère  qui  s'intitule  Élomire  hypoeondre^  û 
nous  a  été  impouible  de  trouver  au  juste  de  quelle  rancune  eUe  prooédait  Quoi* 
qu'elle  eût  pour  second  titre  les  Médecins  vengés,  la  médecine  n'y  était  nulte 
part  assez  honorée  pour  qu'on  pût  l'attribuer  à  un  homme  de  cette  profeanon. 
L'indignation  des  dévots  ne  s'y  montrait  pas  davantage.  Le  nom  de  l'auDeor, 
imprUné  en  toutes  lettres,  «  Monsieur  le  Boulanger  de  Chalussay,  »  n'éclaircit 
nullement  te  question,  car  celui  qui  le  porUûi,  et  te  privilège  prouve  qu'il  à 
existé,  est  demeuré  parfaitement  inconnu.  Quoi  qu'il  en  soit,  toute  la  pièce  étail 
remplie  de  la  personne  d'Èlomire  ou  Molière,  aussi  laide,  aussi  odieuse,.  auM 
risibte  qu'on  avait  pu  la  faire.  On  l'y  voyait  dans  son  ménage,  maussade,  brutal^ 
|idoux  sans  cause,  malade  imaginaire;  dans  sa  troupe,  tyran  insupportable;  aven 
tous,  inquiet,  soupçonneux,  frénétique.  Des  divers  incidens  de  cette  composilioB 
bizarre,  que  nous  n'essaierons  pas  d'analyser,  on  peut  tirer  au  moins  une  véri- 
ld>te  biographie  de  Molière,  comme  ses  ennemis  l'entendaient.  Suivant  eux,  il 
éteit  fils,  non  pas  d'un  juif,  mais  d'un  fripier,  ce  qui  était  quasi  même  chose.  Il 
était  sorti  du  collège  peu  de  temps  avant  1640,  etson  père,  qui  était  riche,  l'avait 
fait  recevoir,  pour  son  argent,  licencié  en  droit  à  Orléans.  Ensuite  il  awi*  éié 
reçu  avocat  et  n'avait  mis  qu'une  fois  les  pieds  au  palais,  aimant  miens  aMev 
étudier  la  bouffonnerie  cbex  les  charlatans.  Les  frères  Béjart,  l'un  bègue,  UanlM 
borgne  et  boiteux ,  l'avaient  tiré  de  ce  vilain  apprentissage  pour  lui  dure  joues 
la  comédie  avec  eux  et  avec  tenr  sœur,  Madeleine,  dont  il  était  devenu  < 
reux,  quoiqu'elle  fût  rousse  et  de  mauvaise  odeur.  La  troupe  avait  maè 
an  Part-SaintrPaul  d'abord,  puis  au  faubouiig  Saint-Germaia,  et  s'était  déddéa 
à  courir  les  provincea,  jonaot  devant  des  spedatenrt  4  cinq  soin  par  personne; 


LES  vmmÊÈms  Âmtm  db  iiouèrb.  tll 

^  4k  «18  et  fdnfl  de  O0tte  vie,  il  était  revean  à  Paris,  où  oo  hii  avait  donné 
kl  aalle  dm  Petli-Bourbon.  Là  il  avait  débuté  par  des  rôles  tragiques  où  il  aiait 
tonjoms  été  sifflé.  Enfin  il  aiait  tiré,  de  son  sac  de  campagne,  son  Étamdif 
pais  9QD  DépU  amoureux;  il  avait  ensuite  fait  SçfonarelUy  et  ses  grimaces 
anient  féjoaî  k  public.  Depuis,  ce  n'avait  été  qu'une  suite  de  succès,  et  il  canp- 
lait  maÎBteAaDt  dix  pièces  qui  faisaient  sa  iortune  ^et  celle  de  ses  comparons, 
La  méchanceté  de  Técrivain ,  qui  rassemblait  sous  un  tel  jour  des  fisits  asset 
esaotemeat  recueillis,  n'avait  pas  omis  ce  qu'on  disait  de  son  maria^  ËlamirB 
(Mie  premier,  scène  BÏ)  se  vante  d'être  plus  qu'un  autre  à  l'abri  des  disgrâces 
pm^ugales  par  le  sain  qu'il  a  pris  de  se  forger  une  femme  «  dès  avant  le  bei> 
eean.  »  Cest  là  aussi  que  se  trouve,  répétée  avec  une  affectation  croelks  dans 
plusienrs  passages,  l'allusion  dont  nous  avons  déjà  parlé  à  celle  toux  funeste 
dont  Molière  était  tourmenté.  Du  reste,  nous  ne  voyons  nulle  part  l'effet  que 
pnt  pioduire,  en  i670,  soit  dans  le  public,  soit  sur  Molière  lui-même,  cette 
odioBse  satire,  dent  la  curiosité  historique  de  noire  temps  s'est  plus  occupée,  oe 
mono  semble,  que  ne  l'avait  fait,  lorsqu'elle  parut,  la  nûdignité  des  contempo* 
ffmins.  L'auteur  prétend ,  il  est  vrai,  dans  la  préface  d'une  seconde  édition  de  sa 
pièee,  datée  de  1672,  que  son  libraire,  gagné  par  Molière,  au  lieu  de  vendre  la 
marchandise  qui  lui  était  confiée,  en  avait  refusé  le  profit,  et  qu'ainsi  le  public 
s'en  était  vu  privé,  œ  qui  aurait  donné  lien  à  un  procès  où  le  juge  ordonna  la 
eonfiscation  des  exemplaires  trouvés  dans  la  boutique.  Si  la  chose  est  ainsi,  elle 
fiût  grand  honneur  à  la  librairie  et  à  la  justice. 

En  tout  cas,  que  Molière  ait  dédaigné  oe  libelle  ou  qu'il  raii  étouffé,  il  est 
certain  que  ce  ne  fut  pas  même  un  événement  de  sa  vie,  et  qu'il  n'en  reçut  au- 
cun irottble.  An  mois  de  février  1^76t,  le  roi  lui  commanda  un  nouveau  divertis- 
sement où  devaient  être  rassemblés  tous  ceux  que  le  «  théâtre  peut  fournir,  y»  et 
prit  la  peine  de  lin  en  indiquer  a  le  si^et.  »  Molière  composa,  sur  cette  donnée, 
nn  pet-pourri  de  comédie,  de  pastorale,  de  pantomime,  de  machines  et  de  bal*- 
lots,  qu'il  appela  /es  jémans  Magnffiqueê.  11  fit  plus,  il  accepta  la  charge  d'une 
besogne  qui  semblait  appartenir  à  Denserade,  et  sur  laquelle  nous  voyons  qu'on 
seaséprend  toujours.  L'occasion  nous  convie  à  Pexpliquer.  Les  ballets  de  cour 
le  composaient  d'entrées,  de  vers  et  de  récits.  Les  etUrées  étaient  muettes;  on 
voyait  s'avancer  sur  le  théâtre  des  personnages  dont  le  poète  avait  disposé  les 
caractères,  les  costumes  et  les  mouvemens,  en  leur  donnant  à  figurer  par  la 
danse  une  espèce  d'action.  Le  programme  ou  livre,  distribué  aux  spectateurs, 
les  mettait  au  ûtit  de  oe  qu'étaient  les  danseurs  et  de  ce  qu'ils  voulaient  expri- 
mer. De  touA  temps,  on  y  avait  joint  quelques  madrigaux  à  la  louange  des  per- 
sonnes qpii  devaient  paraître  dans  les  divers  rôles,  et  c'était  là  oe  qu'on  appelait 
ies  «ers,  qui  ne  se  débitaient  pas  sur  la  scène,  qui  n'entraient  pas  dans  l'action, 
9'on  lisait,  oo  des  yeux  ou  à  voix  basse,  dans  l'assemblée,  sans  que  les  fif»- 
^raas  y  eussent  part,  sinon  pour  «n  avoir  fourni  la  matière.  Les  récUs  enfin 
lélaiei^  des  tirades  débitées  ou  des  couplets  chantés  par  des  personnages  qui  ne 
HUnsaieot  pas,  le  phis  souvent  des  comédiens,  et  se  rapportaient  au  sijget  de 
^^duKine  entrée.  Bensetade,  en  dessinant  les  entrée$  et  en  rimant  les  récUt,  à 
peu  près  comme  on  laisait  avant  Uii,  s'était  avisé  de  donner  un  tour  vraiment 
4)ouvBatt  à  SOS  tiers.  U  y  mêlait,  W9C  esprit  toujours,  souvent  avec  hardiesse,  des 
^aaéts  «Ofimuns  à  la  porsonneet  au  pononnage,  des  rapprochemens  tuitèt  flat- 


SI  2  UVUB  DB  DBDX  KONDB. 

leurs,  tantôt  piqaans,  entre  le  danseur  nommé  au  programme  et  le  rôle  qu^il 
devait  remplir.  Ce  n'était  pas  là  sans  doute  une  œuvre  de  grand  mérite,  mais 
on  doit  reconnaître  qu'il  y  excellait,  et  cela  depuis  vingt  ans ,  variant  avec  ou 
singulier  bonheur  des  plaisanteries  ou  des  douceurs  dont  le  texte  changeait  rare- 
ment. Pour  juger  de  ce  qu'il  savait  faire  en  ce  genre,  il  suffirait  de  voir  com- 
bien de  fois  il  réussit  à  vanter  les  solides  mérites  du  marquis  de  Soyecourt,  ou 
à  excuser  la  laideur  du  marquis  de  Genlis.  Le  dernier  ouvrage  de  cette  espèce 
qu'eut  alors  écrit  Benserade  était  le  Ballet  royal  de  Flore,  dansé  par  le  roi  au 
mois  de  février  166^,  et,  dans  un  rondeau  adressé  aux  dames,  il  avait  annoncé 
quMl  renonçait  à  ce  métier.  Molière  eut  ordre  de  l'y  remplacer,  de  sorte  que, 
dans  le  divertissement  royal  de  1670,  sauf  le  sujet,  qui  venait  du  roi,  tout  ce 
qu'on  voyait,  tout  ce  qu'on  entendait,  tout  ce  qu'on  lisait  était  de  sa  façon.  H 
paraît  certain  que,  comme  tous  ceux  qui  ont  abdiqué,  Benserade  se  montra  ja- 
loux de  son  successeur,  et  fit,  avant  la  représentation,  quelque  moquerie  de  dein 
méchans  vers  destinés  à  être  chantés  dans  la  pastorale.  Molière  s'en  vengea  en 
parodiant,  dans  les  vers  faits  pour  le  roi ,  la  manière  dont  son  prédécesseur 
tournait  la  louange;  mais  il  n'essaya  pas  de  l'imiter  dans  l'épigranime.  Les 
courtisans,  comme  à  l'ordinaire,  rirent  beaucoup  en  voyant  contrefaire  ce  qu'ib 
avaient  coutume  d'applaudir,  et  Benserade  se  trouva  joué  sur  son  propre  ter- 
rain. Cest  là  toute  la  vérité  d'un  petit  fait  raconté  fort  clairement  dans  la  pré- 
face des  œuvres  de  Benserade,  rendu  inintelligible  par  Gnmarest,  et  embelli 
par  un  annotateur  moderne  de  la  présence  d'un  grand  seigneur  (le  duc  de 
Brezé)  mort  en  1646.  —  Pour  achever  ce  qui  regarde  les  Amaiis  Magnifiques^ 
nous  dirons  que  le  roi  y  dansa  deux  fois,  avec  les  attributs  de  Neptune  et  d'A- 
pollon ,  encore  bien  que  Racine  eût  donné  depuis  deux  mois  (13  décembre  1669) 
sa  tragédie  de  Brilannicus, 

'    Une  nouvelle  occasion  de  réjouir  le  roi  se  présenta  huit  mois  plus  tard ,  le 
14  octobre  1670,  à  Ghambord,  et  inspira  plus  heureusement  Molière;  il  y  donna. 
le  Bourgeois  Gentilhomme,  Suivant  un  récit  qui  retrouve  partout,  et  qui  vient 
de  Grimarest,  la  pièce  aurait  médiocrement  diverti  la  cour,  et  le  roi  lui-même, 
par  espièglerie,  aurait  réservé  son  jugement  jusqu'à  la  seconde  représentation^ 
après  laquelle  il  se  serait  déclaré  fort  satisfait.  Nous  ne  voyons  nulle  part,  et  il 
est  contre  tous  les  exemples  en  chose  pareille,  que  le  Bourgeois  Gentilhommr 
ait  été  joué  deux  fois  de  suite  dans  le  même  lieu.  La  cour  en  eut  bien  une  se--^ 
conde  représentation,  mais  à  Saint-Germain,  le  12  ou  13  novembre,  et  le  fZ-^ 
il  parut  sur  le  théâtre  du  Palais-Royal.  Au  carnaval  suivant  (1671),  Molière  fut^ 
chargé  d'inaugurer,  par  une  pièce  du  genre  noble  et  à  grand  spectacle,  la  salle^^ 
des  Machines,  que  le  roi  avait  fait  construire  aux  Tuileries.  11  prit  pour  sujet  la^ 
vieille  fable  de  Psyché,  qui  venait  d'être  rajeunie  par  La  Fontaine  (1659);^ 
mais  la  prose  de  Pourceaugnac  et  du  Bourgeois  Gentilhomme  ne  suffisait  plus^ 
quand  il  fallait  faire  parler  les  dieux.  Le  temps  manquait  à  Molière  pour  mesurer'^ 
et  accorder  tous  les  vers  dont  on  avait  besoin.  11  lui  fallait  un  aide  qui  fût  en  état^ 
de  donner  la  façon  aux  morceaux  qu'il  avait  tout  taillés;  il  prit  pour  cela  le  sexa — ' 
génaire  Pierre  Gorneille,  cet  athlète  vétéran ,  mais  non  invalide,  que  la  défaitet^ 
d'yégésilas  et  à'' Attila  (1666-1667)  n'avait  pas  abattu,  et  auquel  il  avait,  presque^ 
la  veille  (28  novembre  1670),  prêté  son  théâtre  et  ses  acteurs,  dans  la  lutte  en — 
gagée  avec  le  jeune  Racine  sur  le  sujet  de  Bérénice.  La  préface  de  la  pièce  im — 


Lvs  Douiiius  Amkn  db  molièbb.  313 

priméet  après  avoir  indiqué  ce  que  Molière  avait  pu  tennioer  de  son  ouvrage, 
^'oute  naïvement  :  «  M.  Corneille  a  employé  une  quinzaine  au  reste.  »  Quant 
aux  vers  faits  pour  être  chantés,  un  seul  ouvrier,  Quinault ,  y  avait  mis  la  main. 
Ce  qu'il  faut  encore  remarquer,  c'est  que  Molière  acteur  (  il  jouait  Zépfaire)  avait 
eu  le  soin  d'écrire  tout  son  rôle,  et  n'eut  à  réciter  sur  le  théâtre  que  ce  qui 
était  de  lui. 

Peu  de  temps  après  ce  carnaval  (  du  2  au  10  février  1671  ),  qui  finit  tristement 
par  la  retraite  de  M^'*  de  La  Vallière  à  Chaillot,  le  roi  partit  (avril)  pour  aller 
visiter  ses  places  de  Flandre,  et  Molière  n'eut  à  servir  que  le  pnbHc;  il  loi  donna 
(24  mai)  Us  Fourberies  de  Scapin.  Pour  défendre  Molière  du  reproche  que  lui 
adresse  Boileau,  on  a  souvent  allégué  la  nécessité  où  il  était  de  plaire  aux  plos 
humbles  spectateurs  par  des  farces,  et  l'on  a  oublié  que,  sauf  les  Fourberies  de 
Seapin  et  ie  Médecin  malgré  lui,  toutes  ses  pièces  bouffonnes  ont  été  faites  pour 
la  cour,  tandis  que  toutes  ses  comédies  sérieuses  ont  été  offertes  d'abord  au  pu- 
blic, ce  qui  déplace  entièrement  le  blâme  et  l'excuse.  Au  mois  de  décembre  sui- 
vant, la  cour  avait  un  mariage  à  célébrer;  on  lui  avait  amené,  des  bords  du 
Rhin,  cette  princesse  tout  allemande  qui  ne  craignit  pas  d'épouser  l'indigne 
mari  devenu  veuf.  Dieu  sait  comment!  de  l'aimable  Henriette  d'Angleterre.  Le 
roi  voulut  que  Molière  ramassât,  dans  un  divertissement,  les  plus  beaux  endroits 
des  ballets  déjà  représentés,  en  y  ajustant  une  petite  comédie  et  une  pastorale 
qu'il  ferait  exprès.  La  pastorale  s'est  perdue;  les  intermèdes  sont  retournés  aux 
ballets  d'où  ils  avaient  été  pris,  et  il  nous  est  resté  la  comédie  qui  servait  de  lien 
à  toutes  ces  parties,  la  Comiesse  d^Escarbagnas, 

Mais  pendant  que  nous  recueillons  soigneusement  tout  ce  qui  se  rapporte  à 
Jean-Baptiste  Poquelin  de  Molière,  dans  le  temps  où  ce  nom  de  Molière  a  toute 
sa  célébrité,  lorsque  personne  assurément  ne  peut  se  méprendre  sur  la  personne 
qu'il  désigne,  voUà  que  le  hasard  fait  reparaître  à  nos  yeux  l'autre  Molière,  celui 
qui  chantait  et  dansait  en  1656,  quand  son  homonyme,  si  glorieux  maintenant, 
courait  obscurément  la  province.  Nous  recommandons  ceci  aux  savans  hasar^ 
deux  qui  ont  voulu  faire  de  l'auteur  et  du  musicien  un  seul  homme.  Le  7  jan- 
vier 1672,  une  pièce  héroïque  fut  jouée  sur  le  théâtre  du  Marais,  avec  des  ma- 
chines, des  ballets  et  des  airs.  EUe  avait  pour  titre  :  le  Mariage  de  Bacchus  et 
^Ariane.  Les  paroles  étaient  du  sieur  de  Visé,  la  musique  du  sieur  de  Molière, 
et  c'est  ce  que  nous  apprend  le  même  de  Visé,  auteur  dramatique  et  journaliste, 
en  louant  sa  pièce  dans  son  Mercure  galant.  «  Les  chansons  en  ont  paru  fort 
agréables,  et  les  airs  en  sont  faits  par  ce  fameux  M.  de  Molière,  dont  le  mérite 
•est  si  connu  et  qui  a  travaillé  tant  d'années  aux  airs  des  ballets  du  roi.  »  Ainsi, 
de  1656  à  1672,  le  musicien,  autrefois  recherché  à  la  cour,  s'était  vu  décheoir 
an  point  de  ne  plus  trouver  d'emploi  que  sur  un  théâtre  subalterne;  LuUi,  après 
Lambert,  avait  pris  sa  place.  Pour  cette  fois,  nous  ne  pouvons  refuser  un  peu  de 
biographie  à  la  mémoire  de  cet  homme  qui  avait  eu  ses  jours  de  réputation.  Son 
véritable  nom  était  Louis  de  MoUier.  En  1643,  il  était  gentilhomme  servant  ou 
-écnyer  de  la  comtesse  de  Soissons,  mère  du  comte  tué  à  la  Marfée.  A  cette  époque, 
il  se  maria,  et,  deux  ans  après,  il  eut  une  fille  nommée  Marie-Blanche.  La  mort 
de  la  comtesse  de  Soissons  (1644)  l'ayant  obligé  à  prendre  service  ailleurs,  il  usa 
de  ses  talens  pour  se  (aire  connaître  à  la  cour,  où  il  eut  le  titre  de  «  musicien  or- 
dinaire de  la  chambre  da  roi.  »  En  4664,  il  maria  sa  fille  au  sieur  Ytier,  musi- 


cian  comme  loi  et'Sjaiit  même  empM  dmis  la  mM9ea<r»yale.  ilmsanitii  9min 
h  iB  ftvril  4688. 

11  semble  qo'k  œ  mènent  où  il  airait  pleine  libeiié  de  tout  «dire,  faolre  Mf^ 
lîèffe,  celui  qui  ne  faisait  pas  de  musique  et  qui  est  éemewé  «  le  famen,^ 
jeta  an  regaî^  en  arriènre  pour  voir  ai,  parmi  ies  ridicules  qui^taieHl  ému'ai 
bile,  il  ne  s'en  trouTait  pas  qu'il  eût  trop  légèrement  atteints.  Tout  an  eoai» 
mencement  de  sa  cairière,  quand  U  était  bien  peu  sâr  de  lui-même  et  du  public, 
il  avait  tracé  une  ébauche  des  Prédeutet,  U  voulut  reprendre  ce  tiiyet  et  le  trai- 
ter en  grand  avec  tous  ses  accessoires.  Il  y  replaça  ce  personnage  dont  on  «in- 
quiète toujoura  quand  il  est  question  d'un  bel  esprit  en  jupons,  le  mari;  il  y  fit 
-entrer  les  trayers  particuliers  des  gens  de  lettres,  bâtes  ondinaiNS  de  œa  raé- 
iiages;  il  fit  plus,  il  y  adapta  la  réhabilitation  de  Tbomme  de  cour,  ce  qu'il  pou- 
irait  faire  sans  bassesse  après  aToir  tant  de  fois  bafoué  les  marquis,  et,  dans  cette 
^ue,  U  composa  les  Femmes  savantes,  qn^il  donna  au  public  le  41  mars  4671 
On  a  fait  beaucoup  de  contes  absurdes  sur  cetie  pièce;  la  aeule  ciroonstanoe, 
malheureusement  Traie,  qui  soit  à  noter,  c'est  que  le  personnage  de  Trissoia, 
qui  ne  s'appela  jamais  autrement,  désignait,  sans  qu^on  pût  s'y  tromper,  no 
prêtre,  un  .aumônier  du  roi,  un  vieillard,  un  académicien,  Charles  Cotin,  fa»- 
"ieur  du  madrigal  et  du  sonnet  si  plaisamment  commentés  dans  la  deuxième  scène 
du  troisième  acte.  Si  l'action,  comme  nous  le  croyons,  était  mawvaise,  elle  n^ 
prouve  que  davantage  à  quel  degré,  nous  ne  dirons  plus  de  hardiesse,  mais  >4e 
puissance,  Molière  était  parvenu.  Du  reste,  il  est  faux  que  Gotin  soit  mort  de  ee 
coup,  comme  Voltaire  s'est  amusé  à  le  dire;  mais,  Gatin  n'étant  pas  un  homne 
dont  on  se  soit  fort  soucié  de  recueillir  la  vie,  personne  n'a  parié  d'une  ôroon- 
atance  curieuse  qui  se  rattache  aux  Femmes  savantes.  Quand  cette  «oraedie  lit 
représentée,  le  chancelier  Séguier  venait  de  mourir  (28  janvier),  et  laissait  v»- 
«ant  un  titre  que  le  cardinal  de  Richeheu  a^ait  porté  avant  lui,  celui  de  «  pro- 
tecteur de  l'Académie  française.  »  Le  roi  Louis  XIV  ne  dédaigna  pas  de  le  preadie 
pour  lui.  L'Académie  en  avait  reçu  l'avis  et  avait  décidé  qu'elle  se  rendrait  iout 
entière,  conduite  par  l'archevêque  de  Paris,  «hez  le  roi,  pour  le  remercier  4e 
4'hoDneur  que  sa  majesté  voulait  lûen  lui  faire.  Cette  démarche  eut  lieu  peu  de 
jours  après  le  i  i  mars;  un  seul  homme  y  manquait  :  c'était  Charles  Gotia,«cadé* 
,micien  depuis  dix-sept  ans,  et  qui  n'avait  pas  voulu  que  sa  présenee  dans  cell^ 
^compagnie  l'obligeât  à  se  plaindre  de  l'injure  toute  fraîche  qu'il  avait  subie. 

Ce  fut  là  le  dernier  trait  et  aussi  l'acte  suprême  du  pouvoir  exereé  pOT  IMière^- 
sous  l'autorité  du  roi.  Ce  railleur  terrible,  qui  arrachait  le  masque  aux  bypocriles^^ 
qui  poursuivait  sans  pitié  les  médecins  et  qui  décimait  l'Académie,  sentait^rha — 
que  joor  sa  toux  augmenter,  son  mal  empirer,  ses  forces  défaillir.  On  veut  qoe^ 
'dans  oes  derniers  temps  une  réconciliation  a^ec  sa  femme  ait  i^gpravé  ses  i 
ihanees,  et  il  est  certain  qu'il  lui  naquit,  le  45  septembre  4672,  un  filaqui  i 
presque  aussitôt.  Dans  ceUecondition,  il  ne  vit  (rien>de  plus  plaisant  à  pendre  qoi^ 
la  folie  d'un  homme  en  bonne  santé  quise  croiraiimailadeettSonmeAtrait  i 
bien  portant  à  toutes  les  prescriptions  de  la  médecine,  c'astr(à-<lire  la  \ 
partie  exacte  de  son  propre  fait.  C'était  d'ailleurs  à  peu  près  le  rôle  que  lui  avaitf 
trop  faussement  attribué  l'auteur  d'l£/omire  hypecondre^  et  il  allait  niontnr^ 
aux  dépens  des  médecins,  ce  que  pouvait  devenir  dans  ses  -mains  la  noqueiie^ 
impuissante  de  leur  vengeur,  il  s'ienivjsa,  on  peut  le<dae,  de<cette  âdéean  point 


d*en  faire  tout  le  sujet  d*une  comédie  bouffonne  qui  devait,  le  carnaval  prochain, 
«  délasser  le  roi  de  ses  nobles  travaux;  »  car  on  était  au  retour  de  la  première  et 
glorieuse  campagne  en  Hollande.  Personne  ne  nous  apprend  pourquoi  le  àfa- 
Iode  imaginaire^  avec  son  prologue  et  ses  intermèdes  tout  préparés,  ne  fut  pas 
représenté  devant  le  roi.  Peut-être,  et  ce  serait  assez  notfe  goût,  malgré  la  pro- 
digieuse verve  de  gaieté  qui  règne  dans  lout  Touvrage,  trouva-t-on  peu  d'agré- 
ment à  cette  chambre  de  malade,  à  ces  médicamens,  à  ces  coliques,  à  cette  mort 
feinte,  dont  Molière  avait  cru  tirer  un  si  joyeux  parti.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  que 
le  régal  destiné  à  la  cour  fut  servi  au  public,  le  10  février  1673,  le  vendredi  avant 
le  dteanehe  gras,  llottène,  sérituscvient  iflaiade,y  jpuAitle  rôle  da  malade  itna- 
gÎQaà^  et  tes  acteurs  bien  portana  vous  diflonts'it  put  le  fhire  sans  fatigpuet  fie 
soir  de  la  quatrième  représentation  (17  février)  et  la  pièce  achevée,  il  rentra 
chez  lui  dans  un  état  alarmant;  il  y  fut  pris  aussitôt  d'un  accès  violent  de  sa 
toux,  et  mourut  vers  dix  heures  du  soir,  suffoqué  par  le  sang  qui  s'échappait  de 
sa  poitrine  déchirée. 

On  sait  trop  bien  ce  qui  suivit.  Le  curé  de  Saint-Eustache  refusa  de  recevoir 
et  de  laisser  enterrer,  comme  on  le  demandait,  dans  son  église,  les  restes  du 
comédien  frappé  de  mort  au  sortir  de  la  scène.  Ce  scrupule  pouvait  être  sincère, 
car  le  cas  était  probablement  inouï.  Le  temps  avait  manqué  pour  que  le  mourant 
pût  murmurer  ces  quelques  mots  de  tardif  repentir  dont  on  se  contentait  tou- 
jours. (Tétait  au  supérieur  ecclésiastique  de  lever  Tobstacle,  et,  pour  rassurer  sa 
conscience,  on  lui  afQrmait  que  Molière  avait  reçu  le  saint-sacrement  l'année 
précédente,  au  temps  de  Pâques.  L'archevêque  de  Paris,  non  pas  celui  qui  avait 
excommunié  les  auditeurs  du  Tartufe,  mais  son  successeur,  prélat  plus  que  mon- 
dain, ne  prit  pas  moins  de  trois  jours  pour  en  délibérer,  et  accorda  enfin  la  per- 
mission d'inhumer,  aussi  restreinte,  aussi  flétrissante  qu'elle  pouvait  être.  Pour 
que  chacun  ait  sa  part,  il  faut  dire  aussi  que,  le  soir  du  21  février,  quand  le 
corps,  toujpurs  repoussé  de  l'église,  allait  sortir  de  la  maison  mortuaire^  pré- 
cédé de  deux  prêtres  muets,  et  s'acheminer  sans  prières  tout  droit  au  cimetière 
Saint-Joseph,  un  rassemblement  populaire,  formé  dans  la  rue,  voulut  protester 
contre  ce  restant  d^honneurs  rendus  à  l'homme  de  génie  sorti  des  rangs  du 
peuple,  et  ne  put  être  apaisé  que  par  des  aumônes.  Tout  le  monde  connaît  les 
vers  toucbans  de  nôtre  grand  satirique  au  sujet  de  cette  mort,  et  sur  lesquels  il 
loos  semble  toujours  qu'une  larme  a  dû  tomber,  une  larme  de  Boileau  f  Un 
autre  contemporain,  le  comte  deBttny^IU^tlii,  ITionime  du  jugement  le  plus 
ilr  pour  tout  œ  qui  n'était  pas  lui,  éorivsit,  le  24  février  .4673,  au  père  Rafriii, 
jéflyite  :  «  Voilà  Molière  mort  en  un  moment;  j'en  euis  fâché.  De  nos  joura,  nous 
■e  verrons  persosne  prendre  sa  place,  et  peut-être  le  siècle  suivant  n'en  verra- 
trilpas  uA  de  sa^façon.  »  Deux  siècles  bieniôlsont  passés,  et  nous  attendons  aa- 
core. 

A.  Bazu. 


UN 


HUMORISTE  ESPAGNOL. 


LARRA. 

Okrai  complétât  de  Figaro.  —  Madrid,  4  toI. 


De  quoi  se  compose  l'âme  d'un  humoriste?  quels  sont  les  élémens 
qui  entrent  dans  cette  nature  vagabonde,  inquiète  et  vibrante  à  tous  les 
souffles?  Le  mot  seul  l'indiquerait  mieux  peut-être  qu'aucune  défini- 
tion. Ce  mot  aimable  et  nouveau  d'humoriste  ne  laisse-t-il  pas  entrevmr 
ce  mélange  de  sensibilité  et  d'ironie,  de  grâce  et  de  sagacité  impitoya- 
ble,  de  frivolité  et  de  profondeur,  de  délicatesse  et  de  force,  qui  con- 
stitue un  des  caractères  les  plus  étranges  et  les  plus  difficiles  à  expli- 
quer? Ce  qu'on  nomme  Vhunumr  n'est  autre  chose,  à  vrai  dire,  que 
l'ensemble  de  ces  qualités,  qui  semblent  s'exclure  au  premier  abord  et 
qui  se  retrouvent  cependant  unies  chez  quelques  privilégiés  dont  Tori- 
ginalité  consiste  à  se  montrer  tels  qu'ils  sont,  dans  leur  bizarre  diver- 
sité. C'est  la  saillie  franche  et  vive  d'un  esprit  doué  de  la  plus  exquise 
aptitude  à  tout  sentir,  à  tout  comprendre  et  à  tout  exprimer;  c'est  le 
mouvement  libre,  irrégulier  et  hardi  d'une  pensée  toujours  en  éveil  qui 
aime  ces  pièges  redoutés  des  rhéteurs,  les  digressions,  et  s'y  aban- 
donne avec  grâce,  lorsque  par  hasard  elle  rencontre  quelque  mystère 
du  cœur  à  éclaircir,  quelque  contradiction  de  notre  nature  à  mettre 
à  nu,  quelque  vérité  bafouée  à  exalter;  —  d'une  pensée  que  Finconna 


VN  HUHORISXE  SaPAGNOL.  947 

attire  par  un  magnétisme  secret,  et  qui,  sons  une  apparence  dégagée 
et  légère,  se  plaît  à  pénétrer  jusqu'aux  plus  obscurs  détours  du  monde 
moraly  faisant  jouer  sous  ses  pas  mille  reflets  imprévus  d'observation, 
donnant  à  tout  ce  qu'elle  invente,  à  tout  ce  qu*elle  reproduit,  la  couleur 
du  caprice,  créant  par  la  puissance  de  la  fantaisie  une  image  mobile  de 
la  réalité  plus  mobile  encore.  Qu'on  «suive  dans  son  voyage  cette  pensée: 
vagabonde.  On  la  voit  un  instant  gaie,  souriante,  moqueuse;  la  raillerie^ 
semble  son  domaine,  tant  elle  s'y  trouve  a  l'aise  !  Ne  croyez  qu'à  demi 
cependant  à  cette  gaieté;  elle  n'a  qu'un  éclair;  le  rire  cache  les  larmes; 
la  mélancolie  suit  1  élan  joyeux.  C'est  qi^e^  l'esprit  ne  conserve  pas  sa 
sérénité  lorsqu'il  se  laisse  aller  à  contempler  les  choses  sous  ce  voile 
factice  qui  les  couvre  le  plus  souvent  et  qui  n'en  impose  qu'aux  yeux 
vulgaires.  Celui-là  ne  peut  se  livrera  un  perpétuel  sourire  qui  prend 
pour  cruel  passe-temps  de  remuer  toutes  les  flbres  humaines,  ou  du 
moins  son  sourire  a  un  caractère  particulier*  L'irœMe  se  revêt  alors 
d'une  teinte  sérieuse  ou  attendrie,  et  que  faut-il  pour  déterminer  ce 
brusque  changement?  Peu  de  chose  en  vérité,  un  de  ces  riens  imper- 
ceptibles pour  la  gravité  prétentieuse.  Un  oiseau  enfermé  dans  une 
cage  amènera  des  pages  frémissantes  sur  l'esclavage  et  la  liberté;  un 
incident  trivial  de  la  rue  fera  éclater  le  sentiment  brûlant  des  douleurs 
sociales;  le  nuage  qui  passe  provoquera  un  triste  et  doux  appel  aux  i^us 
intimes,  aux  plus  touchans  souvepirs;  le  cerceau  d'un  enfant  qui  joue 
sera  un  sufflsant  prétexte  pour  soulever  le  problème  de  la  destinée;  on 
croira  entendre  un  philosophe  éloquent  ou  un  poète  lyrique  inspiré» 
Attendez  un  moment  encore  :  ce  capricieux  génie,  qui  vient  de  vous 
soumettre  au  joug  d'une  invincible  émotion,  a  déjà  retrouvé  son 
ironie  facile,  son  inépuisable  enjouement,  sa  force  supérieure  de  sar- 
casme. Cette  rapidité  d'impressions,  ces  contrastes  toujours  nouveaux 
sont  le  secret  de  l'humoriste,  qui  ne  fait  que  suivrei  son  propre  penchant; 
doué  du  merveilleux  pouvoir  d'embrasser  les  deux  côtés  de  la  vie,  de 
se  partager  entre  la  gaieté  et  les  larmes,  il  va  d'un  objet  à  l'autre,  plus 
logique  qu'on  ne  pourrait  le  penser  dans  sa  course  fantasque,  et  répan- 
dant sans  lassitude  la  fécondité  variée  de  son  observation. 

Sous  ce  drapeau  de  la  fantaisie  humoristique,  qui  est  la  forme  la  plus 
animée  et  la  plus  vivante  de  la  satire,  vient  se  ranger  toute  une  fa- 
niille  d'écrivains,  —  les  Swift,  les  Sterne,  les  Quevedo,  les  Gozzi,— 
dont  le  caractère  tranche  singuUèrement  avec  celui  de  cette  autre  race 
de  satiriques  plus  sobres,  —  les  Boileau,  les  Pope,  les  Argensola,  poètes 
laborieux  et  prudens,  qui  s'occupent  surtout  de  régler  leur  marche,  se 
refusent  aux  accidens  de  la  pensée,  aux  entrainemens  imprévus  de  l'in- 
spiration, aux  hasards  de  l'image,  et  pour  lesquels,  selon  l'expression 
de  l'un  d'eux,  a  la  lime  est  le  plus  noble  instrument.  »  Dans  les  œuvres 
de  ceux-ci  brille  la  beauté  extérieure,  le  génie  de  l'ordre;  les  œuvres 
TOMB  nu  i^ 


Sft  MffW  iMB  VtaSt  VOfVDBS. 

des  antres  ont  poor  éltes  rmfime  saveur,  le  génie  de  la  rariété,  toutes 
les  bonnes  fortunes  d'une  verre  ardente  et  périlleuse.  Le  passé  le  phis 
lointaîH  tui-Riéme  a  plus  d'un  écrivain  de  ce  genre.  Hm^aee,  le  philo- 
sophe pratique,  le  sceptique  comeiller  de  tous  les  figes,  du  jeune  homme 
et  du  vieînard,  n'est-ii  pas  un  humoriste  dans  l'antiquité  latine?  Voyez, 
en  effet,  ce  poète  «  blanchi  avant  le  temps,  jouissant  avec  délices  du 
sideil,  aussi  facile  à  s'enflammer  qu'à  s'apaiser,  d  comme  il  le  dit  lui- 
même;  voyez-le  sur  la  Voie  Sacrée,  poursuivant  je  ne  sais  quelle  chi- 
mère que  nul  n^aperçoit  et  pour  lui  seul  visible,  songeant  peut-être  à 
cette  déNcieuse  et  éternelle  contradiction  de  l'amour  qu'il  sut  si  bien 
surprendre,  et  qaf  1  a  décritie  avec  tant  de  charme  dans  le  donec  çrahu 
eram,  ou  répétant  tout  bas  ce  chant  d'une  douce  mélancoBe  sur  la  fuits 
des  ans  :  «  Hélas I  hélas!  tes  années  rapides  s'en  vont;...  »  ou  bien  en- 
core cherchant  des  traits  pour  peindre  sa  propre  inconstance  et  Fin- 
constance  des  autres  :  n'est-ce  pas  le  mouvement  libre  et  actif  d'une 
pensée  mal  contenue  par  la  sévérité  de  la  discipline  romaine?  Dans 
l'antiquité  grecque  et  à  un  autre  point  de  vue,  l'auteur  des  Oiseaux 
et  des  Guêpes,  dont  la  raillerie  s'assouplit  à  tous  les  tons,  depuis  le 
lyrisme  jusqu'à  la  bouffonnerie  la  phis  grotesque,  est  aussi  un  de 
ces  talens  rares  qui  aiment  à  se  jouer  en  mille  caprices  d'invention, 
sous  lesquels  se  déguise  la  connaissance  de  la  nature  humaine  et  des 
moeurs.  On  y  pourrait  joindre  Lucien ,  dont  ïe  sarcasme  hardi  ac- 
compagne le  convoi  des  dieux  mourans,  et  qui  arrive  parfois,  dans 
quelques  fragmens  tels  que  le'Beuil,  à  trouver  des  accens  presque  élo- 
quens  par  la  vigueur  avec  laquelle  il  évoque  les  tristesses  mensongères. 
Noos  ne  voulons  noter  qu'une  différence  essentielle  entre  ces  écrivains, 
qu'on  peut  regarder  comme  les  humoristJes  d'autrefois,  et  ceux  qui  vien- 
nent plus  tard  dans  rhistoh*e  littéraire  :  c'est  que  plus  la  civilisation  va 
en  avançant,  plus  l'observation  se  fait  subtile,  pénétrante  et  amère; 
plus  la  sensibilité  sTempreint  d'énergie,  plus  le  fonds  de  scepticisme  qui 
s'agite  dans  la  phrpari  de  ces  esprife  devient  douloureux.  Le  plus  grand 
exemple,  celui  que  rien  n'égale,  c'est  Shakespeare,  du  haut  de  son  iro- 
nie dominatrice  jugeant,  par  la  bouche  de  Hamlet,  les  révolutions  de 
la  mort,  pesant  dans  sa  main  les  restes  du  pauvre  Yùriek,  cette  mi- 
sérable poussière  d'un  fou  qui  ne  tient  pas  moins  de  plate  que  celle 
d'Alexandre ,  et  à  laquelle  va  se  mêler  tout  à  l'heure,  pour  dernier 
contraste ,  la  poussière  d'une  jeune  fille ,  d'Ophelia  morte  d'amour. 
Grâce  poétique  et  amertume  superbe,  éclat  et  profondeur,  tout  est  là; 
c'est  le  type  suprême  qui  se  reproduit  avec  mille  nuances  dans  la  fa- 
mille des  humoristes.  L'Espagne  contemporaine,  au  milîeu  d'une  ré« 
novation  intellectuelle  pleine  d'écueils  et  féconde  en  pfties  essais,  a  eu, 
dans  Larra,  un  homme  digne  de  figurer  parmi  ces  penseurs  capricieux 
et  ingénuS;  un  de  ces  satiriqoes  dont  Finspiration  souple  et  ardente  fuit 


«pparenoeB,  tente  tous  les  ba«ard»  d'une  créatîm  neuve,  et  tait  prèler  à 
une  page  sur  Tari,  sur  la  palitîque,  sur  lea  inceuiv,  cet  intérêt  dtaaia- 
iîque  qui  nait  d'un  mélange  naturel  d'émotioa  et  de  raiUarie.  Origina- 
lité singulière  et  ImpréYue,  la  seule  Yéeitat>le  peutr^trequi  se  soit  bdt 
jour  à  travers  ce  nuage  d'imitationa  an>oi|oeié  depuis  un  aèole  et  demi 
sur  la  Péninsulel 

Toutes  les  littératwesont  ainsi  leurs  éeiivatais  dent  les  œoyres  sont 
marquées  à  divers  degnés  du  sceau  de  cette  Isntaisie  indépeadante*  Le 
Midi,  on  le  voit,  a  ses  humoristes  ceinnie  le  iNord ,  et  il  n'y  aurait  pas 
de  plus  séduisante  étude  que  de  recbercber,  de  montrer  ce  génie  du 
caprice  humain,  dans  la  variété  infinie  de  ses  aspects,  de  ses  nuances 
fugitives^  de  ses  formes  qui  changent  selon  le  temps  et  le  lieu,  de 
suivre  ses  traces,  qu'un  regard  délicat  peut  seul  distinguer,  dans  char 
que  époque  et  dans  chaque  pays,  en  Allemagne,  en  Angl^rre  ou  ta 
Italie,  en  France  même,  où  la  rectitude  de  l'esprit  national  n'empâche 
pas  parfois  les  échappées  inatlendueB  et  fécondes,  et  en  ^pagne,  où  le 
contemporain  Larra  n'a  fait  (pie  renouer  une  tradition  interrompue, 
recueilûr  un  héritage  resté  vacant  depw  Cervantes,  ûnevedo  et  ces 
auteurs  moins  oonnus  qui  ont  animé  d'une  verve  ingénieuse  et  Uture 
la  série  entière  des  romans  picaresques.  La  f^taisie  humoristique,  en 
£ffet,  se  retrouve  aussi  dans  le  paœé,  au-delà  des  Pyrénées,  et  appar 
ralt  sous  un  jour  qui  lui  est  propre.  Elle  n'a  point  cette  curiosité  ana^ 
lytique  développée  ailleurs  par  l'influence  protestante;  die  ne  se  perd 
pas  dans  la  métaphysique  de  l'esprit  et  du  cœur  où  l'inspiration  auda- 
cieuse de  Jean-Paul  aime  à  s'égarer;  elle  ne  va  pas  se  plonger  dans  les 
rêveries  mystérieuses  et  surnaturelles  d'Hoffmann  pas  plus  qu'elle  ne 
se  cache  sous  la  mythologie  féerique  et  enlantine  de  Gozei.  Sa  qualité 
essentielle,  c'est  un  chaud  et  puissant  instinct  de  la  vie  pratique,  de 
toutes  ses  conditiona,  de  tons,  ses  contrastes.  Mélange  d'imagination  et 
de  raison  positive,  de  passion  et  de  bon  sens  naïf ,  elleciceUe  à  peindre 
la  réalité,  à  la  faire  étinceler,  suivant  une  expression  de  Qe  Msistre. 
Aussi  ses  fictions  les  plus  t&ardies,  celles-là  xoêwe  que  colore  une  teinte 
de  merveilleux,  ont-elles  un  cachet  inimitable  d'observation  tout  en^ 
semble  lumineuse  et  exacte.  Ses  inventions  les  plus  étranges  ont  quel- 
que chose  de  vivant  et  de  fortement  accusé  qui  rappelle  l'art  énergique 
de  quelques  maîtres  de  la  peinture  espagnole,  Ce  qu'il  y  a  de  capricieuse 
humeur,  c'est  dans  le  mouvement  rapide  des  scènes  qu'il  faut  le  cher^ 
cher,  dans  la  -succession  variée  et  dramatique  des  tableaux,  dans  la 
manière  de  combiner  les  élémens  réels»  de  personnifier,  en  les  faisant 
agir,  les  passions,  les  vices,  les  ridieules^  qui.passent  sous  yes  yeux  dans 
l'éclat  de  leur  misère  et  de  leur  orgueil. 

Supposez  cesquaUtés  poussées  an  degré  le  plus  éminent;  vous  aurea 


'920  msnm  dis  dbux  iionDig. 

pour  résultat  don  Qmckoiie,  œuvre  unique,  épopée  humaine  qui  marque 
la  maturité  de  l'ironie  en  Espagne,  au  moment  où  le  génie  liationri 
descend  de  sa  sphère  d'idéalisme  chetaleresqne  pour  se  rattacher  à  là 
terre.  Tel  est  aussi,  dans  un  rang  inférieur,  le  caractère  de  toute  la  lit- 
térature picaresque,  cette  suite  d'études  satiriques  de  mœurs,  iliade 
populaire  et  charmante  de  tous  les  Vagabondages,  de  toutes  les  pau- 
vretés insouciantes,  de  toutes  les  industries  hasardeuses  :  Lazcaritle  de 
Tormês,  Guzman  de  Alfarache,  le  gran  TacaM,  les  nouvelles  de  Cer- 
vantes, Binconette  et  Cortadillo,  la  Gitanilla  de  Madrid  »  et  jusqu'à  ce 
dialogue  si  fin  et  si  spirituellement  moqueur  entre  les  chiens  Ctpton  et 
Bergan%a.lwï%  ces  écrits,  trop  peu  lus,  trop  jugés  sur  parole,  si  sub- 
stantiels dans  leur  frivolité,  sont  les  divers  épisodes  de  cette  iliade  hu^ 
moristique  qui  a  une  singulière  unité,  quoiqu'elle  soit  Tœuvre  de  bien 
des  auteurs,  et  où  on  aurait  tort  de  ne  voir  qu'une  amusante  et  pea 
scrupuleuse  apologie  des  héros  des  présides.  C'est,  au  contraire,  un 
cadre  mouvant  et  libre  où  toutes  les  physionomies  sociales  peuveirt 
trouver  place,  depuis  le  bohémien  errant  sans  foyer  et  sans  lois,  qui  ne 
cherche  sa  règle  que  dans  la  nature  et  se  contente  du  ciel  pour  abrr, 
jusqu'au  gentilhomme  fier  et  nécessiteux,  depuis  le  moine  sensuel  et 
ignorant  jusqu'au  juge  cupide  et  vénal.  N'est-ce  point  le  vaste  ensemble 
d'une  société  tout  entière  qui  se  révèle  au  regard  étonné  de  l'étudiant 
don  Cléofas  dans  k  Diable  boiteux?  Un  souffle  inépuisable  de  gaieté  fo- 
cile  et  d'enjouement  railleur  circule  dans  ces  créations  picaresques.  H 
né  faut  pas  croire,  du  reste,  que  cette  ironie  recule,  par  momens,  de- 
vant les  questions  les  plus  vives,  les  plus  sérieuses.  Uu'on  relise  atten^ 
tivement  celte  page  forte  et  touchante  de  Guxman  de  Alfarache  sur  le 
riche  et  le  pauvre,  qui  commence  ainsi  :  a  Le  pauvre  est  comme  une 
monnaie  qui  n'a  point  cours....  »  et  continue  sur  un  ton  d'amertume 
résignée  :  «....  S'il  veut  parler,  on  ne  l'éconte  pas;  celui  qui  le  ren- 
contre le  fuit;  s'il  donne  un  conseil ,  il  excite  les  murmures;  s'il  fait  des 
miracles,  c'est  un  sorcier;  sa  vertu  est  hypocrisie,  son  moindre  péché 
est  un  blasphème;  sa  pensée  est  châtiée  comme  un  crime;  de  justice,  il 
n'en  est  point  pour  lui,  et  il  faut  qu'il  en  appelle  à  l'autre  vie  des  injures 
qu'il  reçoit.  Ses  besoins,  il  n'est  personne  qui  songe  à  y  pourvoir.  Qui 
le  console  dans  ses  épreuves?  qui  lui  fait  compagnie  dans  sa  solitude? 
Nul  ne  vient  à  son  aide;  chacun  lui  fait  obstacle  au  contraire...  Com- 
bien il  en  est  autrement  du  riche!...  »  Ne  sent-on  pas  comme  une  se- 
crète éloquence  qui  fermente  intérieurement  et  vient  animer  par  in- 
tervalles cette  surface  légère  sous  laquelle  elle  se  cache?  Bien  peu  de 
détails  personnels  sont  restés  sur  Mateo  Âleman ,  l'auteur  de  Guzman 
de  Alfarache,  comme  sur  la  plupart  de  ceux  qui  ont  créé  avec  lui  le 
genre  picaresque.  Un  biographe  dit  seulement  que  le  désir  d'écrire  son 
ingénieuse  histoire  l'emporta  chez  Aleman  sur  la  convenance  des  him- 


UN  HUMOftlOTB  ISPA61I0L.  221 

néies  fonctions  qu'il  occupait  et  où  ses  goûts  avaient  cruellenient  à  souf- 
tm.  C'est  un  trait  jeté  au  hasard  qu'il  faut  saisir,  un  pli  du  caractère  de 
rhomme  qu'on  ne  doit  point  laisser  passer  inaperçu  en  Espagne,  où 
les  révélations  individuelles  sont  rares.  On  peut  voir,  là  comme  ail- 
leurs, si  nous  ne  nous  trompons,  la  fantaisie  ironique  prenant  sa  source 
dans  un  instinct  naturel  d'indépendance  que  les  obstacles  ne  font  que 
rendre  plus  saillant,  et  qui  communique  à  l'esprit  son  ardeur  mobile. 
Au  milieu  de  ces  écrivains  qui  ressemblent  un  peu  à  de  Foê  par  la 
popularité  de  leurs  œuvres  et  l'obscurité  de  leur  vie  et  de  leur  nom, 
Quevedo  suffirait  seul  à  représenter  Yhumour  en  Espagne.  Jeté  dans 
la  vie  la  plus  semée  d'accidens  avec  le  génie  le  plus  prodigieusement 
actif,  le  plus  pénétrant  et  le  plus  fécond  en  ressources,  poète  lyrique, 
auteur  de  livresd'histoire,  de  politique,  d'ascétisme,  qu'il  écrivait  comme 
Sterne  faisait  des  sermons  entre  deux  chapitres  de  Tristram  Shandy, 
(^evedo  ne  laisse  éclater  toute  la  force  originale  de  son  talent  que  dans 
ceux  de  ses  ouvrages  les  plus  niéprisés  des  historiens  littéraires  et  qui 
rentrent  dans  ce  genre  du  caprice  et  de  la  fantaisie.  Ce  sont  surtout  ces 
lïragmens  réunis  sous  des  titres  bizarres,  le  Monde  vu  en  dedans,  le  Songe ^ 
la  Maison  des  Fous  d^ amour,  les  È tables  de  Pluion,  qui  ont  quelque 
chose  de  la  verve  acre  et  mordante  de  Lucien.  Là  il  apparaît  dans  sa 
vraie  nature,  satirique  abondant,  penseur  plein  de  mouvement  et  de 
feu  y  créateur  de  sa  langue,  d'une  langue  subtile  et  colorée,  étincelante 
et  nerveuse,  qui  peint  d'un  mot,  brille  et  tranche  comme  un  glaive^  et 
prodigue  toutes  les  formes  du  sarcasme,  tous  les  éclairs  de  l'ironie. 
Quevedo  n'a-t-il  pas  dévoilé  tout  le  secret  de  Xhumour  lorsqu'il  com- 
mence un  de  ses  morceaux  en  analysant  le  désir,  qu'il  n'est  pas  si  aisé 
d'arracher  du  cœur  de  l'homme,  quoi  qu'en  disent  les  vers  de  Lucile, 
et  qui  s'y  agite  sans  cesse ,  au  contraire,  comme  une  flamme  inextin- 
guible? C'est  le  désir,  suivant  l'auteur,  qui  entretient  et  renouvelle  nos 
illusions,  en  nous  plaçant  toujours  en  face  de  l'inconnu.  «  Le  monde, 
«youte-t-il,  comme  pour  mieux  flatter  cette  intime  aspiration,  s'offre  à 
nous  variable  et  changeant,  car  la  variété  et  la  nouveauté  sont  les  plus 
forts  attraits  qui  nous  puissent  séduire.  »  C'est  le  charme  qui  nous  sub- 
jugue et  nous  entraine,  jusqu'à  ce  que,  parvenu  au  but  souhaité,  on 
tombe  dans  le  dégoût  de  ce  qu'on  enviait  naguère  le  plus  ardemment, 
et  dans  le  repentir  d'avoir  tant  fait  pour  obtenir  si  peu.  Le  désir  alors, 
bien  loin  de  s'éteindre  dans  le  cœur,  renatt,  en  quelque  sorte,  de  ses 
cendres,  pour  s'éprendre  d'autres  objets  plus  lointains,  pour  poursuivre 
quelque  autre  jouissance  qui  lui  est  disputée,  et  il  erre  ainsi  de  toutes 
|>arts,  trouvant  une  défaite  dans  chacun  de  ses  triomphes,  mais  toujours 
excité  et  continuant  sa  course  sans  arriver  jamais  à  se  fixer,  à  rencon- 
trer ni  patrie  ni  repos.  Quevedo,  pour  en  parler  avec  une  éloquence  si 
amère^  avait  connusansdoute  ce  sentiment  impérieux;  il  avait  épuisé  le 


désir, etsemkfearoiraMeÎDt,  qoairt  iliiî,  le  terme «oà les iUiiiîtM mie 
reBOuvelleni  plus.  Aussi,  remarquez  quel  singulier  guàde  il  firrad  tais- 
jqn'il  Teut  étudier  les  ressorte tnlérieurseisecrets  du  mende  dansoe  tnf^ 
ment  qui  a  pour  titre  el  Mmêdo  foréedmèiro.  CeA  le  DésencbantemeOl, 
— •  el  Deiengaiio^  —  qui  hii  apparaît  sotts  la  flgvre  d'un  yieillard  eani- 
lique  et  morose.  Ce  vieillard  l'entraîne^  lecondiût  dans  la  grande  rœ 
du  monde,  qui  est  Ykypocrisie,  a  rue,  idoa  Fauteur,  où  chaque  homtte 
a  une  maison,  un  logement  ou  au  moins  lut  Uea  de  halte.  Les  mis  y 
Tiyent;  heureux  ceux  ^i  ne  tout  qu'y  passer!  d  Quevedo  assiste  ainsi 
^u  long  défilé  de  toutes  les  hypocrisies  husiainesy  imprmant  à  xixÊr 
cune  d'elles  un  stigmate  ineifa^le  par  la  bouche  de  l'implacable  vieil- 
lard. Le  Désenchantement  lui  montre  à  chaque  pas  le  vice  et  la  naol» 
lesse  de  la  conscience  se  voilant  daustérité,  l'égoîsne  audacieux  tt  msé 
prenant  le  masque  de  l'humanité  et  de  la  philanthrofûe,  l'iaconstaooe 
Tolage  du  coeur  se  cachant  sous  une  M^Hié  trompeuse,  la  cupîdifé 
{urenant  le  nom  d'amour,  et  jusqu'à  la  difformité  physique  «Uennéne 
«'évertuant  à  se  dissimuler  sous  une  beaoié  art^oieUe.  C'est  use  véri^ 
MMe  procession  de  vices,  de  ridiciiles  tianolés,  lantasques»  ae  fiatsant 
place  dans  le  monde  par  le  mensonge.  Rien,  on  peut  le  dure,  ne  maBr 
jque  à  cet  étrange  tourbillon  où  tout  vit,  tout  s'agite,  tout  se  persoBr 
nifle  sous  la  plume  inventive  et  ardente  de  Qneviedo. 

Faut-il  un  autre  tableau?  Qu'on  prenne  ce  songe  ironiqued  fanèhve, 
el  Sueào  de  las  ^mlaveras.  C'est  le  réveil  général  des  morts  appelés  a& 
jugement  suprême  et  rassemblant  leurs  membres  dispersés  qui  ne 
peuvent  se  rejoindre.  Ici  ce  sont  les  luxurieux  «  qm  ne  veulest  pas  r^ 
prendre  leurs  yeux  pour  ne  point  porter  témoignage  contre  eux-mdmes 
devant  le  tribunal;  là,  les  médisans  qui  ne  veulent  point  rotvonvcr  ^ 
leur  langue,  n  Plus  loin,  ce  sont  des  marchMids  a  qui  metierU  iemr  mm    - 
mi  reèaurs  et  portent  leurs  cinq  sens  dans  le  creux  de  la  main  droite..^     ^ 
Peut-on  oublier  ce  procureur,  Prométhée  d'mi  nouveau  genre,  dont  un  ^ 
iraulour  ronge  sans  cesse  les  ongles  toiqours  renaissans,  et  ce  juge,  ipn  M 
lave  éternellement  ses  mains  dans  un  ruisseau,  ne  pouvant  en  arracher  ^^ 
la  graisse  que  les  sollidtears  y  ont  mise?  Il  est  un  antre  perGOona^e  ^ 
qui  n'est  pas  moins  curioux  et  vrai,  c'est  un  mort  d'humeur  méhuu»-  ^^ 
lique  et  fâcheuse,  maigre  et  décharné,  qui  s'avance  le  premier  de  iom  ^ 
dans  cette  phalange.  Veut-on  savoir  son  nom  proverbial  et  papotadre?  ^ 
C'est  l* autre,  ce  mythe  singulier,  cet  être  anonyme  qui  joue  un  si  grand  -i 
r61e  dans  la  vie.  Les  propagateurs  de  mauvais  bruits  lui  attrtbuent   ^ 
leurs  calomnies,  les  ignorans  leurs  sottises,  les  pédans  leurs  cilaliaas 
équivoques,  les  grands  politiques  leurs  nouvelles  du  matin.  Les  Latîv 
l'appelaient  quidam.  Qu'on  le  nomme  aujourd'hui  uneerUân  amieur^  um 
Mncien  écrivain,  ou  bien  encore  je  ne  sais  4»i\  une  persanne  bian  «n- 
formée^  c'est  toujours  Vautre,  qui  n'a  jamais  rédamé,  mais  qui  oon^ 


m  mmowÊSWÊ  i»a«!iol.  923 

W^tfe,  BnêBtttapiàg  wmort,  m  dire  du  satiriilud  espagnol,  aoniféteinent 
Uânc,  en  signe  4^  um  ionêeenee  de  tout  ee  qoc»  hii  imputé.  Mer- 
leiHeui  iype^ia'onaiMraitbien  tort  de  négliger  dans  une  nomenclature 
«CMBÎ^Rit^  dte  êtres  humains  I  U  faudrait  suivre  Fauteur  pas  àpas  dans 
ckaeuQ  des^  chapitres  de  eette  ssuvre  d-ininEutidrie  raillerie,  im»  ht 
MmÊ$m  di$  Fmm  étammêr,  dans  k$  Êêables  d^  PifÊétm,  pour  avoir  une 
idée  de  togt  jfg^go'il  a  dépensé  d'observadionj  de  flnefse,  d'hpwginaflony 
d'MPeftupae  ei  de  verve  boiujtonne. 

B  a  nràncpié,  il  est  invai»  «ptelifue  chose  à  Quevedo  pow  être  un-  hn-* 

aoriste  coneiplet^  réunissant  toutes  les  qualités  que  ce  me*  endurasse  : 

c'est  cette  tendresse  sympathique,  oetée  chaleur  d'éniotioD  ^e  ï've^ 

inence  moderne  a  développée  de  j^us  en  plus,  que  Larra,  de  nos  jours, 

«n  Espagne^  laisse  bien  mieux  apercevoir  en  luû  Quevedo  semlole  trop 

se  osin|daire  à  mettre  e»  saiWe  la  face  grotesque  de  l'humanité,  et  lalem 

saisit  pas  assea  ks  côtés  phia  doux,  plus  généreux;  mais  à  la  place  de 

cette  scDsibiliAé  de  cœur,  R  a  parfois  Féloquence  sérieuse  de  l'esprit,  à 

hupiaUe  it  sait  desnev  un  tour  auimé  et  pittoresque.  Quelques-unes  de 

ses  prâstmea  ont  une;  rédle  grandeur.  Telle  est  celle  de  la  mort,,  cpi'il 

représente  «  chargée  de  couronnes,  de  sceptres,  de  mitres,  de  velours, 

do  hiodenes,  de  toile  et  de  bure,  véfaie  de  toutes  couleurs,  ayant  un 

i^  ouvert  et  Tautre  fermé,  paraissant  jeuae  d'un  cété  et  vieille  do 

Faadffe,  poursuivant  toiqonrs  sa  marche  irrégulière  et  se  trouvant  dqà 

là  tout  furès  lorsqu'on  la  croit  encore  loin  de  soi.  »  Peut-être,  au  sur^ 

]iki8,  est-ce  au  fond  trop  de  sévérité  que  de  refuser  à  l'auteur  des  V^ 

mmu  le  ilon  de  L'émotion.  Ce  morceau  sur  le  désir,  que  nous  indiquions, 

ne  décèie-4-il  pas  un  germe  que  Tatmosphère  de  l'époque  a  pu  seule 

en^^âdber  de  s'épanouir  entièrement?  Qudque  diflérence  qu'il  y  ait 

«lire  Quevedo  et  les  humoristes  plus  récens  cher  lesquels  l'ironie  se 

^voile  d'une  méteoeolie  plus  douce,  on  est  étonné  de  trouver  certams 

points  de  resseniblaBce,  certains  trasb  irrécusables  de  parenté,  eer-* 

%infn  pensées  dans  lesquelles  ils  se  rejoignent  pour  ainsi  dire.  Dans 

la  ibmonce  où  il  peint  son  mauvais  s^,  où  il  dit  :  «  it  n'est  point  do 

9Mivre  qui  ne  me  demande  l'aumône,  point  de  riebe  qui  ne  me  Messe,..* 

jOMit  d'aori  qui  ne  me  trompe,  point  d'ennemi  que  je  ne  possède,.» 

l'éerii^în  espagnol  ne  fait  qu'écrire  presque  littéralement  d'avance  une 

de»  pages  les  phis  charmantes  du  Pot  ifor  d'Hoffmann,  où  l'étudiant 

Anselmus  raconte  aussi  tous  les  contre^temps  de  sa  vie.  C'est  l'éter* 

Wtf  e  histmre  du  penseur  insouciant  que  la  fortune  s'amuse  à  tourmen- 

tsr.Voyez^cependant  où  conduisent  la  liberté  de  l'esprit,  l'audace  incor^ 

ngîUe  de  là  raillerie  l  Après  avoir  joué  un  rôle  éminent,  après  avoir 

éli  le  secrétaire  du  duc  d'Ossuaa  dans  sa  viee-royatilà  de  Naphisot 

i^Atre  distingué  dans  plus  d'une  négociation  politique,  Quevedo  tombe 

toi  la  disgimc^  it  est  promeas  de  cachots  en  cachots,  et  ou  le  vdt 


224  IBVUI  DBS  DBOX  MONDBS. 

accablé  par  le  dénûment,  fatigué  par  la  solitude,  mais  ne  laissant  point 
s'éteindre  la  flamme  de  son  génie  satirique.  C'est  dans  la  captiTité,  re- 
tenu au  couvent  de  San-Harcos  de  Léon,  que,  peu  avant  sa  mort,  D 
écrivait,  avec  une  tristesse  calme  et  flère  encore  dans  sa  résignation,  à 
Olivarès  :  «  Il  ne  me  manque  pour  être  mort  qu'un  tombeau,  lieu  de 
repos  de  ceux  qui  ne  sont  plus.  J'ai  tout  perdu;  ma  fortune,  qui  jamais 
ne  fut  grande,  aujourd'hui  est  nulle  et  a  servi  à  payer  les  firais  de  ma 
prison.  Mes  amisi  l'adversité  les  intimide;  il  ne  me  reste  que  la  con- 
fiance en  votre  excellence.  La  clémence,  au  reste,  ne  saurait  me  don- 
ner beaucoup  d'années,  pas  plus  que  la  rigueur  ne  pourrait  m'en 
retirer  maintenant....  o  Ajoutons  comme  un  dernier  trait  cette  pa- 
role que  la  lassitude  inspirait  à  Quevedo  à  la  fin  de  ses  jours  :  <x  Je  ne 
trouve  en  cette  vie  aucune  chose  où  poser  les  yeux  sans  me  souvenir 
aussitôt  de  la  mort.  9  Ce  personnage,  dont  la  destinée  fut  le  jouet  de 
tant  d'épreuves,  qui  résume  dans  ses  écrits  la  fantaisie  humoristique 
espagnole  et  qui  n'a  point  eu  d'héritier  jusqu'à  notre  temps  an-deUt 
des  Pyrénées,  —  Larra,  poussé  par  un  instinct  naturel,  avait  songé  à 
le  faire  revivre  dans  un  drame  dont  il  n'est  resté  que  des  fragmens  iné- 
dits. Le  satirique  nouveau  s'était  laissé  séduire  par  une  erreur  com- 
mune à  tous  ceux  qui  ont  l'idée  malheureuse  de  prendre  pour  héros 
des  écrivains  fameux,  des  hommes  tels  que  Shakespeare,  Molière.  A 
quelle  alternative  s'expose-t-on  en  effet?  Replacera-t-on  ces  grands 
poètes  au  sein  de  leur  siècle,  au  milieu  du  monde  dont  leurs  ouvrages 
sont  le  glorieux  reflet,  en  présence  des  spectacles  de  tout  genre  qui  ont 
frappé  leur  ame  et  qu'ils  ont  reproduits?  Ce  sera  tenter  de  refaire  arti- 
flciellement  ce  qu'ils  ont  fait  avec  la  naïve  spontanéité  de  leur  génie; 
on  calquera  inutilement  les  tours  de  leur  pensée  et  les  formes  de  leur 
langage.  Ne  prendra-t-on  que  leur  nom,  au  contraire,  en  changeant 
les  conditions  dans  lesquelles  ils  ont  vécu,  en  bouleversant  les  perspec- 
tives morales,  en  cherchant  à  donner  à  leur  flgure  l'originalité  d'un 
point  de  vue  plus  nouveau,  en  suppléant  à  la  vérité  par  l'invention 
poétique?  On  créera  ces  choquantes  dissonances  qui  passent  quelquefois 
sous  nos  yeux.  Nous  verrons  Molière  et  Bossuet  dansant  la  sarabande 
dans  un  drame  et  récitant  des  élégies  ou  des  satires  modernes.  Quant 
à  Larra,  il  avait  mieux  à  faire  qu'à  se  livrer  à  ce  passe-temps  préten- 
tieux ou  puéril  à  l'égard  de  son  devancier;  il  avait  à  être  lui-même  le 
Quevedo  de  son  temps  en  Espagne. 

C'est  là  le  mérite  essentiel  de  Larra  et  le  vrai  signe  de  son  génie, 
d'être  l'humoriste  de  son  siècle  et  de  son  pays,  de  réunir  cette  ardeur 
d'inspiration,  cette  puissance  d'analyse,  cette  souplesse  ingénieuse  et 
féconde,  cette  insouciance  des  formes  ordinaires  de  Fart  qui  sont  les 
qualités  générales  de  Yhumour  et  cet  instinct  de  la  réalité  qui  est  par- 
ticulièrement propre  à  l'ironie  espagnole.  Véritable  penseur  moderne, 


vu  HD1I01I8TE  MPA6N0L.  tt5 

prend  plaisir  à  déToiler  les  nuances  les  plus  insaisissables  de  son 

re,  les  secrets  d'une  ame  impressionnable  et  avide  de  mouyement, 

une  intelligence  pleine  d'éclairs,  curieuse  de  nouveauté  et  enivrée 

indépendance.  Celles-là  mêmes  de  ses  œuvres  où  se  fait  sentir  la 

«occupation  des  règles,  des  conditions  d'un  genre  littéraire  consacré, 

où  il  semble  qu'il  y  ait  le  moins  de  place  pour  les  saillies  imprévues 

\  la  personnalité,  laissent  percer  quelque  chose  de  cette  nature  libre 

originale,  ne  fût-ce  que  par  le  choix  des  sujets.  On  l'a  vu  déjà  dans 

I  projet  de  comédie  sur  Quevedo;  il  en  est  de  même  d'un  roman  et 

un  drame  historiques, — el  Doncel  de  don  Enrique  el  dolienie  et  Macias. 

icias  est  le  héros  des  deux  ouvrages,  et  ce  n'était  point  par  un  hasard 

ilgaire  ou  par  pénurie  d'imagination  que  Larra  revenait  ainsi,  à  plu- 

îurs  reprises,  vers  l'antique  poète  galicien  qui  eut  la  gloire  de  bé- 

lyer  les  premiers  accens  de  la  poésie  castillane  et  le  malheur  de  payer 

\  sa  vie  une  passion  exaltée  de  son  coeur;  c'était  le  pressentiment  vague 

une  destinée  semblable  qui  lui  dictait  cette  préférence.  Larra  cher- 

lait  et  apercevait  un  peu  de  lui-même  dans  Macias,  en  déroulant  le 

isa  des  aventures  à  demi  réelles,  à  demi  imaginaires  du  vieux  poète, 

1  invoquant  tour  à  tour  pour  les  reproduire  la  muse  de  Scott  et  celle 

i  Calderon.  Cependant  le  roman,  le  drame,  sont  encore  des  formes  litté- 

jres  trop  détournées,  trop  indirectes  pour  une  pensée  si  vive,  et  ce  n'est 

rint  par  ces  œuvres  qu'on  pourrait  connaître  Thumoriste  espagnol; 

est  par  cet  ensemble  d'écrits,— essais,  physiologies  pditiques,  études 

)  mœurs,  morceaux  littéraires,  fantaisies  satiriques,  fragmens  d'iro- 

que  philosophie, — qu'il  laissait  chaque  jour  tomber  de  sa  plume,  selon 

sollicitations  du  moment,  et  dont  le  recueil  compose  un  de  ces  livres 

Hans  et  variés  dans  le  genre  des  Essais  d^Élia  de  Lamb  ou  des  dm- 

pitons  de  table  d'Hazlitt.  Larra  se  trouve  à  l'aise  dans  ce  cadre  fami- 

iqui  se  prête  à  tous  les  caprices;  là  il  se  peint  tout  entier  avec  une 

Wté  fidèle.  L'œil  peut  saisir,  pour  ainsi  dire,  chaque  linéament  de 

^ctère  qui  a  conservé  quelque  chose  de  mystérieux  pour  bien 

{spagnols.  Dans  l'écrivain,  on  voit  à  nu  l'homme  variable,  chan- 

Il  passionné,  sceptique,  plein  de  désirs  et  d'inconstance  et  toujours 

jîement  clairvoyant.  Une  telle  étude  n'offre-t-elle  pas  un  intérêt 

logique  autant  que  littéraire? 

pment-seit-propro  historioni  41  est  l'his- 
jj^JJjHHtgnfi  cftn*^'"p^'7^^^ft,  "nn  'ji»?»^^^  q\^^  ^^^^  puhlique 
|j^  Pyrénées  a  de  simplement  apparent  et  d'artificiel,  mais 
tqu  elle  a  de  plus  caché  et  de  plus  dramatique.  Son  génie  scru- 
te s'arrête  pas  auxévénemens,  aux  chanpremens  de  ministères, 
Wutions  de  palais  ou  de  cûrps-de*garde,  —  vain  et  trompeur 
yu  pénètre  plus  profondément  :  c'est  aux  mobiles  inavoués  des 
)des  hommes  qu'il  s'attaque,  aux  contradictions  des  opinions,  à 


la  fameelé  des  sibislioin.  Ghacmie'de  «e»  pagfli<qiri  toqb  ionfclêleftiil 
d'uD  esprit  léger  et  paradoml  est  an  ^HimmeateMPe  flkts  *vni^pw  la  tét- 
iité  qui  est  sous  tos  yeux.  Une  locutÎMi  làmiliève)  —  nadie  pâm  tmém- 
Uaralporterojfenonm  i»  passe  sansparter  au  portier),  Dio$  nos  mtùHÊl 
^fiieiinousaseisté^^salfira  pow*  prwoquersa  raUieuseinéditalMni,fear 
tpill  résume  daa»  une  fiction  amusante  tous  les  vices  da  passé,  pour 
(^'il  peigne  en  se  jouant  cet  eirfantillage  d'un  peuple  inhabile  à  se  osn- 
duîre^  sans  cesse  occupé  à  défaire  rœuTfe  ée  la  '?«Ile,  flottant  >entoe 
toutes  tes  directionB,  dégoûté  de  lui-même  «nfln  et  inYmciblement 
tennsé  turs  rimitatioB.  H  créera  une  association  bisame  de  mois,  —  él 
ffomtrê^kto  (rhemme-bailon), — pour  ropitésenter  ces  aanAnUons  iUé- 
^times  qui  prospèrent  par  le  tmsmrd  dans  un  temps  de  désordre,  ams 
<Iu'oa  sache  sur  quoi  eHes  s'appuient.  0»el  p»blicMe  a  inieux4ait  ap^ 
paraître  Tincurable  corruption  d'nne  nation  long-temps  stationnaire  et 
engouriKe  dans  sa  ntisàre  oisiye?  Quel  peiitîque  a  nrienr  ifu  et  oano- 
tértsé  ce  mélange  snr  le  mAme  ssl^génésations  rt  de  rlaups  diverges 
entoe  lesquelles  il  n'y  a  itqJtle  osbéstent  qui,  jetées  tout  à  coup  dans  une 
¥016  nauveUe,  semblent  ne  se  plus  eomprendrs,  seifirisent,  s'isolent, 
•ot  par  leurs  divisions  et  leur  isotement  paraljseaA  l'essor  générai  du 
pays?  Qui  s  plus  hardiment  mis  à  nu  cette  plide  Immense  de  la  décom- 
position d'nn  .grand  peuple?  Larra  n'a  pas  exprimé  amc  moins  de  puis- 
sance cet  affaiblissement  des  ^croyances  morales  qui  ngnate  toute  épo- 
que Uvrée  à  l'erage  des  révolutions;  il  a  iBitt  phis  dUUemrs  qu'en  oflkir 
l'expression  dans  ses  ouvrages,  il  ^i  a  éte  par  lui-même  l'exemple  te 
phM  éclatant,  la  personniflcation  la  plus  tragique,  puisqu'il  a  succomlié 
à  ce  mal  inguérissabte  :  observateur  pénétrant  «et  implacable,  dont  te 
bon  sens  n'a  point  d'égal  tant  qu'U  ne  se  laisse  point  altérer  par  l'excès 
^  dédain,  dont  taHmtaisie  a  milte  vivacités  charmantes  tant  qn'ette 
«e  se  perd  pas  dans  l'amertume  et  le  dégoM,  mais  qu'on  voit  hient5t 
passer  insensiblement  de  la  gaiete  heurense  k  l'éloquence  iiquste  d'un 
cœur  ulcéré!  Quelques  années  ont  suffi  pour  fiétrir  ainsi  la  maturité 
précoce  et  forte  de  cet  esprit  plein  de  sève.  Larra  était  pres^pie  un  enf- 
lant en  1832;  il  est  mort  vieux  en  1837,  -*  vieux  par  l'ame  et  par  l'in- 
telligence, après  avoir  acquis  en  courant,  sous  te  nom  deux  fois  âlnstee 
de  Figaro,  une  popularité  qui  n'échappait  pas  elle^nême  à  la  violmiœ 
de  9cm  earcasme.  La  vie  tout  entière  de  ce  glorieux  railteur  «est  dans 
l'éclat  de  ce  contoaste;  l'intérêt  qui  s'attache  à  l'homme  comme  à  ses 
«Buvres  est  dans  cette  transformation  graduelle,  dans  la  diflërsnoe  de 
l'observation ,  de  l'ironie  et  des  pemtures,  selon  les  progrès  de  ce  dé- 
senchantement dont  Larra  portait  le  germe  en  lui. 

n  y  a  dans  une  révolutten  qui  s'annonce,  dans  cet  horinm  nouveau 
qui  s'ouwe,  quelque  chose  de  salubre  et  de  vivifiant  qui  éveilte  ta  con- 
fiance d^s  les  «esprits,  favorisa  ies^Unsians,  cummnniqne  à  toutes  tes 


mAGMUf  9n 

I  BU  hitOHi  naît  de  mouvement,  un  élan  smoère^  etnelaisseà 
tar  enUre  dle-méme  que  cet  aiguillon  généreux  nécessaire  pour  actÎTer 
lamavehe  Gomraone;  la  déoeptiee  n'a  pas  eu  k  tempe  de  s'amasseff  en-* 
oere.  Tel  étail  Fétei  de  l'Espagne  vers  1832^  rironie  naisnnte  de  Larra 
y  f«se  an  caradère.  Le  Pobrmiio  UMmdùr,  qui  date  de  cette  époque, 
drâa  ses  détaik,  dans  cet  échange  de  correspondaiicea  imaginatres- 
SDtfe  le  hachfJter  Munguîa  et  Andréa  NiporesaB,  dans  ce  rnébunge  de 
ftdiens  ingémeiiBes,  qu'est-ce  a^tre  chose  qu'un  drame  fin,  enjoué, 
■owhait  sans  aBMrfanne,  qui  rappelte  la  raiHerie  IbcBe  et  heureuse 
dTAddisoii  aiec  plus  d'animalîao?  Il  semble  que,  sou»  l'oàl  ombrageux 
de  la  ceoBure  encore  toute  puissante,  l'esprit  de  l'auteur  redouble  de 
asoplesse  et  de  nvacité  déliée  pour  se  frayer  une  issue  et  regagner,  par 
une  stratégie  sayante  de  réticences  et  de  concessions,  la  liberté  de  la 
satire,  n  n'épargne  ni  la  manie  des  emplois,  ni  la  vénalité,  ni  la  pa- 
resse nationale  si  bien  résumée  dans  un  mot,  —  revenez  demain  [vuelval 
uiied  maiUmal)y  —  ni  la  vanité  fastueuse,  ni  l'amour  de  l'immobilité  si 
profondément  passé  dans  les  mœurs,  aucun  de  ces  vices  enfln  que  la 
farce  de  l'habitude  a  rendus  inhérens  à  la  natui'e  espagnole»  Pour  être 
phia  à  l'aise,  la  fantaiste  du  Pokreeitù  HabUuior  donne  à  l'Espagne  un 
ntmique  symbole  :  ce  sont  les  £aimca$  qui  la  représentent,  -7-  les  Ba^ 
tmwtttB,  pauvre  pays  tellement  enfoncé  daîas  une  vallée,  entre  deux  ster- 
ne, qu'il  a  eu  la  réputation  de  n'avoir  été  découvert  qu'après  l'Amé- 
rique! Entre  tous  les  vices  qui  régnent  aux  Baiuecas,  comment  oublier 
rignorance,  cette  ignorance  opaque,  naïve,  contente  d'elle-même, 
qu'on  ne  retrouve  que  dans  la  vieille  Espagne?  Laissez-vous  aller  au 
persiflage  de  Larra,  vous  verrez  corabien,  dans  ce  fortuné  pays,  on  se 
repose  doucement  sur  cette  idée  qu'on  n'est  jamais  mort  de  n'avoir  rien 
an.  Le  PebrwUo  Habhdor  fait  des  ^«liMcas  une  contrée  bénie  où  on  ne 
lit  pas,  eà  on  n'écrit  pae,  où  on  ne  parle  pas  même,  car  l'espionnage 
est  là,  partout  présent  et  partout  redoute,  c  II  y  a  des  hommes,  écrit  te 
badielier  llimguia  à  son  ami  Niporesas,  qai  vivent  ici  de  œ  que  les 
autres  disait  :  aussi  eommes-nous  réduits  à  ne  point  parler.  Vois-no« 
ua  instant  enveloppés  dans  nos  manteaux^  parlant  a  voix  basse,  nous 
défiant  de  nos  p&reè  et  de  nos  frères...  U  semble  que  tous  nous  avons 
commis  ou  que  nous  aUons  commettre  quelque  crime.  Est-il  chose 
^us  rare?  un  homme  qui  vit  de  la  parole  des  autres!  Qu'on  dise  en-* 
«dte  que  les  Baitacoe  ne  sont  point  industrieux  pour  vivrel  »  U  est  ce- 
pendant un  instant  où  ce  silence  universd  est  rompu  :  Larra  r^ 
cneîUe  le  premier  murmure  et  te  note  avec  une  ironie  sous  laquelle 
perce  l'espérance.  «  A  mon  dernier  départ  des  Baiuecas,  dit  te  becli&- 
lier  qnekpie  part,  te  bruit  courait  qu'on  commençait  a  parler.  Pauvres 
Béiuecos!  »  Si  Ton  cherche  te  sens  de  ces  pages  caprideusemrat  graves, 
pleines  d'une  observation  aisée  et  forte,  qui  composent  le  Pobrecito  Ha- 


228  MTUB  DBS  DBUX  MONDBS. 

bladar,  n'y  voit-on  pas  une  peinture  originale  de  ce  moment  d'attente 
qui  précède  une  révolution,  où  tous  les  abus  d'une  société  sont  encore 
debout,  mais  où  un  souffle  nouveau  commence  à  s'élever?  Il  serait  cu- 
rieux peut-être  de  rapprocher  de  ce  tableau  dérisoire  d'un  pays  voué 
au  régime  du  silence  un  autre  morceau  de  Larra,  las  Palabras,  écrit 
plus  tard,  pendant  que  s'agitaient  des  discussions  oiseuses  et  stériles,  et 
où  éclate  déjà  l'amertume  de  la  déception,  la  rigoureuse  ironie  d'une 
expérience  trompée.  Là,  l'humoriste  espagnol  montre  le  mutisme  érigé 
en  loi;  ici,  il  s'attache  à  représenter  le  règne  ambitieux  de  la  parole 
bruyante,  vide  et  boursoufflée,  à  frapper  la  crédulité  servîle  de 
l'homme  qui  se  courbe  sous  ce  nouveau  joug  comme  la  veille  il  ac- 
ceptait la  dégradation  du  silence.  L'homme  croit  à  tout,  dit-il;  c'est 
avec  des  mots  qu'on  le  gouverne. 

«  Voulez-\ous  le  conduire  à  la  mort?  Changez  quelques  syllabes,  et  dites-lui  : 
Je  te  mène  à  la  gloire!  11  ira  aussitôt.  —  Voulez-vous  le  soumettre  à  votre  em- 
pire? Dites-lui  hardiment  :  C'est  moi  qui  dois  te  commander.  11  obéira  sans  con- 
testation. —  Voilà  cependant  tout  Fart  de  manier  les  hommes!...  Assemblez  des 
phrases,  rédigez  des  manifestes,  faites  retentir  ces  mots  :  Paurore  de  la  jus- 
tice^ C horizon  de  la  paix^  le  bienfait  de  V  ordre  et  delà  liberté,  V hydre  de  la 
discordey  le  droit  commun,  la  légalité,  etc.,  etc.;  vous  verrez  les  peuples  sauter 
de  joie,  faire  des  vers,  dresser  des  arcs  de  triomphe,  placer  des  inscriptions. 
Merveilleux  don  de  la  parole!  facile  bonheur!  Avec  un  dictionnaire  abrégé  des 
mots  d'une  époque,  vous  pouvez  prendre  le  temps  comme  il  vient;  il  n'y  a  qu'à 
savoir  s'en  servir  à  propos  pour  fasciner  le  cerbère,  et  vous  pourrez  ensuite  vous 
endormir  sur  vos  lauriers...  » 

Rien  n'est  plus  propre  à  faire  connaître  Larra  que  de  le  suivre  dans 
la  diversité  de  ses  inspirations,  de  démêler  dans  le  mouvement  con- 
temporain le  jet  rapide  de  son  esprit,  de  se  laisser  guider  par  les  éclairs 
de  son  imagination  railleuse.  A  peine  la  guerre  civile  a-t-elle  éclaté 
sur  les  frontières  de  Portugal  et  en  Navarre,  c'est  là  qu'il  dirige  ce 
glaive  étincelant  dont  parle  Juvénal.  Il  traîne  sur  la  scène,  dans  le  pèle- 
mêle  de  ses  passions,  de  ses  vices,  de  ses  abus,  ce  fantôme  du  passé 
qui  revient  en  armes  livrer  un  dernier  combat.  Est-il  esquisse  sati- 
rique plus  boutPonnement  vraie  que  la  Junte  de  Castel-o-Branco?  Là, 
dans  cette  assemblée  imposante,  d'où  doit  dater  l'ère  des  prospérités 
nouvelles  de  l'absolutisme  espagnol,  se  réunissent  ministres  qui  se  don- 
nent eux-mêmes  l'investiture,  trésoriers  sans  trésor,  généraux  sans 
soldats,  conseillers  suprêmes  attendant  de  meilleurs  jours  pour  avoir 
le  prix  de  leur  dévouement;  et  même  le  notaire  mayor  du  royaume, 
maigre,  sec,  «  vivante  image  de  la  contradiction,  »  —  le  tout  compo- 
sant la  junte  suprême  de  gouvernement  de  toutes  les  Espagnes  et  des  Indes. 
Que  manque-t-il  à  un  gouvernement  si  bien  organisé?  Bien  peu  de 
chose  en  vérité,  —  le  moindre  partisan,  le  plus  petit  suyet  reconnais- 


UH  HUMORISTE  K8PAGff(NL.  239 

sant  son  esipire,  Tombre  d'un  vassal  à  qui  parler.  Aussi  n'est-ce  point 
une  médiocre  joie  lorsqu'on  a  pu  recruter  un  brave  Castillan  allant  à 
ses  aCTaireSy  fort  peu  soucieux  de  qui  lui  commande  et  très  naïvement 
étonné  de  son  importance,  qu'il  ne  soupçonnait  pas.  Aussitôt  les  clo- 
ches éclatent  en  volées,  et  la  junte  suprême,  trouvant  matière  à  déli- 
bération dans  tet  événement  providentiel,  décrète  l'enthousiasme  uni- 
versel et  spontané,  a  Chacun ,  dit-elle,  devra,  sous  peine  de  mort^  se 
remplir  d'une  sincère  et  volontaire  allégresse,  depuis  six  heuï*es  du 
matin  jusqu'à  dix  heures  du  soir.»  Suit  la  liste  des  bienfaits  accordés  à 
cette  occasion  par  sa  majesié  V empereur  Charles  F  à  ses  peuples,  tels 
que  défense  de  prononcer  le  mot  séditieux  de  lumière  ou  d'amé/toro- 
tian,  fermeture  des  écoles  avec  prescription  aux  bons  Espagnols  d'ou- 
bher  le  peu  qu'ils  savent  sous  trois  jours,  amnistie  générale  en  réser- 
vant le  droit  de  châtier  «  chacun  en  particulier,  comme  il  convient.  » 
La  junte  suprême  de  Casiet^o-JBranco,  en  un  mot,  est  en  train  de  sauver 
l'Espagne,  lorsque  quelques  robustes  contrebandiers  viennent  souffler 
sur  son  rêve  glorieux,  qu'elle  va  bientôt  recommencer  dans  les  gorges 
plus  sûres  de  la  Biscaye.  Là  le  sarcasme  de  Larra  retrouve  encore  le 
même  ennemi  sous  des  faces  différentes.  Le  pillage,  la  barbarie  fa- 
mélique, l'ignorance  monacale,  sont  représentés  tenant  les  clés  de 
l'Espagne  dans  les  Voyageurs  à  Vittoria,  au  personne  ne  pasH  sanspar^ 
kr  au  portier.  Ce  sont  d'honnêtes  et  corpulens  religieux  qui  font  senti- 
nelle et,  pour  dire  lé  mot,  détroussent  au  passage  deux  voyageurs  éton^ 
nés,  a  l'un  Français  faisant  des  ch&teaux  en  Espagne,  l'autre  Espagnol 
les  faisant  en  l'air.»  A  celui-ci. on  prend  son  argent,  à  celui-là  ses  li* 
vreSy  objet  de  contrebande  qui  n'est  bon,  hélas!  qu'à  livrer  aux  flam- 
mes, ou  bim  encore  sa  montre  qui  est  bonne  à  garder  et  dont,  suivant 
le  malin  satirique,  un  digne  moine  pousse  l'aiguille  afin  que  l'heure 
du  diner  arrive  plus  vite.  Quand  ils  sont  ainsi  tous  deux  purifiés,  le  père 
Vaca,  dans  un  élan  de  clémence  et  de  respect  pour  la  liberté  indivi- 
duelle, leur  délivre  des  passeports,  «datés  de  Tan  premier  de  la  chré^ 
tienté,  pour  la  ville  révolutionnaire  de  Madrid  soulevée  contre  l'A- 
lava.  »  L'auteur  de  la  Junte  de  Castelro-Branco  veut-il  saisir  plus  au 
vif  la  nature  du  factieux  et  en  retracer  la  physiologie  distincte,  il  le 
transforme  en  une  plante  nouvelle  «qui  croit  sans  culture,  pousse  sur- 
tout dans  les  bruyères  désertes,  s'acclimate  dans  la  plaine  et  dans 
la  montagne,  se  transplante  avec  facilité,  eât  d'autant  plus  vigou- 
teuse  qu'elle  est  loin  des  populations  et  redoute  l'atmosphère  de 
l'ordre,  de  la  régularité,  surtout  l'odeur  de  la  poudre,  qui  lui  est  mor- 
telle.... Le  factieux,  ajoute-t-il,  participe  des  propriétés  de  beaucoup  de 
plantes;  il  fuit,  par  exemple,  comme  la  sensitive  lorsqu'on  la  tou- 
che; il  se  referme  et  se  cache  comme  la  capucine  à  la  lumière  du  so- 
leil et  ne  s*étale  que  la  nuit$  il  ronge  et4étruit,  comme  le  lierre  ingrat 


930  uruB  D»  nm  aornBi; 

Parbre  aiÉqncdi  il  s^atteebe  et  tend  ses  brat  de  tcnié  cMès  Mmme  ki 
liantes  parasites  pcNir  eberctier  on  appui.  Il  se  plaH  sartoot  sous  ki 
mmrs  des  couTens;....  il  produit  une  pluie  de  sang  oomme  cette  poi»< 
sîère  de  quelques  arbustes,  quand  le  vent  qui  se  lèrre  hi  mêle  a  une 
phiie  d'automne;  il  nadit  et  se  fortifie  comme  le  cèdre  dans  la  tempèla 
elarbabitode  de  se  tenir  caché  sons  le  sol  comme  la  pomme  de  terre...» 
Combien  de  propriétés  le  factieux  n'aurait-il  pas  encore,  si  on  pour- 
anivait!  Le  talent  moqueur  de  Larra  est  féeond  en  traits  nouveaux  el 
justes  dans  leur  bizarrerie  imprévue  pour  caractériser  la  confusion  de 
teint  ce  passé,  qui  vient  une  dernière  fois  montrer  ses  plaies  morales  et 
son  incnrable  misère.  Voyez  cependant  :  tandis  que  f  ironie  frappt 
d'impuissance  cette  résorrection  d'un  autre  temps,  en  lui  infligeant  le 
ridicule,  qui  est  le  plus  mortel  des  stigmates,  et  gagne  ses  victoires  dans 
l'esprit  public  c|iii  s'éclaire,  k  faction  armée  granM,  se  propage,  s'or- 
ganise et  étend  de  jeur  en  jour  son  domaftie.  C'est  que  tout  ce  quf 
reste  de  vitalité  à  une  cause  vaincne  peot  se  résumer  parfois  dans  un 
honnne  héroïque,  tel  que  Znmalacarrégnî,  habHe  à  discipliner  l'in» 
discipline  elle-même  et  à  faire  illusion  par  le  prestige  de  son  génie.  SI 
c'est  dans  un  pays  où  le  déploiement  de  l'énergie  individuelle  exerce 
sur  les  âmes  une  mystérieuse  taècinatiOD,  où  fermentmt  encore  tous 
ces  instincts  hasardeux  et  guerriers  nourris  par  des  habitudes  sécu- 
laires, cet  homme  n'aura  qu'à  paraître;  il  trouvera  des  élémms  peur 
prolonger  la  lutte,  pour  tenir  des  années  en  échec,  ^on  héroi^ne, 
tant  qu'on  ne  lui  opposera  que  te  fcyrce,  pourra  balaneer  par  l'audace 
le  nombre  des  bataillons  et  se  montrer  vicforieux.  Préservez  sa  vie 
des  hasards  d'une  balle  aveugle,  et  il  réparera  les  désastres  dé  son  dra- 
peau: il  lira  planter,  s'il  tant,  de  rocher  en  rocher;  mais  les  défaites, 
bien  autrement  irrémédiables  et  sàres,  qu- il  sera  hors  de  son  pouvoir 
d'épargner  à  sa  cause,  ce  sont  celles  que  fuit  subir  i  cette  cause  même 
toute  pensée,  toute  éloquence,  toute  ironie  qui  met  à  nu  les  vîees,  les 
corruptions,  les  discordances  cfu'elle  contient. 

Qu'an  ne  s'étonne  pas  de  cette  influence  attribuée  à  la  fantaisie  d'un 
satirique.  Dans  une  révolution  comme  la  rémhilton  espagnole,  pleine 
de  dontradictions  singulière»,  compliquée  d^élémens  hostiles,  livrée  au 
souffle  intérieur  de  passions  rebelles  et  violentes  qui  éclatent  parfoi» 
en  éruptions  soudaines,  et  dont  finsurrection  carliste  n'est  qu'un  des 
épisodes,  le  plus  diEBcile,  c'est  de  se  reconnalire,  de  remonter  à  la 
source  de  œs  agitations  qu'on  accepte  souvent  sans  les  expliquer,  de 
resswir  la  vérité  des  perspectives  de  ce  taMeau  mobile  obscorcie  par  les 
intérêts  qui  sont  en  lutte,  d'apercevoir  la  réalité  fece  è  face  sous  les  dé- 
guisemens  trompeurs  qu'eMe  va  demander  à  tous  les  temps-et  à  tous  les 
pays.  Larra  excelle  daBS^ceeystèine  d'observation  indsiniQÎj^QdUsidiqi^ 
à  toute  l'Espagne  moderne*  Les  tendances  secrètes  des  hMfimet  et  de^ 


P^urtis  ngpeuvaat  échapper  hmki^B^^sm^OifA^  leB  «ueoteicîlèB  de 
sa  verve  ont  quekiue<:liase4^Ciyi^fian;^  V^IÛh^  ^»^Nm*H^"j^nrff  à 
^dque  côté  délJ^ti.<^.saJgmQide  œgra^^  <|u'«ii  mmine 

laTémgsute»  parce  qu'elles  procèdent  d'une  vue  jusie  et  profonde  dés 
fréquens  contre-sens  de  la  politique»  du  déisdcppesieBt  factioe  et  dé- 
réglé des  opinions,  des  infirinités  morales  qiH  se  dissimulent  «eus  rap- 
pareil  de  Tactivité  extérieure,  des  instincts  rétrogi^deB  qui  se  cachent 
encore  sous  les  prétentions  à  la  nouveauté.  Quand  Lanra  dît  dasw  la 
glorieuse  histoire  dies  bauts  faits  de  lu  junte  4e  CmUtr^^BrmmoB  .*  c  11 
n*est  rien  comme  une  junte».<,  il  se. peut  qu'on  n'f  fiEtsse  rien  «t qu'on 
n'ait  rien  à  y  faire,  rien  n'est  plus  nécessaire  pourtant  Ausâtèt^pie 
naît  un  parti,  on  le  met  en  j^mte  comme  o^  le  mettrait  en  jOâMorioe,  et 
il  n'a  pas  ouvert  les  yeux  à  la  lumière  qu'il  y  est  d^à,  œ  qui  ji'est  pas 
un  médiocre  a^vantage.  Lesiwtes  sont  les  précurseurs  des  partis^oedî- 
nairement,  et  elles  sont  loiiyours  en  chemin  interceptant  ou  inlenoep- 
tées,  quand  elles  ne  sont  pas  hors  du  royaume  prenant  l'air^.  car  il 
faut  qu'elles  prennent  itfi  paa  de  tout...;»  -f-loraque  l'écrivain.aspagni^, 
disons-nous,  traiûe^^ette  saUirique  e^uisseï  ce  n'est  pas  eeulement  l'ab- 
solutisme qu'il  atteint,  c'est  toute  J|i  vévoJMwi  qui  a  si  souvent  ofEgrt 
le  spectacle  de  ces  impr^ideqs  appels  aw  swtimienffdu  passé,  à  l'#mbne 
des  antiques  juntes;  c'est  ce  vieil  et  aveugle  esprit  d'indépeadanoa  lor- 
cale,  de  révolte  individuelle  ^qui  n'est  plus  aujourd'hui  qu'  un  symptôme 
de  décomposition,  utfe  des  formes  de  l'anarchie.  Quand  les  partis  pm- 
nent  des  noms  arbitraires  que  démentent  leurs  actions  et  «!amusent  à 
créer  une  Espagne  inu^gil^ne  où  les  systàmia»  politiquœ  sontion  pié*- 
sence,  où  toides  lesâdées  constitutionnelles  pourraient  se  poa4uiredaiis 
un  cercle  de régulièfes évolutions, <:'est  lànne  vérité  supeiÎBakUeqiiias 
saurait  satisbûne  JUrra.  Il  vert  autre  chose  autour  de  hii(  il  ^Ust^igue 
trois  peuples  divers  :  «  upe  mulUtpde  indifférente,  abrutie,  tmorte  pour 
iong-tei]^,  qoi,  n'ayant  point  de  nécessitiez,  manque  de  stimmlana, 
parce  que,  accoutumée  à  plier  sous  des  inllpiepceB, supérieures^ «Ubae 
ae  meut  pas  par  elle-même,  msûs.  se  Caisse  mouvoir.;  r^ «me  dasie 
moyrane  qui  s'éclaire  lentement.,  qui  voit  la  lumière,  l'aime,  jnaif, 
cûDune  un  enfant,  jae  sait  pas  caic^er  la  distance  qui  l'en  aéparo«  qui 
croit  les  otqets  plus  rapprochés  parce  qu'elle  les  désire,  étend  la  oudn 
pour  s'en  emparer.,  maïs  ne  sait  ni  se  ^rendre  maîtresse  de  mmywi 
qui  Ta  framiée,  ni  mâme  en  qucH  consiste  «ce  phénomène^ -<»rafin 
une  classe  privilégiée,  peu  nombreuse,  victime  on  fille  des  émîgsa- 
tions,  qui  se  cneit  seule  en  EsfMgne  et  s'étonne  à  obtupa»  pw  de  je 
voir  en  avant  des  autres,  beau  cheval  nonmnd  qui  se  ftgune  être  attelé 
à  une  voiture  légère,  et  qui,  sayant  à  traîner  un  cbar  pesant,  s'élance, 
rompt  les  traits  et  part  ^}x\,..  d  De  cette  radicale  différence  de  caractène 
et  d'état  entre  des  populations  qui  vivent  cdte  à  o6te  pliitAt  qu'elles  ne 


;9a2  IBYin  DBS  DBUX  MORDES. 

composent  une  masse  nationale  soumise  à  une  même  impulsion,  de  ce 
défaut  absolu  d'harmonie  ne  voit-on  pas  naître  cette  indécision  des 
esprits,  cette  fragilité  des  combinaisons,  cette  absence  de  maturité  et 
d'à-propos,  cette  impuissance  des  hommes,  ces  demi-mesures,  ces  réac- 
tions que  l'auteur  du  Pobrecito  HMador  poursuit  sous  toutes  les  formes 
avec  une  gaieté  cruelle  et  instructive,  et  qui  ont  prolongé  pour  TEs^ 
pagne  la  série  des  violences  hasardeuses  et  des  incidens  vulgaires? 

Sous  le  voile  de  ses  caprices  toujours  renaissans  et  toujours  divers, 
de  ses  spirituelles  et  libres  inventions,  Larraalwrde  ainsi  les  points  les 
plus^^ifs  de  la  politique.  Sa  verve  suffit  aux  accidens,  aux  anomalies,  aux 
excès  de  cbaque  jour  qu'il  rend  saisissans  pour  tous  les  yeux  en  les 
marquant  d'un  trait  ineffaçable.  La  révolution  espagnole  a  son  histoire 
dans  cette  polémique  satirique,  dans  ces  fragmens  sérieux  sous  des 
titres  frivoles,  —  la  Junte  de  Ccutel-o-Branco,  les  Circonstances,  Dam 
quel  mande  vtwms-nousl  l'Avantage  de  faire  les  choses  à  moitié,  les  Let- 
tres d^un  libéral,  Figaro  de  retour;  elle  s'y  révèle  à  chacune  de  ses 
périodes,  dans  ses  faiblesses,  dans  ses  incohérences,  dans  ses  vices 
lès  plus  actuels.  Peut-on  cependant  ranger  Larra  parmi  les  pamphlé- 
taires? Ce  serait,  sans  doute,  donner  une  idée  d'un  certain  côté  de  ce 
rare  talent;  mais  n'est-il  pas  aussi  bien  d'autres  points  par  lesquels  il 
échappe  à  cette  désignation  un  peu  trop  précise?  Un  pamphlétaire, 
dans  le  sens  rigoureux  du  mot,  n'est-il  point  en  effet  la  sentinelle 
avancée  d'une  opinion,  l'organe  aventureux  des  griefs  et  des  espé- 
rances d'un  parti?  Homme  d'une  situation  le  plus  souvent,  promoteur 
de  quelque  idée  momentanément  en  soufflrance,  vengeur  d'un  senti- 
ment public  offensé,  il  va  droit  à  son  but,  laissant  derrière  lui  les  po- 
litiques prudens  se  livrer  à  leurs  calculs,  dissimuler  leurs  prétentions, 
le  renier  parfois  en  profitant  de  ses  victoires.  L'impaitialitéLii!est  point 
le  mérite  de  cet  esprit  plus  vif  que-large,4)lus  perçant  qu'étendu  ,^ui 
n'aperçoit  d'habïtude  qu'un  côté  des  questions  et  ne  s'occupe  quîl  re- 
chercher le  point  vulnérable  de  son  ennemi  pour  y  enfoncer  l'aiguillon 
de  sa  colère  ou  de  son  sarcasme.  La  justice  retarderait  l'élan  de  sa  pa- 
role acérée.  11  est  dans  la  nature  du  pamphlétaire  de  rem|dacer  Tam- 
pleur  et  la  supériorité  des  vues  par  la  hardiesse  agressive,  par  l'inten- 
sité de  la  raillerie  ou  de  la  passion,  sous  quelque  forme  littéraire  qu'elle 
se  déguise.  11  n'en  est  pas  ainsi  de  Larra,  qui  çst^moinjjjgLpaii^^ 
tairei|uUm^peQseury  moins  l'homme  d'une  situation,  d'une  idée,  d'une 
veng^infie^-que  l'observateur  sincère  et  inépuisable  de  tous  les  phé- 
nomènes d'une  révolution,  moins  l'auxiliaire  d'un  parti  que  le  peûilre 
pléiit  dajHmy^uté  du  mouvement-de  toutes  les  opinions,  et  en  un 
mot  le  libre  humoriste~^d^un  pays  dont  il  compare  lui-même  les  agi- 
tations à  a  un  de  ces  jeux  de  mains  mystérieiix  et  surprenans  pour  ({ui 
en  ignore  l'artifice  secret.  »  Au  sein  de  ce  tourbillon,  la  justesse  de  son 


m  mnioiBTE  «fagiiol.  233 

iMm  sens  faiompbe  sans  effort.  Échappant  par  rindépendance  de  son 
ii^onre  à  Fiiîflaence  périlleuse  de  passions  factices,  aux  faux  jours  de 
systèmes  sans  rapport  avec  Tétat  de  l'Espagne^  il  secontente  d'être  le 
speciateurclairvoyant  de  toutes  les  folies  qu'engendre  la  dornination 
de  ces  passions  et  de  ces  systèmes;  il  raconte,  raisonne^  médite,  raille^ 
niultipIîe7ës||oints  et  parfois  son  imagination  yiejpt  donner  aux 

Yérité;^  qu*ii  ohi^rve  un  relief  particulier,  unç  couleur  poétique  inat- 
tendue qui  indique  mieux  ce  qu'il  y  a  de  variété  dans  son  génie.  Tel  est 
le  firagmeni  où  il  veut  décrire  ce  malaise  qui  natt  pour  un  peuple  d'un 
demi-«avoir,  du  pressentiment  vague  d'une  vie  meilleure  à  laquelle  11 
aspire,  msis  dont  il  ne  sait  pas  encore  les  conditions,  a  Quand  un  pays, 
dît-il,  approche  du  moment  critique  d'une  transition ,  et  que,  sortant 
des  ténèbres,  il  commence  à  voir  briller  une  légère  lumière,  il  n'a  pas 
eu  le  temps  de  connaître  le  bien,  mais  il  sent  le  mal  dont  il  prétend  se 
délivrer,  aimant  mieux  courir  les  chances  d'un  état  nouveau  pour  lui. 
n  lui  arrive  alors  ce  qui  arrive  à  une  belle  jeune  fille  sortant  de  Tado* 
lescence  :  elle  ne  connaît  ni  l'amour  ni  ses  joies;  son  cœqr  cependant 
ou  la  nature,  pour  mieux  dire,  commence  à  lui  révéler  des  besoins  qui 
v(mt  devenir  plus  pressans,  dont  eOe  a  en  elle-même  le  germe  et 
qu'elle  a  les  moyens  de  satisfaire,  bien  qu'elle  ne  le  sache  pas.  La  va- 
gue inquiétude  de  son  ame  qui  cherche  et  désire,  sans  deviner  quoi, 
la  tourmente  et  la  dégoûte  de  son  état  actuel  comme  de  celui  où  elle 
vivait  naguère;  on  la  voit  alors  mépriser  et  rejeter  tous  ces  jouets  qui 
faisaient  peu  avant  l'enchantement  de  son  existence  ignorante.  »  Ne 
semble-t-il  pas  que  ce  soit  un  poète  lyrique  qui  parle?  A  côté  cepen- 
dant vous  retrouverez  la  veine  aristophanesque,  la  fantaisie  incisive  et 
hardie.  Vous  pourrez  voir  dam  Vffùtnhre-Ghbo  cette  étrange  classiflca* 
tiou  politique  et  sociale,  empruntée  à  la  physique,  de  r homme-solide, 
l'homme4îquidê  et  rhomme-gax;  les  analogies  imprévues  jailliront  sous 
la  |dume  de  l'auteur. 

c  Uhomme^oUde,  dit  Larra,  est  cet  homme  compacte,  ramassé,  obtus,  qui  së« 
joume  dans  les  régions  inférieures  de  l'atmosphère  humaine.  11  ne  peut  vivre 
qu*au  contact  de  \k  terre.  Cest  rAniée  moderne,  Y  homme-racine^  le  solide  des 
solides.  Une  absence  presque  totale  de  calorique  le  maintient  dans  un  tel  état  de 
€ondens(Uion,  qu'il  occupe  le  moins  de  place  possible  dans  Tespace.  Vous  le  re- 
connaîtrez  d'une  lieue  :  son  front  est  incliné,  son  corps  se  courbe,  ses  yeux  ne 
fixent  aucun  objet,  il  voit  sans  regarder,  et  c'est  pourquoi  il  ne  voit  rien  claire- 
ment. Lorsque  quelque  cause  qui  lui  est  étrangère  le  met  en  mouvement,  il 
rend  un  son  confus,  barbare,  profond  comme  celui  de  ces  masses  énormes  qui 
se  détachent  au  moment  du  dégel  dans  les  contrées  polaires...  \2 homme-solide 
couvre  la  face  du  globe.  Cest  là  base  de  l'humanité,  de  l'édifice  social.  Comme 
la  terre  soutient  tous  les  corps  et  les  empêche  de  se  précipiter  vers  le  centre, 
\ homme-solide  t^  le  point  d'appui  de  tous  les  autres  hommes.  (Test  de  cette  es- 

TOME  XXI.  16 


fàoe  qu'est  tant 4lre  «èjeci,  k  ywki^  V&uâsm^ntk^^k^  en  vm  mai,  faine Ijit 
et  ne  saara  jamais  ce  qu'on  dit  de  loLIl  nerattonaeims^il  aeseiifieiMsài^i 
trayaii  inteUigent,  il  sert  et  voilà  tout.  SàtiA  kommes-soUdes  il  n*j  auwt  pas  de 
tyrans,  et,  comme  ceux-là  sout  éternels,  il  n*est  pas  probable  que  ceux-ci  aient 
une  fin.  (Test  la  multitude  immense  qu'on  appelle  peuple,  qu'on  trompe,  qu'on 
foule  aux  pieds,  et  sur  laquelle  on  s'^élève.  Elle  vît  à  la  peine,  elle  sue,  eIlesou£fre, 
tQuelquefois  elle  s'agite  d'une  façon  terrible,  comme  le  sol  quand  11  tremble.  Oa 
dit  idors  qu'elle  ouvre  les  yeux,  et  il  n'en  est  tien.  Antanft  il  vaudrait  appeler  léi 
yeux  de  la  terre  œs  crevasses  monstrueuses  qne  produit  un  volcan... — Vkomm» 
éêquiée  rBHt,<comt,  change  de  po«Kion,  se  inréeipHe  pour  remplir  to«s  tes  ^mém. 
H  a  déjà  un  degré  phis  élevé  de  cakmqae.  fi  flcq^ale  ooaliQiicUeflMiift  «oImt 
de  Vhamme'-soUde^  l'entaare,  le  pénètae;,  reiivelf)f|»e,  le  unie...  Aaiia  ka  m^ 
mens  de  révolution»  s'il  est  un  instant  repanasÀ,  il  s'élance  bientât  iiors  de  «on 
cours  et  accroît  sa  propre  force  de  celle  des  masses  aveugles  qu'il  entraine  avie 
lui...  Plein  de  prétentions,  il  fait  du  bruit,  défie  le  ciel,  a  quelque  chose  comme 
une  voix  et  trouve  un  écho.  C'est  là  une  différence  essentielle  entre  le  solide  ^ 
le  liquide,  à  notre  sens.  La  pierre  ne  produit  une  rumeur  sourde  que  lorsqu'on 
la  fait  rouler;  Peau  murmure  par  cela  seul  qu'elle  existe  et  qu'elle  coule.  H  ea 
est  de  même  de  la  classe  moyenne  de  Thumanité,  t!'où  s'élève  un  bruissement 
continuel.  Le  coup  qu'on  donne  sur  un  corps  soKde  enlève  vn  morceau;  si  oa 
l^ppe  le  liquide,  il  en  résuite  des  ondaU^ons  et  on  mouvement  qui  ae  piih 
longe.  Ajoutez  eaeore  cette  observation  :  le  o«tp  iqai  atteint  le  fenple  n'^st  pr^ 
jndiciaUe  qu'à  lai;  le  coup  qui  atteint  la  clasM  BM^nne  Mabomse  <d'li«biUidt 
celui  qui  le  4oBae...  » 

On  «peat  dtscemer  t:e  qu'il  y  a  de  ¥nii  et  de  paradosal  dana  œs  d6^ 
Teloppemena  bizarres  doiit  la  aaveur  originale  se  perd^  nous  le  new- 
tons, dans  une  traduction  imparfaHe.  Quaat  à  ï homme  jag,  c'ert  eetaû 
qui  se  fraie  un  chemin  dans  rair^qni  met  un  pied  aur  Ihomme-^oluk, 
un  autre  sur  ïhammÊ-liqiride,  et,  poepaat  som  easor,  dît  à  tous  :  Je 
commande  et  je  n'obéis  pas!  Eofernoez  ee  fm  dans  unoteiiveloppe  qni 
en  contienne  ime  quantité  suffisante,  vous  aurez  rAoamuhMfaÂ.  Quel- 
quefois c'est  le  génie  dominateur  et  glorieux  qui  voyage  au-dessus  de 
la  face  du  monde  étonné.  En  Eftpaga^,  Iiarraii'y  pfint  unir  qpiwt  le  sym- 
bole de  l'in^duaUsme  effréné  et  aïoi^  ipii  s'élève  par^teiiasonlt 
en  vertu  d'un  effort  violent  et  nnl  réglé, floiteaaas  direction  et relofldie 
bientôt,  au  moindre  vent,  féroé  de  i»co«rir  au  vulgaire  innMdbiile«-- 
Dans  les  contrastes  de  cette  pensée,  qui  se  colore  tanttt  de  poésie  et 
tantôt  s'abandonne  aux  plus  fières  audaces  du  caprice  ironique,  fl  «st 
aisé  de  remarquer  ce  qui  met  surtout  rautetn*  de  YffwiAre-Blobo  à  pari 
des  pamphlétaires.  La  politique>  à  vrai  dire,  n'est  point  un  but  pour 
lui,  et  ce  ne  serait  pas  trop  même  de  se  demander  s'il  a  un  but  quel- 
conque,  autres  que  le  plaisir  amer  de  l'observation.  La^ndilioue  n'a 
qu'un  iiitérétiuica.yuix ,  .jm^Iul  djâfesjfline  jlgs  jnanifestationg  del'acti- 
vité^maine,  un  diamp  nouveau  où  il  peut  plus  à  l'aise  embrassa 


dairtpHrfb»9»niejciif|HfàktiiatareiiBnFend^  lesse^ 

erets  aTce  mie  baotaine  attgacîÉé.  Le  jpanqièlétaire  s*elbce;  c'est  le 
pcMeot  qni  letle,  «^  le  penee»  ytolond^  WMffé>  pittoresque^  gui  (je*- 
pennUe  Faetualilé  de  ce  qn'eDe  a  d'éphéinère  pour  aller  rechercher 
^îDiFàriaUcjBMraeejl^^ 

ima^mterieur  déïairie  sociale,  L'écriTainpbiéniiqiie  disparaît;  c'est 
kr  fiwiraliato  hrAtast  qni  dévouera  cette  plide  hideuse  que  les  révcdii-^ 
lîsBO  eDtatttieBMnt:.  f  iotiigne^  flQOye»  tmjoiirs  «Nineau  de  panrenir, 
-—  l'Éiiripie,  qai  ooosiiteà  se  biea  inpareii4sr,  a  Aiire  briller  le  mérite 
quToir  s'a  pas^  à  éîrr  phssqa'oD  ne  sait,  à  ealoimiier  c^ii  qai  ne  peui 
vèffÊmàatj  à  tpéadev  wût  la  hoime  loi  dee  aatrea,  À  écrire  en  faveur  de 
œlaî  qui  commaiide  et  rarement  conire,  à  avoir  aae  opinion  tranchée^ 
-^bie»  qn'an  fsnd  oa  n'en  esthne  aucune,  —  pourvu  que  ce  soit  cdle 
qiâ  triomphe,  à  oonnaftre  le&  hommes^  m  les  considérant  comme  dea 
instramens,  sauf  a  lea  traiter  comme  des  amis,  à  cultÎTer  l'amitié  des 
femmes  comme  un  terrain  productif,  àse  marier  à  temps,  mais  non  par 
honneuTyreconnaissance  ou  antres  illusions»  Ces  mille  aperçus,  ces  por- 
traits ^etatî^"^  i»-^^i  ftw^  .in  i»!  ^^plSgr^nl  ni  Li^ii^  «Hrtfilhmf  iJAVl^ 

ka  rnmpnsitioBS  de  lapra,-€t  enr fantim  tissar  pleie^  ienee  ^' d'éclai 
varié,  tgjailhaar  est  qn'sn  agnarhawt  aan  BMsqnt  à  tintrigne,  Ukk 
tenr^Q2I^^P  ^  VinCGuUiMepyiiMKe  decei^^ 

I/ifMp[lriABmi  jfi  f^»^j  gnJAnn  yiintift  âaïAiritA  nmïnnÎA^  tmt  «iina 

cesse  à  la  rechgAtde  tmia  ks  caatraetes  de  ia  vis>  Ce  qui  rinspîre, 
deit  la  réalité  qoe  ces  contrastes  mêmes  readeet  si  draaiatiqae;  c'est» 
l'homme  dans  tantes  ses  cen^eiisi  sar  tous  ks  tbéttrssoù  sa  nature 
sedépkie.  Le»  miaaa^iLjœ  tître^ Jia  skmU  pae  ubl  (^^ 
idtraianJLBgy  rhumonate  espagnol  que  la  politique;  eUes  sont  le  re- 
flet de  ce  qu'il  y  a  de  plus  intime  en  nous.  L'auteur  de  YHambn-Gloi& 
promène  son  reipund  ssr  les  coutumes  qui  s'ethcent,  qui  se  traasfor-^ 
ment,  qui  se  renouvellent;  il  reproduit  tous  les  types,  même  ceux 
qu'mie  obeervatkn  mkroscopique  peut  seuk  entrevoir.  U  faut  le  re* 
nnrquer  :  poar  un  tel  géme,  qui  ne  suit  poiirt  d'antre  règk  que  le^ 
caprice,  il  nfesl  pas  éepetttea  choses,  pas  un  détail  de  moeurs  indiSé- 
rent,  pomt  d'eiistenoe  sociale,  si  infime  qu'eUe  soit,  qui  n'ait  sa  poésie 
et  son  côté  sérieux.  De  même  que  Lamb  disaerte  sur  la  mélancolie  dea 
tailleurs,  Larra^jivec  un  talent  plus  énerEi<Iue>-^l  »  >noiB«  de  douce 
et  BBived^réatesee,  emploie  sa  poétiqtieircaiJejLéçjIre  rhisloire  de  la 
CUfaiimSreàdJia  son  essai  sur  Um  Mitm»  profmmom,  ou  les  maym$ 
4ê  tasre  fMéne  domwa^jMa  de  qmi  mmrê.  U  peintsa  grandeur  et  sa  dé- 
cadence; il  la  prend  jeune  iille  insouciante  et  livrée  au  plaisir,  pour  la 
suivre  dan^  sa  malarité  delà  flétrici,  dans  sa  vieillesse  avilie  et  méprisée, 
qu'il  traDsflgure  tout  à  coup,  rekmnt  la  gloire  raiUeuse  de  ses  fonc- 


X 


236  uvoB  MB  nra  MomBS. 

tions.  a  La  nuit»  à  la  clarté  de  la  lune,  dit  Larra,  la  chiffonnière  est  im-^ 
posante  à  voir,  lorsqu'elle  étend  son  crochet  pour  retirer  son  butin  et* 
s'arrête  alternativement  sur  chaque  seuil.  Il  semble  qu'elle  va  frapper 
à  toutes  les  portes,  annonçant  le  passage  prochain  de  la  Parque.  Sous 
ce  rapport,  elle  fait,  <kns  la  rue,  l'office  du  crâne  décharné  dans  la  cel-> 
Iule  du  religieux.  Elle  invite  à  la  méditation,  à  la  contemplaticm  de  la 
mort,  dont  elle  est  l'image...  La  chiffonnière  se  peut  bien  comparer  à  la 
mort;  elle  aussi,  elle  nivelle  toutes  les  hiérarchies.  Dans  son  panier 
comme  dans  le  sépulcre,  Cervantes  et  Avellaneda  sont  égaux.  Là  comme 
dans  un  cimetière  tombent  pêle-mêle  les  décrets  des  rois,  les  plaintes 
des  malheureux,  les  soupirs  de  l'amour,  les  caprices  de  la  mode.  Là 
se  coudoient  Calderon  et  tel  poète  inconnu.  La  chiffonnière,  comme  lt> 
mort,  heurte  d'un  pied  égal  le  taudis  du  pauvre  et  la  demeure  royale. 
Toutes  deux  elles  jettent  de  la  terre  sur  l'homme  obscur  et  ne  peuvent 
rien  contre  celui  qui  est  illustre.  De  combien  de  proclamations  pom- 
peuses la  première  n'a-t-elle  pas  fait  justice,  tandis  que  la  seconde  en 
enlevait  les  auteurs!...  »  L'ironie  deyjeni ailleurs  plus  poignanteet 
plus  bizarre  au  milieu  de  la  trivialité  dn  sujet.  Voyez  cet  amoureux  qui 
veille  et  espère  jusqu'au  matin  sous  les  fenêtres  de  sa  maîtresse.  Que  ne 
donnerait-il  pas  pour  avoir  un  seul  de  ses  cheveux,  un  lambeau  de  pa- 
pier où  sa  main  aurait  tracé  im  seul  mot,  un  seul  caractère?  11  n'ob- 
tiendra rien.  Voilà  la  chiffonnière  qui  passe  et  interrompt  son  attente  : 
il  la  maudit,  la  méprise,  et  elle  cependant,  jetant  son  crochet  dans  les 
débris  de  chaque  jour  balayés  parles  valets,  elle  trouvera  ces  cheveux, 
dépouille  d'une  tête  adorée,  cette  écriture  que  l'amant  cacherait  avec 
jalousie  sur  son  cœur,  qu'il  paierait  au  poids  de  l'or^  puis  elle  repren- 
dra son  chemin,  tournant  un  œil  moqueur  vers.eeiùi  qu'elle,  a  troublé 
un  moment  de  sa  présence,  a  Ce  que  c'est  que  de  ne  pas  s'entendre! 
ajoute  l'auteur^  combien  de  fois  le  tionheur  ne  passe-t-il  pas  ainsi  à  nos 
côtés  sans  que  nous  l'apercevions!  d  11  y  a^  ce  nous  semble,  dans  ces 
fragmens^jquel4ue4:base  du  sarcasme-amer  de  Haml^ jlanaJULiâme- 
tière^QÙJ.e4)iace^  Shakespeare.  Le  caprice  ironique  a  sa  source  dans  le 
plus  puissant  instinct  de  k  réalité  humajpe  et  dans  l'observation  pro- 
fonde de  tous  lessentiinensrd^ toutes  les  imprimions qu'ellejMSUt faire > 
naître  dans  l'ame.  C'est  là,  au  reste,  ce  qui  distingue  ces  vrais  rois  de 
la  fantaisie  des  profanateurs  vulgaires  qui  usurpent  ce  Utre,  croient 
être  de  parfaits  humoristes  parce  qu'ils  n'ont  pas  le  sens  commun,  et 
s'efforcent  de  remplacer  l'animation  intérieure  par  la  bizarrerie  extara- 
vagante  des  formes,  sans  songer  que  l'imitation  la  plus  impossible  est 
celle  qui  s'attache  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  fugitif  et  de  plus  insaisissable 
dans  le  génie  humain. 

La  critique  httéraire  tentait  aussi  parfois  ce  charmant  et  Vigoureux 
esprit,  et  il  y  portait  ses  qualités  et  ses  défauts  :  une  science  peaétiea- 


Ulf  H1IV0M9TS  ESPAGNOL.  937 

dtt^,  une  inexpérience  assez  visible  lorsqu'il  touche  à  des  noms  his- 
toriques ou  même  à  des  talens  contemporains  dont  les  nuances  lui 
échappent,  une  érudition  suspecte,  si  c'est  un  défaut  dans  ce  genre  de> 
critique  libre  et  agUe  dont  la  variété  est  Fessence,  et  en  même  temps 
une  rare  justesse  de  vue  à  Taide  de  laquelle  il  devine  ce  qu*il  ne  sait 
pas,  une  fécondité  de  bon  sens  qui  alimente  le  feu  de  Timagination* 
et  de  la  verve,  et  ce  don  singulier  d'animer  d'un  soufiQe  créateur  les 
moindres  sujets.  Larra  effleure  toutes  les  questions  littéraires,  sa- 
chant toiyours  trouver  le  point  où  elles  se  lient  aux  questions  mo- 
rales, aimant  surtout  à  les  rattacher  au  développement  de  la  civilisa- 
tion dans  son  pays.  Plu&Jlun6.d&.ae&.mt|ques  ^^^ 
et  délicate  analyse  du  cœur  ou  de  la  société  espagnole.  Au  milieu 
de  ses  fragmens  sur  le  tbëàtre,^ur  £»  ia/tr<;  ei  leê  êoiirifiues,  sur  la 
polémique  littéraire,  sur  les  oeuvres  qui  se  succèdent,  il  n'est  pas  sans 
intérêt  de  prendre  celui  où  il  soumet  à  la  rigueur  de  son  appréciation 
un  ouvrage  renommé  en  France,  qui  eut  l'immortalité  de  cent  repré- 
sentations et  est  déjà  passé  de  mode,  —  Antany.  C'est  notre  littérature 
jugée  au-delà  des  Pyrénées  par  un  esprit  droit  et  supérieur.  Larra  ne 
méconnaît  pas  la  virilité  et  l'ardeur  du  talent  dans  Antony;  mais  il  y 
voit  le  résumé  de  tous  les  instincts  anti-sociaux  et  un  Véritable  chaos 
moral.  Il  suit  pas  à  pas,  dans  toutes  ses  péripéties,  cette  lutte  furieuse 
de  la  passion  aveugle  et  brutale  contre  la  société;  il  étudie  chacun  des 
personnages,  saisissant  merveilleusement  les  vrais  mobiles  de  leur  ca-^ 
ractère,  la  frénésie  des  sens,  l'orgueil  de  Tégoïsme.  Sans  doute  il  se 
peut  que  l'honneur  et  la  pureté  se  retrouvent  chez  une  femme  qui  a 
faibli ,  «  mais,  dit  l'auteur,  de  semblables  cas  doivent  être  jugés  dans  le 
for  intérieur;  qu'ils  restent  le  secret  du  cœur  et  de  la  famille!  Dès  que 
vous  érigerez  ce  cas  possible,  seulement  possible  et  non  ordinaire,  en 
dogme,  dès  que  vous  le  généraliserez  en  présentant  une  femme  qui  se 
prévaut  de  la  loi  impérieuse  de  la  nature  pour  couvrir  sa  faute,  vous 
vous  exposerez  à  ce  que  toute  femme,  sans  ressentir  une  passion  réelle, 
sans  avoir  d'excuse,  se  croie  une  Adèle  et  pense  avoir  un  Antony  pour 
amant.  Dès  ce  moment,  la  femme  la  plus  vile  se  trouvera  autorisée  à 
secouer  les  liens  sociaux,  à  rompre  les  nœuds  de  la  famille,  et  alors 
adieu  les  dernières  illusions  qui  nous  restent,  adieu  l'amour,  adieu  la 
résistance,  adieu  la  lutte  entre  le  plaisir  et  le  devoir,  adieu  la  dtflérenee 
entre  la  femme  vertueuse  et  la  femme  méprisable,  et,  ce  qui  est  pire, 
adieu  la  société,  parce  que,  si  toute  femme  se  croit  une  Adèle,  tout 
homme  se  croira  un  Antony,  considérera  comme  une  vexation  sociale 
tout  ce  qui  s'opposera  à  son  brutal  appétit.  S'il  prend  goût  à  une  femme, 
il  dira  :  C'est  une  passion  irrésistible  qui  est  plus  forte  que  moi!  et  con- 
vaincu d'avance  qu'il  ne  peut  la  vaincre,  il  ne  la  vaincra  pas,  car  il 
n'en  prendra  pas  les  moyens...»  Et  Antony  hii-même,  quel  est-il  aux 


sa  uvmrM 

yen  du  crittqae  mcralistét  Quel  motif  peut  légi(îiiier  sa  rérollet  Cmt 
]b  Tenhneuse  inquiétaide  d'oo  égoime  râalté  qm  s'étonne  que  le  mamàë 
ne  tradnîBe  pas  au^tèt  e»  loia  ses  eapriees.  €  Aniony,  ajoute  iitmiqii»- 
meal  Larre,  est  l'eiemple  de  ce  qne  drnnûent  être  toi»  los  hommes^' 
l'dtreie  i^us  parfait  qa'on  pûseiaragiiier.  CommeDcei  par  renuirquer 
qu'Antony  n'a  ni  père  ni  mèe^  H  cet  bdle,  œ  semble^  d'arriver  à  ce 
degré  de  perfection!  Fîls  doses  centres^  Tid^aire  bâtard,  il  est  la  peiv 
soDnificatkn  de  Flioœrae  dons  la  seciélè  telle  qne  nous  la  defaw  ar- 
ranger quelque  jovr.  Mous  autres  qui  avens  eu  le  nialtieur  de  coonattiv 
noÈPt  père  et  notre  nère,  nous  m  servons  qu'à  la  transîtîon,  nooi 
soHMnes  des  élément  vieMlis;  dont  on  ne  peut  rien  attendre  pour  l'ave- 
nir.  Celui  qui  voudra  être  à  la  hauteur  de  f  ère  nouvelle  verra  à  fainr 
en  sorte  de  ne  naître  de  personne...  »  Antmy  n'a  d'aiHeors  ascune  dt 
CCS  diilM*mités  physiqaesqai  fént  paurfsis  germer  la  tnine  dans  le  cœur; 
il  n'est  point  resté  dans  cette  spbrae  inlèrienre  où  l'envie  est  oonco- 
vaMe,  si  elle  n'est  pas  phts  jnste.  Il  a  reçn  de  ses  parens  inocniniis  une 
figure  privilégiée,  une  éducation  soignée,  un  talent  peu  commun.  U  a 
tout  appris,  il  sait  tout  Avec  ces  qualités,  fût-il  bitard,  ne  marcbe-tril 
pas  VégBl  de  tons?  Qui  lui  demandera  compte  de  sa  naissance,  s'il  est  vn» 
qu'il  possède  tous  ces  talens?  S'fl  invoque  le  préjugé  qui  frappe  l'ohscii- 
rite  de  l'origine,  le  cours  du  sîède  entier  lui  répond;  corabieD  de  for- 
tnnes  nouvelles,  fondées  sur  l'intelligence  et  le  courage^  sont  là  pour 
rabaisser  les  prétentions  de  sa  vanité  égeiste  et  superbet  Le  mon^  ne 
liH  interdit  pas  les  joies  do  ccenr;  mais,  s'il  veut  assurer  un  triomplw  an 
libertinage  de  ses  sens,  et,  pour  premier  exploit,  afficher  le  désbonoear 
d'une  femme,  il  fera  de  cette  femme  une  victime  et  se  réveillera  fan*^ 
même  au  pied  d'un  écbafaud  :  ce  n'est  point  la  société,  apparemment, 
qufil  faut  en  accuser.  Antony  se  plaindrait«41,  par  hasard,  de  ne  pas 
amr  la  richesse  matérielle?  Comment  vit-il  dans  le  luxe  alors?  Gom- 
ment peut41  tuer  des  chevaux  à  la  poursuite  de  la  femme  qui  loi 
échappe?  c  Noos  conclurons^^  toujours,  <ût  Larra,  que  ces  passions  magni- 
ficpiCB  nesont  point  un  mds  de  pauvre.  Si  cette  société  si  mal  organisée 
n'eût  pomt  procuré  à  Antony  assez  d'argent  pour  prendre  la  poste,  kmer 
une  auberge  tout  entière,  il  serait  resté  à  Paris  à  faire  des  vers  dassi- 
qnes.  Le  romantiame  et  les  passions  sublimes  sont  bouchés  de  gens  ri* 
d»C8  et oîdfB,  etc'est  faim  ici  qu'on  pent  s'écrier  :  livres  classiques!...  » 
Ce  tableau  d'auberge  arrive  bien  à  point  pour  résumer  tout  le  drame.  Le 
Critique  espagnol  le  définit  par  un  mot  :  c'est  une  eue  i9Uérii%ur9  fum 
pauvmpnudê  VdUùm.  11  est  rare  de  trouver  une  semblable  puissanoe 
d'analyse,  de  bon  sens,  de  raillerie,  ap(diquée  à  une  œuvre  littéraire* 
Les  vices,  les  oonèiedicliaDS  morales  de  ce  personnage  apparaisBenL 
Sa  i^ace  n'est  point  parmi  ces  types  glorieux  de  notre  siècle,  Werther, 
René,  Obermann,  qui ,  à  des  points  de  vue  diffiârens,  expriment  tout  ce 


^a'd  y  a  ds^rafoe  poésie,  4epoi||Q«ile  înœiiîiMde,  de^ 
Jnî,  d'aspinÉMM^et  deroprelsdans  wiAttBf»ideirMttlioii.  ftealitae»- 
ilnieoatni^cfimclèfesc'^ft'iiB^dflBpfenîficstiéiM^  littéraioie 
4e  ÏMo&iiÊm  qm  a  fait  de  rmiithèee  le  vmÊD^>wmqpt  de  son  art  boiih 
«ean,  foi  s'est  mise  à  «ater  layroUtéanécoiiiiiie  des  voleuirs,  à  déi- 
Aer  la  parole  desoontisaBes,  àanelever  taule  jAjeotÎDO,  à  enioarer  de 
«s  préi&reBees  tout  être  ftortant  an  ifirant  le  a^ae^  laréheffian^  et 
^  m  •■!  per  se  BMÉh^  «a  dslKHS  (de  k  aatare  ceaaflK  de  la  aodété. 

Que  eaMe  iittératare  iore  ^  f ébnle  répsttde  à  qn^ip^ 
âaiacaispt  aueeÎB  de  la  eedélé française,» n'est  poiôt  là, au  sarplus, 
la  firenii^  des  préocoupatioas  deLarra;  ce  qui  cât  certain  pour  lui, 
c'est  cpi'eHe  n'est  point  tvraie  ett  EqMkgae,  et  il  ipeÎDt  Titifluaioe  cof^a^ 
gîeose  fu'dle  exerce  a^ec  une  énergie  fiMniliëM  at  fnttonsi(tte.  «  La 
fûe,  4it*il ,  est  un  Toyage;  cdni  qui  l'entreprend  ne  sait  point  où  il  'va, 
SMÉs  il  croit  ^er  an  bonheur.  Va  autre,  <qui  est  purti  aifaat  lui  eit  qui 
nrvîentdéîi,  lerenoantre  sur  le  chemin  ietkn<dit:^  ¥as4uf  pour- 
«quoi  iant  d'eaapresBement?  Jeaais  allé  însqu'où  on  pent  atteindre.  On 
aous  a  trompés  t  en  nous  a  dit  ^<au  terme  dece  ^yage  onireufait  la 
pu  «t  le  repo^4Bais-ln  ce  qu^d  y  a  au  haut?  U  n'y  a  rien.  «-Que  >rè- 
paadra  l'homme  qui  s'acheminait  péniblesnent?  U  dira  :  S'il  n'y  a  rien, 
  ne  Tant  pas  la  peine  d'aller  plus  avant  Et  cependant  il  Haut 'marcher, 
pasee  que,  si  le  bonheur  n'est  nulle  part,  il  est  cependant  âadidHtable 
-qm  ie  pins  «grand  bienHâtre,  pour  l'humanité,  est  le  plus  loin  passible. 
Sans  <un  tel  cas,  rbomma  qui  est  venu  pnckoner  qu'il  avait  découvert 
le  néant  ne  mérite-t-ï  pas  reiéoratiende  oetui  qu'il  idétnompe?— Voilà 
ee  <que  iont  pour  bous  ceua  qui  veulent  nous  damier  la  Mttéraluiie  de 
la  ftanoe,  la  dernière  littérature  posaUe,  celle  qsi  exiMrkne  la  réalité 
nue  et  horrible,  et  ils  nous  causent  encore  nn  plus  grand  dommage, 
car  :«a:,  au  moins,  avant  d'en  arriver  là,  ils  (»t  «aûté  l«us  les  phdsics 
impréras  du  diemm ,  ils  ont  eu  l'espérance.  Qu'ils  noos  laissent  plutôt 
les  dMractions  du  voyage  et  ne  nous  désenchantent  pas  an  moment  dn 
départ!  S'il  n'y  a  rien  à  la  fin ,  qu'ils ^nous  laissent  le  soin  de  le  décou^ 
vriri  Si,  «1  bout  delà  route,  mmsne  devons  pas  trouver  de  verger  dé- 
Mciaua,  jouissons  du  moins  des  fleurs  qui  bordent  notre  chemin  1...  s 
Sans  doute  tout  n'est  point  admissfltle  ici,  et  on  pourrait  aisément  ré- 
pondre que  laPrance  dk  mime  na  se  reooraialt  (point  dans  ces  images 
grossièrement  enluminées,  où  il  ne  reste  rien  de  sa  noble  figure;  mai^, 
an  fond,  en  voit  nrtieinant  saisie  la  diflérence  des  dvilisationSi^ l'une 
avancée  déjà,  mûrie  et  travaillée  par  raomens  de  ces  dégoûts  passa- 
gers que  produit  l'cipérienoe;  l'autre  à  peine  renaissante,  incertaine  et 
accessible  à  toutes  les  influences.  Le  danger  imminent  pour  la  Pâiin*- 
SHle  aat  eigaaié  :  c'est  i' tmîlailion  exagérée,  ipii  ne  peut  feiire  éclore  que 
des  oeuvres  ieurtices.  La  farce  qu'elle  emploie  à  s'inoculer  la  pensée  des 


940  EKTOB  DIS  DBOX  MORDIS. 

autres  peuples,  l'Espagne  n'a  qu'à  la  consacrer  à  s'étudier  elle-rnême) 
à  rechercher  ses  propres  sentimens,  à  écouter  ses  pulsations  intérieures^ 
à  se  rendre  compte  de  ses  besoins,  de  ses  tendances  et  de  ses  idées.  C'est 
de  ce  traTail  que  pourra  sortir  une  littérature  yraiment  nationale  par 
le  fond  et  par  la  forme;  c'est  ainsi  que  l'Espagne  pourra  Toir  reparaître 
dans  les  écrits,  à  quelque  genre  qu'ils  appartiennent ^  cette  couleur 
naturelle  et  distincte  qui  varie  suivant  les  hommes,  suivant  l'ordre  de 
travaux  auquel  ils  s'appliquent:  —  l'originalité,  en  un  mot,  qui  se  dé- 
gage insensiblement  dans  toutes  les  révolutions  de  l'inlelligence. 

Cette  originalité  littéraire  dont  la  première  source  est  dans  le  senti- 
ment exact  de  la  vie  morale  d'un  pays  et  d'une  époque,  et  qui  se  mani- 
feste par  l'éclat  particulier  d*une  forme  propre  et  spontanée,  Larra  est 
assez  heureux  pour  la  posséder,  lorsque  si  peu  d'écrivains  autour  de 
lui  en  ont  le  secret.  Tout  ce  qui  tient,  en  effet,  a  la  rénovation  intellec- 
tuelle de  l'Espagne,  —  travaux  politiques,  œuvres  de  la  scène ,  poésie 
lyrique,— se  ressent  des  influences  étrangères  sous  lesquelles  cette  ré- 
novation s'accomplit.  L'incertitude  de  la  pensée,  chez  la  plupart  des 
publicistes  et  des  poètes,  se  trahit  par  Tabsence  du  style  ou  par  une 
abondance  confuse  de  couleurs  empruntées  à  toutes  les  littératures  eu- 
ropéennes. Gil  y  Zarate,  l'un  des  plus  remarquables  auteurs  drama- 
tiques, n'écrit  qulmparfaitement.  Zorrilla  se  livre  souvent  à  un  ar- 
chaïsme brillant  qui  est  un  jeu  pour  son  imagination.  Espronceda,  le 
plus  audacieux  des  poètes,  qui,  dans  son  ébauche  étrange  du  DiabUh 
Mundo,  a  essayé  de  montrer  ce  qu'engendrerait  de  dégoût  l'union,  dans 
rhoiiHUe,  de  l'éterneUe  jeunesse  du  corps  et  de  la  vieillesse  prématurée 
de  l'ailie,  a  échauffé  son  imagination  à  la  lecture  de  Faust  ou  de  Masih 
fred,  et  est  mort  trop  jeune  pour  avoir  pu  se  soustraire  à  Timitation, 
pour  avoir  pu  acquérir  l'originalité  entière  de  l'idée  et  de  l'expression. 
Uartzenbusch  est  peut-être  un  des  écrivains  qui  ont  le  mieux  réussi  à 
assoupUr  la  langue  moderne,  à  lui  donner  une  correction  nouvelle,  à 
trouver  la  vraie  mesure  de  la  forme  littéraire.  Larra  s'élève  au-dessus 
de  tous  par  loriginalité.  qu'il  s'est  faite  et  a  un  rang  à  part  dans  la 
renaissance  contemporaine  de  Tart  espagnol.  Ses  images  sont  nettes, 
précises,  coloréies  et  justes.  Son  style  est  serré  et  nourri,  étincelant  et 
substantiel;  plein  d'une  force  native,  il  ne  se  pare  pas  de  fausses  ri- 
chesses, ne  se  traîne  pas  dans  les  lieux-communs;  il  est  clair,  accentué, 
rapide,  quelquefois  mêlé  d'affectation,  de  détails  d'une  subtilité  exces- 
sive, de  hardiesses  peu  scrupuleuses,  mais  toujours  fidèle  à  la  pensée 
qu'il  exprime.  L'auteur  du  Pobrecito  Hablador  se  rattache  à  une  tra- 
dition d'écrivains  qui  représentent  l'art  littératre  en  Espagne  à  un  point 
de  vue  sous  lequel  on  ne  l'envisage  pas  d'habitude.  Pour  ceux  qui  étu- 
dient superficiellement  les  littératures,  le  génie  castillan  est  essentiel- 
lement fougueux  et  hyperbolique,  naturellement  empreint  d'une  exa- 


gération  pompeuse.  La  langue  espagnole  a  la  splendeur  du  coloris, 
l'opulence  de  la  pourpre,  Téclat  fastueux  plutôt  que  la  précision  et  la 
netteté.  Cette  pompe,  cette  passion  de  Thyperbole,  se  retrouyent,  il  est 
Trai,  chez  beaucoup  de  poètes  et  même  d'historiens;  mais  ce  serait  une 
erreur  d'y  Toir  le  caractère  exclusif  du  génie  espagnol  :  plus  d'un 
ex^nple  prouve  qu'il  possède  justement  ces  qualités  qu'on  lui  dénie,— 
l'exactitude,  la  force  de  concentration,  une  simplicité  tour  à  tour  mille 
ou  facile,  une  certaine  sobriété  qui  s'allie  au  besoin  avec  la  richesse.  Il 
y  a  des  prosateurs  anciens  et  trop  peu  connus,  tels  que  Ferez  de  Oliva, 
l'auteur  d'un  Dialogue  sur  la  dignité  de  F  homme,  dont  les  pages  be  se- 
raient point  indignes  d'être  placées  à  côté  de  celles  de  Bossuet  pour  la 
grandeur  naturelle  et  sévère.  L'Espagne  a  un  historien  qui  atteint  par- 
fois à  la  concision  de  Tacite  :  c'est  Bfelo ,  le  narrateur  des  guerres  et  des 
souUvemens  de  la  Catalogne,  Dans  un  autre  genre,  cette  littérature  pi- 
caresque que  nous  citions  n'est-elle  pas  tout  entière  un  modèle  d'ima* 
gination  sans  emphase,  de  souple  légèreté,  de  vivacité  prompte  et 
précise,  de  style  dégagé  de  toute  enflure?  Quelle  langue  plus  fermé, 
plus  nette  dans  son  ampleur  et  sa  poésie,  que  celle  de  Cervantes,  à  la- 
quelle il  serait  difficile  de  rien  retrancher?  Larra  parle  cette  langue, 
non  par  un  effort  d'imitation  servile,  mais  naturellement  et  en  l'ap- 
propriant à  l'époque  où  il  vit,  en  essayant  de  faire  ce  que  ferait  l'auteur 
de  Don  QuiehoUe,  s'il  était  condamné  à  écrire  sur  la  responsabilité  mi- 
nistérielle, V élection  directe  ou  les  jeux  de  bourse.  Et  qu'on  ne  dise  pas, 
ainsi  qu'il  le  remarque  dans  un  essai  sur  les  dçstinées  littéraires  de 
l'Espagne,  que  Cervantes  ne  descendrait  pas  à  de  semblables  petitesses, 
car  ces  petitesses  composent  aujourd'hui  notre  existence,  et  le  signe  le 
plus  incontestable  du  génie  est  d'assortir  sa  pensée  comme  sou  exprès- 
non  à  son  siècle.  Larra  fait  ainsi  en  passant  la  théorie  du  progrès  des 
langues. 

Certes,  s'il  est  un  spectacle  dramatique,  c'est  celui  que  peut  offrir  la 
défaite  d'une  raison  si  forte  qui  sait  se  parer  de  toutes  les  grâces  de 
l'originalité  littéraire.  Telle  est  pourtant  l'histoire  de  Larra.  A  tnivero 
tant  d'éclairs  de  bon  sens,  de  poésie,  d'ironie  féconde,  de  vérité,  il  n'est 
pas  difficile  d'apercevoir  la  passion  meurtrière  qui  envahit  peu  à  peu 
son  ame,  mine  insensiblement  son  génie  et  se  décèle  par  les  ébranle- 
mens  fébriles  qu'elle  imprime  à  ses  facultés.  C'est  le  scepticisme, — un 
scepticisme  d'abord  déguisé  sous  l'enjouement,  sous  Thumeur  facile, 
mais  qui ,  au  lieu  de  s'épuiser  en  se  satisfaisant  comme  un  caprice  de 
jeunesse,  persiste,  s'enracine,  s'étend,  finit  par  occuper  toutes  les  ave- 
nues de  son  esprit  et  de  son  cœtir,  et  projette  son  ombre  sur  tout  ce  qui 
l'entoure.  Larra,  on  le  voit  trop  au  fond,  n'eut  jamais  foi  à  rien.  Toutes 
les  vérités  de  ce  monde,  à  son  avis,  tiendraient  sur  un  papier  à  ciga- 
rette. C'est  de  lui-même  qu'il  dit  :  «  Je  sais  de  bonne  source  qu'il  ne 


CMk  à  atteuBechose  née  «u  à  Mittor,  es  quoi  il  agi#  oeomMi  oslnqiiî 
a  expériomilé  la  ne.  »  Qoelquea  dforts  qu'il  fawe  pour  se:  cemnioQm 
kiirmêmo  et  conTaÎBcre  tes  autres  que  VÀre  mortel  n'est  pas  le  Jonek 
àok  hasard,  qu'il  a  un  buta  poursurrre,  q^e  le  den^r  soeial  csli  digne 
qu'on  s'y  attache,  que  tout  n'est  point  hypocrisie  on  calcul  dans  lee  sen- 
timens  humains,  dans  le  déTonemeiit  et  dans  Famom,  de  <|«ehpiehH< 
eîdîlé  merreiUense  qu'il  jouisse  par  monens,  lorsqufi^s'avréte  pow 
iiegarder  autour  de  lui,  il  cède  au  penchant  chaifiie  jour  pies  fort  qié 
L'entraîne;  chaque  pesiqu'R  lait  en  ayant  dans  cette  voie  est  sans  retour. 
La  méchanceté  élemelle  de  rhomme  délient  la  seirie  cboeo  certaine 
pour  hii;  le  mal,  c'est  la  yérité  sur  cette  terre;  le  bien,  c'est  rillum% 
dira*t-il.  L'excès  du  doute  étoufitb  la  pitié  et  produit  un  mépris  suprême* 
Mous  n'imaginons  rien,  nous  ne  faisons  qu'emprunter  aim  essais  de 
Larra  les  traits  personnels  et  épars  €|m  le  caractérisenL  Las  nlure  et 
l^habitude  des  voyages,  qui  ne  laisse  à  aucune  aflbction  le  temps  de  se 
iNTmer,  ont  tait  de  lui  l'être  le  plus  rempli  d'enyiesetle  fins  hkod^ 
stant  qui  soit  au  mondé.  Il  n'est  pas  de  lieu  qui  puisse  loi  plaire  et  le 
fixer  pendant  tout  un  moi^  il  n'est  point  d'amitié  qni  garde  son^  prà 
au-delà  d'une  semaine  à  ses  yeux.  S'il  pardonne  à  la  fie  sa  longneiav 
c'est  parce  que  seule  elle  offre  le  moyen  de  changer;  la  mort,  em  eflU^ 
est  le  terme  de  toutes  les^  inconstances.  La  beauté  la  plus  cbamante 
aura  pour  lui  ses  momens  de  repoussante  laideur,  et  tt  n'est  pas  àletr 
froyc^le  mégère  qui  ne  l'enchante  une  fois  au  moins.  Cette  inquiétade 
innée  communique  parfois  a  ses  actions  quelque  chose  de  fiévreux,  de 
nerveux,  de  provoquant.  L'ennui  s'empare  de  lai^  et  il  n'a  d'autre  res^ 
source  alors  que  d'errer  sans  but  au  mûieii  de  k  foule.  Un  sourire  anMt 
d'indiflërence  se  promène  sur  ses  lèvres;  il  perte  un  lorgnon  avec  liii^ 
ion  pour  y  voir  mieux,  mais  afin  de  peuivoir  regarder  fixement  œ  qm 
le  choquC;  car  celui  qui  a  la  vue  courte  a  le  droit  d'être  impertinent.  H 
ne  salue  m  amis  ni  connaissances,  parce  qne  ce  serait  prendre  lai- 
même  un  rôle  dans  cette  comédie  dont  il  prétend  être  seulement  le 
m)edateur.  Étrange  effet  de  l'ennui  I  il  reçoit  insensible  toutes  les  hn- 
pressions;  dans  des  jours  pareils,  il  n'y  a  pour  lui,  dit-il,  m  belles,  ni 
laides  femmes,  ni  amour,  ni  haine.  C'est  la  plénitude  du  dégoût  Larra 
n'avait  qu'à  consulter  ses  propres  souvenirs  lorsqu'il  écrivait  dans  aon 
morceau  sur  la  Saiire  :  €  L'écrivain  satirique  est,  comme  la:  fauDe»  un 
corps  opaque  destiné  à  refléter  la  lumière,  et  c'est  le  seul  peut-êtredont 
en  puisse  dire  qu'il  donne  ce  qu'il  n'a  pas.  Ce  don  naturel  de  voir  le 
vilain  côté  des  choses  plutôt  que  le  beau  est  ordinairement  son  tour-* 
ment  Son  attention  se  porte  sur  les  taches  du  soleil  pkitAt.qne  sur  sa 
himière,  et  ses  yeux,  véritables  microscopes,  aperçoivent  lé  vîdo'ex^ 
géré  des  pores  et  les  iaégabtés  extérieures  dans  une  Vénus  où  les  an-< 
très  ne  voient  qne  la  perfection  des  fsnnes  et  la  beauté  des  contours;. 


mm 

arrière  Taetion  ea  apparmcegéttinBUflè^  U  saint  le  nMMe  meaprin 
itfm  la  fifoduit.  Et  cei^odant  on  anwUe  oda  être  heureuxl...  Ctest  la 
iroide  imfiMribaité  du  miroir  fui  neflète  les  figures,  noii-seiileineiit 
jaoB  brîUer  4aTatiti^6,  mais  encom  es  t'iebacurcisiaDt  luft-mème.  »  Tsl 
«st  le  triste  et  soHibre  foyer  d'eu  jaillissent  le  plus  scHiveot  les  laeuis 
jrooiqiies,  la  gaieté  mardairte,  ies  rires  inegttioguiUes  qat  tfompeat  la 
inàe  «o  ranusant  et  lui  foot  crmoe  q«e  Técrirain  satirique  est  le  type 
Je  la  jovialité  et  de  TaUégresse. 

Larra,  par  le  fond  de  sou  caradère,  n'est  pM  sans  rapport  ayec  un 
humoriste  d'un  aytre  pays,  bien  fait  aussi  peur  être  raa^é  pami  ces 
détracteurs  violens  de  la  nature  humaine,  qui  sont  un  phénomèue  mo- 
jal  autant  que  littéraire  :  c'est  le  doyen  Swift.  On  sait  qudL  fut  ce  mer- 
«feiUéui  et  redoutable  esprit,  qui  Bfiettut  la  satire  dans  sa  vie  et  dans 
«es  actions,  pour  ainû  parler,  eacore  plus,  s'il  ^  possible,  que  dans  ses 
icrits;  hautain  serviteur  du  torysme  anglais,  quifoismtdéairer  etcraiadre 
ie  secours  de  sa  plume,  humiliait  sous  ses  caprices  les  secrétaires  d'état 
nux-mémes,  éprouvait  la  patieuce  de  ses  amis  par  mille  avanies,  fnir 
«ait  sentir  à  tous  le  poids  de  son  «affcasme  comme  pour  mieux  s'a^ 
sarer  jusqu'à  quel  point  il  pouvait  être  permis  à  un  berame  de  se  jouer 
de  ses  semblables,  di  eut  tcÂqours  soin  de  se  cuirasser  contre  ces  noUes 
^rils  de  l'ame  humaine,  la  tendresse  et  la  confiance!  Une  anecdote  le 
peint  tout  entier,  c'est  l'histoire  de  cesdeux  femmes  aimables^  connues 
40US  les  noms  de  Stella  et  de  Vanessa,  que  Swift  s'amusa  à  captiver,  à 
Jure  tomber  dans  le  piéige  d'un  amour  auquel  M  ne  pouvait  répondre, 
4ifin  de  les  torturer  ensuite  et  d'immoler  heure  par  heure  ces  victimes 
idé  vouées  de  sa  vanité  sceptiqiie  et  dédaigneuse!  Larra  ressemble  en  plus 
d'un  point  an  satirique  anglais.  Comme  lui,  il  méprisait  les  hommes; 
non  amour-propre  étut  immense,  et  il  ne  pardonnait  pi»  à  celui  qui 
Avait  pu  suriurendre  quelqu'une  de  aes  taiUesses.  Une  conscience  exal- 
tée de  la  puissance  iroQÎque  de  son  talent  lui  faisait  voir  dans  toute 
^imiîtié  un  bas  sentiment  de  crainte,  un  hypocrite  hommage  rendu  au 
aalirique  redouté.  Le  croinût-H>n?  Larra,  marié  jeune,  dqà  père  à 
i'âge  ou  les  devoirs  de  la  vie  apparaissent  sous  leur  aspect  le  moina 
.aombre,  n'admettait  que  par  hasard,  exceptionneUement,  ses  enfans  à 
»  table.  L'orgueil  étouffait  en  lui  tous  les  autres  penehans,  les  sym?- 
pathies  les  plus  naturelles.  L'hnbitude  d'une  analyse  implacable  le  ren- 
dait méfiant,  exigeant  et  dur,  —  dur  pour  les  siens  comme  pour  l^ 
inonde.  U  n'est  pas  une  passion  généreuse  qu'il  ne  mît  en  douie  et  ne 
cbench&t  à  atteindre,  ménie  dans  ses  momens  de  saine  et  libre  raison. 
Ce  sont  là  les  o&tés  par  lesquels  rtuimorisie  espagnol  se  rappn)che  de 
i'humoriste  anglais.  Se^doînent,  le  sarcasme  de  Swift  est  froid,  aigu 
•oonune  l'acier,  et  pénètre  comme  un  poignard  tenu  d'une  main  sûre; 
le  ^ascafiDiede  Larvaesteembbddeàjon  glaive  étincelant,  rouge  en^- 


3U  RBVUB  DIS  DKOX  MORDIS. 

oore  delà  fournaise  où  il  Tient  d'être  battu.  Son  scepticisme  est  le  ré- 
sultat du  plus  violent  combat  intérieur.  Cest  le  triste  prix  de  Fetrort 
orageux  d'une  ame  qui  s'essaie  à  tout,  qui  cherche  souvent  à  se  faire 
t  illusion  à  elle-même,  et  fait  illusion  aux  autres  par  la  force  et  la  jus- 
tesse spontanée  du  bon  sens  ou  par  les  mouvemens  d'une  sensibilité 
passionnée  et  touchante.  Ici,  il  refusera  au  cœur  la  puissance  d'aimer 
et  de  se  dévouer,  il  profanera  de  sa  raillerie  les  sentimens  les  plus  in- 
violables, et  à  côté  il  laissera  tomber  des  paroles  d'une  tristesse  magni- 
fique, empreintes  d'une  émotion  souveraine,  comme  dans  ces  pages  sur 
le  drame  des  Amans  de  Temel,  sur  l'histoire  de  ce  couple  fidèle  et 
malheureux  de  la  légende  espagnole  qui  rappelle  Bornéo  et  Juliette. 
c  Si  l'auteur,  dit-H,  entend  murmurer  à  ses  oreilles  un  reproche  vul- 
gaire que  j'ai  entendu  moi-même;  s'il  entend  dire  que  le  dénoûment 
de  son  œuvre  est  invraisemblable,  que  Vamour  ne  tue  personne,  il 
peut  répondre  que  c'est  un  fait  consigné  dans  l'histoire^  que  les  ca- 
davres des  deux  amans  sont  conservés  encore  à  Teruel,  et  qu'une  mort 
pareille  n'est  point  impossible  pour  les  cœurs  sensibles;  que  les  cha- 
grins et  les  passions  ont  rempli  plus  de  cimetières  que  les  médecins  et 
les  imprudens;  que  l'amour  tue, — bien  qu'il  ne  tue  pas  tout  le  monde, 
—  comme  tuent  l'ambition  et  l'envie;  que  plus  d'une  fatale  nouvelle 
reçue  à  l'improviste  a  tué  des  personnes  robustes  instantanément  et 
comme  un  éclat  de  foudre,  et  ce  sera  mieux  encore  à  mon  avis  de  ne 
pas  répondre,  car  celui  qui  n'aura  pas  dans  son  cœur  la  réponse  ne 
comprendra  jamais.  Les  théories,  les  doctrines,  les  systèmes  s'expli- 
quent: les  sentimens  se  sentent,  o  Voilà  le  combat  dont  l'humoriste 
anglais,  certes,  n'offre  point  de  trace  l  Voilà  ce  qui  fait  comprendre 
comment  Larra  a  gardé  jusqu'au  bout. le  feu  de  son  génie,  tandis  que 
Swift,  retranché  dans  sa  raillerie  insensible  et  froide,  après  avoir  abusé 
de  son  esprit,  est  mort  dans  l'idiotisme,  voyant  l'ombre  gagner  son  in- 
telligence où  le  cœur  n'envoyait  aucun  rayon. 

Cette  lutte  vient  se  résumer  énergiquement  dans  un^ épisode  de  la 
vie  de  Larra  qui  semble  avoir  exercé  sur  lui  l'influence  la  plus  déci- 
sive, la  plus  désastreuse,  et  avoir  été  en  quelque  sorte  le  dernier  enjeu 
de  ses  désirs  inassouvis.  L'inquiet  humoriste  avait  conçu  un  amour 
profond,  il  le  croyait  du  moins,  et  ce  n'était,  à  vrai  dire,  qu'un  de  ces 
mouvemens  à  l'aide  desquels  il  donnait  le  change  à  son  scepticisme 
passionné.  Tantôt  il  s'y  abandonnait  avec  la  fougue  violente  de  sa  na- 
ture, tantôt  il  cherchait  à  s'y  soustraire,  et  demandait  l'oubli  aux 
voyages  et  à  l'absence.  Fidèle  à  cette  inconstance  dont  il  parlait,  il  eût 
voulu  trouver  le  calme  dans  la  fuite,  et  en  même  temps  son  orgueil 
frémissait  à  Tidée  que  son  sacrifice  fut  accepté  légèrement,  que  le  dé- 
dam  ne  l'eût  même  prévenu.  Larra  se  plaisait  à  défaire  son  bonheur  et 
à  défaire  le  bonheur  des  autres.  Il  est  des  hommes  qui  sont  nés  pour  celai 


UN  HDVOIKTB  B8PA61IOL;  245 

n  s'irritait  des  déceptions  et  il  les  proToquait;  il  recherchait  les  émotions 
exaltées  de  Famour,  et  chaque  jour  il  les  profanait  par  une  insultante 
raillerie.  Cette  suite  de  contradictions  eut  un  résultat  ordinaire,  fa- 
cile à  prévoir  et  toujours  terrible,  —  l'abandon.  Notez  que  c'était  l'in- 
stant,— 1836,-011,  par  un  triste  concours  de  circonstances  propres  à 
jeter  le  trouble  dans  l'esprit  le  plus  ferme,  l'Espagne  était  en  proie  à  la 
licence  anarchique;  la  fkaimme  des  couTens  de  la  Catalogne  rougissait 
l'horizon,  le  sang  de  quelques  pauvre  moines  de  Madrid  était  versé 
par  des  passions  qui  n'avaient  pas  même  le  mérite  d'être  sincères,  et 
l'ivresse  soldatesque  se  jouait  des  lois  à  la  Granja,  tandis  que  le  drapeau 
de  la  révolution  reculait  vaincu  devant  les  bandes  factieuses.  Aussi,  dès 
ce  moment,  l'ironie  de  Larra  prend  une  teinte  découragée  et  funèbre; 
chacun  de  ses  articles,  suivant  son  expression,  est  le  tombeau  d'une  de 
ses  illusions,  d'une  de  ses  espérances.  Il  écrit  cette  épitaphe  éloquente 
et  railleuse  de  l'Espagne,  qui  a  nom  :  Le  jour  des  tnartr,  —  el  dia  de  di^ 
funias.  Les  morts,  ce  ne  sont  pas  ceux  qui  reposent  dans  la  paix  et  dans 
la  liberté  au  cimetière,  ce  sont  ceux  qui  vont  les  visiter;  c'est  la  ville 
dle-même  qui  est  le  grand  sépulcre;  il  n'est  plus  rien  resté  debout.  La 
liberté  I  elle  glt  dans  une  prison;  on  voit  en  relief,  sur  son  urne  funé- 
raire, une  chaîne,  un  bâillon  et  une  plume.  La  valeur  castillane  I  elle 
est  à  ïanneria  avec  les  débris  des  vieilles  armures.  La  victoire  !  elle 
est  enfouie  dans  les  champs  de  l'Espagne.  Le  commerce  et  l'industrie  t 
ils  sont  restés  morts  dans  les  rues  et  les  campagnes  dépeuplées.  La  gloire 
littéraire!  elle  n'existe  pas  davantage,  a  Le  génie  a  besoin  de  couronnes, 
dh  l'auteur  dans  un  autre  fragment,  les  Heures  dhiver,  et  où  estril 
resté  parmi  nous  un  brin  de  laurier  pour  couronner  un  front?  11  faut 
au  génie  un  écho,  et  il  n'y  en  a  pas  entre  les  tombes...  Écrire  et  créer 
au  centre  de  la  civilisation  et  de  la  publicité,  c'est  véritablement  écrire, 
parce  que  la  parole  a  besoin  d'étendre  son  effet  de  proche  en  proche 
comme  la  pierre  lancée  dans  un  lac  produit  des  ondulations  qui  s'élar- 
gissent jusqu'au  rivage.  11  faut  qu'elle  rayonne  du  centre  à  la  circon- 
férence, comme  la  lumière.  Écrire  comme  Chateaubriand  et  Lamar- 
tine dans  la  capitale  du  monde  moderne,  c'est  écrire  pour  l'humanité; 
digne  et  noble  fin  de  la  parole  humaine,  qui  ne  doit  s'élever  que  pour 
être  entendue!  Écrire  comme  nous  le  faisons  à  Madrid,  c'est  prendre 
quelques  notes,  rédiger  un  livre  d'obscurs  mémoires,  et  réciter  un 
monologue  triste  et  désespérant.  »  Voilà  le  tableau  lugubre  que  l'au- 
teur du  Joiwr  des  Morts  fait  de  la  Péninsule,  où  il  ne  voit  qu'un  hois  de 
Batilogne  des  duels  européens,  un  champ  de  bataille  des  rivalités  étran- 
gères, une  seconde  Rome  par  la  grandeur  de  ses  souvenirs  et  la  nuUité 
de  son  présent. 

Ne  croyez  pas  d'ailleurs  que  sous  l'influence  de  ce  désenchantement 
croissant  Larra  se  borne  à  analyser  la  décomposition  de  l'Espagne  et 
.enfonce  son  scalpel  uniquement  dans  les  entrailles  frémissantes  de  son 


fafft.  Son  irotaôe  ¥a  flm  loin  :  elfe  Irasclil  les  PytéBéès,  «lié  vtoitrEtt- 
wpej  le  âècle  entier ,  a»  «iinreB,  sMleiidaiioeSy  pmgnant  leteiitif  im 
mot  cnieJ^  ce  BQOtquî  symboUse  TépiMiue,  c'est  cmbm.  BuiTre  mmds, 
jNiuwe«iàcle  que  le  nôtre  aux  yeux  de  rimnMiriete  «spagnoli  fem  s'en 
laut  que  nous  ne  soyons  de  ftioM-lisBaneB  iratnent  une  yiwwi  misimioe 
à  travers  de  ftMwi^vénemenB.  Comme  l'étudiant  don  GLéoÊu^  Larra» 
laésee  emporter  jpar  son  imagkiatîoa  aurdessas  de  Paris,  etdaas  tocs 
les  bruitSy  dans  toutes  les  mmeuro  qui  Montevt  jusqu'à  Ini^  il  «adt 
distinguer  qu'un  mot  :  to«qours  euuiiJ  La  France^  pour  ce  peeainiisiB 
qu'il  n'est  pas  nécessakre  de  combattre,  n*a  pu  arrrra*  qu'à  fûre  une 
fiia5tHré¥olution;  grande  nation  fiianHnéoontente,  menacée  de  corn* 
siotioiis  politiques  çnoM-prochaiDesl  La  Belgique  tsi  un  pays  quaii*' 
fiaissant ,  ^iMVf^épeiidant  de  aes  voiaîDS,  aviee  un  fuasi-roi.  En  Italie,  œ 
«ont defiMffî-états  ^mm-aiitricbienfi.  Au  Nord,  l'AUemagne est  nn  a»* 
«emblage  de  peuples  avec  des  gouviernemens  fiMwi-absolos,  fiNM»-teBi- 
pérés  par  des  diètes  et  des  institutions  0MMi-représetitatives.  En  An- 
gleterre, c'est  un  commerce  ^uaft-maltredii  monde,  un  autre  ^MOfi-rd, 
une  majorité  ^uo^i-whig,  et  un  gouvernement  fmwt-oligareUqcie,  qui 
^  la  singulière  audace  de  s'appeler  libéral.  Dans  toute  TEttrope,  eflôs, 
c'est  une  lutte  éternelle  entre  deux  principes,  que  le  qumn  tnonpiianl 
vient  résoudre  à  son  profit,  au  moyen  de  son  juste^miMeu  àeqmasi*nm 
let  de  çuoit-peuptes.  Si  Ton  en  croit  l'amer  satirique^  œ  n'est  là  qu'oui 
figne  de  défaillance.  Les  boainies,  conme  les  |ieapie6,  ont  perdu  la 
verdeur  de  la  jeunesse;  ils  ne  peuvent  plus  rtes  faire  qu'a  demi;  aa 
liw  d'agir  dans  la  plénitude  de  leur  force,  ils  tâtonnai,  Ûs  traongenl, 
ils  moroèleot  teurs  résolutions,  ils  sont  incomplets  dans  leurs  Teprt»et 
même  dans  leurs  vices.  Le  siède  s'aMàiase  brancissant  inotileraent  dam 
l'air  son  drapeau  où  est  inscrit  le  mot  fatal  qui  lui  sert  à  déguiser  sa 
décadence.  Nous  ne  donnons  pas  ce  morceau,  qui  porte  justement  le 
titre  de  Cauchemar  poliiiqii€f  comme  l'expression  d'une  vue  équitidde 
et  supérieure  du  siècle,  pas  plus  que  le  Jour  des  Morte  w  saurait  exao' 
tement  représenter  l'Espagne  moderne  dans  sa  transformation.  Sanl 
nier  oe  qu'il  y  a  de  sagacité  poignuite  et  forte  dans  ces  deux  fragnMul 
satiriques,  nous  y  voyons  le  dernier  mot  d'un  eoepticisme  conrronoé 
qui  cherche  partout  des  alimens,  le  suprême  etbii  d'tm  honlnieqai 
prête  à  tous  les  objets  te  trouble  et  le  désordre  qui  sont  en  hii. 

Pour  pénétrer  jusqu'aux  plus  intimes  profondeurs  de  cette  ans 
nlûérée,  pour  découvrir  la  source  mysiértecffie  et  troublée  d'oCk  ja3» 
lissent  des  inspirations  devenues  si  Acerbes,  il  iant  Ike  ces  pafes  ^l'nne 
énergie  passionnée,  brutale,  cynique,  ntin  sans  éloquence  toutdM% 
où  Larra  se  met  lui-même  en  scène  comme  sur  un  th^itre  de  disseo* 
tion ,  et  qui  cmt  potn* titre  fo  IfwU  de  NoUfmDéUre phiimùphùpee.  kvh 
tsefois,  dans  te  monde  ancien^  il  y  avait  un  )a«r  où  entre  les  maftas 
«t  tes  eadaives  les  rUes  étatent  interwrtis^ton  démuait  im  momenft  les 


dnlnes  ée,  Vesdaive;  on  ne  toi  donnaîti  pas  la  Hberlé,  on  lui  accordait 
b  KeeDce  temporaire  des  satamates,  d'où  il  reyenait  pins  abruti,  et, 
pendant  cet  intervalle,  il  jouissait  du  privilège  de  tout  faire,  de  tout 
dire,  même  la  vérité.  Larra  renouvelle  cette  fiction  avec  son  valet, 
épais  Asturien  dont  Tinteltigence  endormie  va  se  réveiller  dans  l'ivresse. 
Quand  son  maître  rentre,  il  le  trouve  chancelant,  incertain ,  les  yeux 
fixes  et  traversés  encore  par  qmelques  tauves  éclairs^  il  ne  peut  s'em- 
pêcher de  laisser  tomber  une  pavote  da  pitié  ; 

«Pitié!  dit  TAsturien  en  se  redressant,  et  pourquoi  me  prendre  en  pitié?  Si 
fen  avais  pour  tor,  cela  se  comprendrait  peut-être...  Écoute,'  tu  viens  triste 
comme  de  coutume,  et  moi,  je  suiS'plus  gai  que  jamais.  Pourquoi  as-tu  ces  cou- 
leurs pâles,  ce  visage  défait^  ce  regard  terne  et  profond,  tous  les  soirs,  quand  je 
fouvre  la  porte?  pourquoi  cette  distraction  constante,  ces  paroles  vagues,  inter- 
rompues, dont  je  surprends  tous  les  jours  quelque  lambeau  sur  tes  lèvres?  Pour- 
quoi te  roules-tu  chaque  nuit  sur  ton  lit,  comme  un  criminel  couché  avec  son 
remords,  pendant  que  je  dors  sans  souci?  Lequel,  entre  nous  deux,  doit  avoir 
pitié  de  l'autre?  Tu  ne  passes  pas  pour  un  criminel;  la  justice,  du  moins,  ne  met 
pas  la  main  sur  toi.  Il  est  vrai  que  la  justice  ne  saisit  que  les  criminels  vulgaires, 
ceux  qui  volent  avec  un  crochet  ou  qui  tuent  avec  un  couteau;  mais  ceux  qui 
jettent  le  trouble  dans  une  famille,  séduisant  une  femme  ou  une  fille  honnête, 
eeoz  qui  volent,  les  cartes  à  la  main,  ceux  qui  tuent  une  existence  avec  une  pa- 
role dite  à  Foreille  ou  avec  un  billet  glissé  secrètement;  ceux-là,  la  société  ne  les 
appelle  pas  criminels,  et  la  justice  s'arrête  devant  eux,  parce  que  la  victime  ne 
Jette  pas  son  sang,  ne  laisse  pas  voir  sa  blessure,  mais  agonise,  consumée  lente- 
ment par  le  venin  de  la  passion  que  sou  bourreau  est  venu  lui  offrir.  Combien 
sont  morts  assassinés  par  un  infidèle,  par  un  ingrat,  par  un  calomniateur î  On 
les  ensevelit  en  disant  que  le  prêtre  n'a  pu  rien  obtenir  d'eux,  que  le  médecin  n'a 
lien  compris  à  leiv  laaladie;  mais  le  poignard  hypocrite  s'esâ  enfoncé  dans  l^ur 
cnor.  Tu  es  peut-être  an  de  ces  criminels^  ai  tu  portes  en  toi  un  accusateur.  •» 

•»  Silence!  homme  ivre. 

—  Non,  il  faut  que  tu  m*entendes  dans  mon  ivresse...  Tu  cherches  la  féli- 
cité dans  le  cœur  humain,  et  pour  cela  tu  le  mets  en  pièces  en  y  fouillant  sans 
cesse,  comme  celui  qui  remue  la  terre  pour  y  découvrir  un  trésor.  Moi,  je  ne 
dkerche  rien ,  et  la  désillusion  ne  m*attend  pas  au  détour  âlé  chaque  espérance 
(tt  lu  putUa  de  ta  etperanza).  Tù  es  nn  littérateur,  nn  écrivain ,  et  qnels  tour^ 
mtm&  ne  te  ftHt  pas'  sobif  ton  amour-propre,  aigrt  jonraellement  par  Findlfl)^ 
itaee  des.  vos,  par  la  jabnsie  das  autres,  ptr  la  rameune  du  pk»  grand  Bontkpcf 
Fayé  cosme  uafasquin,  tu  ferais  cirs  aux  dépeas  d'un  ani,  si  tu  avais  des 
anm,  ei  tu  ae  veux  pas  aveir  de  remords!  Homme  de  parti ,  tu  fais  la  guerre  à 
«D  autre  parti,  ou  bien  chaque  défaite  est  une  humiliation  pour  toi,  ou  tu  achetas 
trop  cher  la  victoire  pour  en  jouir.  Tu  offenses  et  tu  ne  veux  pas  avoir  des  enne- 
mis! Moi,  qjui  me  calomnie?  qui  me  connaît?  Tu  me  donnes  un  salaire  honnête, 
à  l'aide  duquel  je  peux  pourvoir  à  mes  besoins.  Toi,  le  monde  te  paie,  comme 
il  paie  ses  autres  serviteurs.  Tu  te  dis  libéral ,  et  le  jour  où  tu  t'emparerais  dé 
la  verge,  ta  fouetterais  les  antres  comme  oh  t'a  fouetté.  Hommes  du  monde, 
ireus  voua  qvaMte  d'hommes  d'honneur  et  de  caractère,  et  chaque  jour  vonS 
Aaogei  d^pimàs,  votts-tpaataBiat  vas  prkicipea.  Travailiés  par  la  aaîC  da  la 


318  IITUB  DIS  Dira  MOUD». 

gloire,  —  inconséquence  rare  !  —  tu  méprises  peut-être  ceux  pour  qui  tu  écris,- 
et  tu  iras,  Pencensoir  à  la  main ,  réclamer  leur  adulation.  Tu  flattes  ton  lecteur 
pour  en  être  flatté... 

—  Assez!  assez! 

—  Tout  à  rheure.  Moi,  enfin,  je  n^ai  pas  de  nécessités;  toi,  au  contraire, 
malgré  ta  fortune,  tu  vas  aller  peut-être  te  mettre  entre  les  mains  d'un  usurier 
pour  un  caprice  frivole,  parce  qu'il  tous  faut  de  Tor,  à  vous,  pour  quelque  ban- 
quet où  parade  votre  vanité  en  portant  des  toasts.  Tu  lis  nuit  et  jour,  feuilletant 
les  livres  pour  y  chercher  la  venté,  et  tu  souffres  de  ne  la  trouver  nulle  part  écrite. 
Être  ridicule,  tu  danses  sans  joie,  et  ton  mouvement  turbulent  ressemble  à  celui 
de  la  flamme  qui  brûle  sans  avoir  conscience  d'elle-même.  Quand  je  veux  des 
femmes,  je  mets  un  salaire  dans  ma  main,  et  j'en  trouve  qui  sont  fidèles  plus  d'un 
quart  d'heure.  Toi ,  tu  mets  la  main  sur  ton  cœur,  tu  le  jettes  sous  les  pas  de  la 
première  venue,  et  tu  ne  veux  pas  qu'elle  le  puisse  fouler  aux  pieds  avec  mépris; 
tu  lui  livres  ce  dépôt  sans  la  connaître.  Tu  confies  ton  trésor  à  une  femme  pour 
sa  jolie  figure,  et  tu  es  tranquille  parce  que  tu  aimes.  Si  demain  ton  trésor  dis- 
parait, c'est  le  dépositaire  que  tu  en  accuseras,  lorsque  c'est  toi  seul  qu'il  fau- 
drait appeler  imprudent  et  imbécile. 

—  Par  pitié  !  cesse,  voix  infernale. 

—  Je  finis.  Tu  inventes  des  mots,  et  avec  eux  tu  crées  des  sentimens  :  les 
sciences,  les  arts,  élémens  de  Texistence;  —  la  politique,  la  gloire,  le  pouvoir, 
la  richesse,  l'amitié,  l'amour.  Lorsque  tu  découvres  que  ce  ne  sont  que  des 
mots,  tu  blasphèmes  et  tu  maudis.  Tandis  que  le  pauvre  Asturien  mange,  boit 
et  dort,  et  n'est  trompé  par  personne; — s'il  n'est  pas  heureux,  il  n'est  pas  mal- 
heureux; il  n'est  du  moins  ni  homme  du  monde,  ni  ambitieux,  ni  élégant,  ni 
écrivain,  ni  amoureux.  Aie  donc  pitié  du  pauvre  Asturien!  Tu  me  commandes, 
et  tu  ne  sais  pas  te  commander  à  toi-même.  Aie  pitié  de  moi  :  je  suis  ivre  de 
vin,  il  est  vrai,  mais  tu  es  ivre,  toi,  de  désirs  et  d'impuissance!....  y> 

Il  est  maintenant  facile,  même  à  Tobservateur  le  moins  attentif,  de 
mesurer  la  dislance  qu'il  y  a  entre  le  Pobrecito  Hoblador  et  les  der- 
niers éclats  de  cette  passion  superbe;  on  peut  assister,  en  quelque  sorte, 
aux  évolutions  capricieuses  de  cette  ironie,  suivre  dans  la  variété  de  ses 
tendances,  dans  sa  marche  invincible,  le  génie  de  cet  humoriste  qui 
comptera,  quoiqu'il  soit  encore  à  peine  connu  de  l'Europe,  parmi  les 
plus  grands  héros  modernes  du  doute.  D'un  seul  coup  d'œil  on  peut 
embrasser  les  deux  côtés  de  cette  existence;  des  œuvres  d'une  siDcérité 
douloureusement  naïve  sont  là  pour  dire  quel  travail  intérieur  a  remr 
pli  l'intervalle  qui  sépare  ces  deux  points  extrêmes.  Le  secret  d'une 
telle  vie,  en  effet,  c'est  la  lutte;  le  champ  de  bataille,  c'est  uae  ame 
douée  des  plus  rares  qualités  naturelles.  Il  est  triste,  au  bout  d'un  si 
dramatique  combat,  de  n'avoir  à  constater  qu'une  nouvelle  victoire  de 
la  mort.  Larra  écrivait  ces  pages  de  la  Nuit  de  Noël  quelque  temps  seu- 
lement avant  de  se  frapper  de  sa  propre  main,  dans  la  force  de  l'âge,  à 
vingt-huit  ans.  Le  jour  de  sa  mort,  le  13  février  1837,  une  femme, 
dit-on,  était  venue  chez  lui  pour  consommer  une  rupture  déjà  com- 
mencée, pour  redemander  des  lettres  d'amour  et  efhcer  ainsi  le 


CR  BUHOBISn  ^BgBMmi.  348 

moindre  témoignage  accusateur;  à  peine  cette  femme  était-elle  sortie, 
Larra  avait  cessé  dexister.  Doit-on  en  conclure  qu'un  amour  déçu  est 
ce  qui  a  tué  Thumoriste  espagnol?  Non,  ce  n'est  là  qu'un  accident  dans 
l'ensemble  des  causes  qui  l'ont  armé  contre  lui-même.  Ce  qui  l'a  con- 
duit à  cette  extrémité  fatale,  c'est  l'excès  du  doute,  c'est  un  dégoût 
amer  et  violent  engendré  par  une  observation  inexorable,  c'est  le  scep- 
ticisme qui  avait  ôté  à  son  esprit,  non  son  énergie,  mais  sa  droiture,  et 
avait  détruit  dans  son  cœur  le  germe  des  résolutions  supérieures  à 
tous  les  mécomptes.  On  se  souvient  peut-être  d'un  mot  de  Goetbe  sur 
Werther  :  Le  pâle  amant  de  Charlotte  ne  pouvait  vivre,  suivant  l'il- 
lustre auteur:  un  ver  s'était  glissé  dans  son  ame  et  avait  altéré  en  lui 
les  sources  de  la  vie.  —  Il  en  est  de  même  de  Larra;  son  suicidé  matériel 
était  préparé  par  un  suicide  moral.  La  satire  avait  été  pour  récrivain 
espagnol  une  arme  à  deux  tranchans  qui  avait  commencé  par  le  blesser 
mortellement  lui-même.  Il  se  peut  qu'on  le  condamne:  an  point  de  vue 
d'une  stricte  eCsévère  morale,  cela  sera  juste  et  il  n'y  aura  rien  à  ré- 
pondre; mais  la  pitié  n'esi^lle  point  aussi  quelquefois  une  justice,  et  ne 
doit-elle  pas  venir  s'asseoir  sur  le  tombeau  de  cet  homme  qui  a  cru  que 
la  vie,  ainsi  dépouillée  de  ses  croyances,  de  ses  rêves,  dé  ses  illusions,  de 
ses  espérances,  n'était  plus  la  vie,  qu'elle  n'était  plus  qu'une  injure  qu'il 
fallait  rejetei^  La  pitié  seule  peut  couvrir,  sans  les  absoudre,  ces  actes 
suprêmes  que  Shakespeare  qualiflait  de  romains,  et  qui  ne  le  sont  plus 
malheureusement  depuis  qu'on  se  tue  sous  l'influence  de  déceptions 
personnelles  et  non  pour  éviter  de  survivre  aux  défaites  de  la  patrie. 
Quant  à  nous,  nous  ne  ferons  qu'opposer  à  la  fin  volontaire  et  sans 
gloire  de  Larra  la  fin  d'un  autre  homme  qui  fut  pour  l'humoriste  es- 
pagnol le  siget  d'une  méditation  éloquente,  celle  du  comte  de  Campo 
Alange,  qui  avait  quitté  luxe,  honneurs  faciles,  plaisirs  brillans,  oisi- 
veté fastueuse,  pour  défendre  la  conviction  de  sa  pensée,  les  armes  à  la 
main,  et  mourut  comme  un  soldat,  sous  les  murs  de  Bilbao.  a  II  est 
mort,  le  noble  et  généreux  jeune  homme,  dit  Larra;  il  est  mort  la  foi 
dans  le  cœur.  Le  destin  a  été  truste  pour  nous  qui  l'avons  perdu,  pour 
nous  seuls  cruel,  pour  lui  miséricordieux.  Dans  la  vie,  le  désenchante- 
ment l'attendait;  la  fortune  est  venue  auparavant  lui  oflrir  la  mort.  C'est 
mourir  dans  la  plénitude  de  la  vie.  Mais,  parmi  ceux  qui  le  pleurent, 
il  en  est  à  qui  il  n'est  pas  donné  de  choisir  et  qui  passent  par  la  désillu- 
sion avant  d'arriver  à  la  mort;  ceux-là  lui  doivent  porter  envie....  »  Ce 
Boni  là,  en  effet,  les  seules  morts  dignes  d'envie,  celles  qu'on  peut  ao- 
cepter  sans  amertume,  parce  qu'elles  ne  sont  pas  un  sacrifice  sans  re- 
traitât et  sans  compensation,  parce  qu'au  lieu  d'inquiéter  et  de  troubler 
l'humanité,  elles  l'honorent  et  la  relèvent 

Ch.  dk  Hazadb. 

TQMB  XXI.  n 


■ÉiMlÉlliÉi 


POÈTES 


ET  ROMANCIERS  MODERNES 

DE  LA  GRAUDE-BRETAGNL 


XI. 
PERGY  BYSSHE  SHELLEY. 


Sbelley  a  été  poète  dans  toutes  les  aoeeptiom  de  ce  mot,  qui  en  a 
tant,  n  l'a  été  par  son  organisation  et  par  sa  vie  comme  par  ses  écrlh, 
par  l'imprévoyance  comme  par  le  génie,  smiont  par  la  candeur  et  par 
l'énergie  de  ses  convictions.  Son  enfance,  ses  amonrs,  et  mort,  soirt 
poétiques.  A  l'école  publique,  il  soufl^e,  rêve  et  blasphème  déjà.  Wea 
avant  iâge  où  le  cooimun  des  hommes  s'est  demaiôdé  compte  de  fts 
croyances,  ce  précoce  Titan  est  en  guerre  avec  Jupiter,  et,  cotnmete 
héros  antique,  il  Arave  le»  foudres  vengeresses.  NoUe  de  naissaoce,  i 
va  prêchant  une  croisade  contre  tous  les  oppresseurs  des  peuples,  ton^ 
mente  du  besoin  de  croire  et  d*aimer,  il  hait  et  il  nie.  Cette  fenreor, 
cette  eonstitatioD  jaerveuse,  extatique,  sujette  à  des  hallucinations  de 


tout  genre  qui  ran^lkiit  toul:  ee  qu'on  a  to  deB  grand»  lolttaires  chré- 
tienSy  —  détournées  de  kur  niisrion  natareUe^  penrefties  même  si 
Ton  veut,  —  servent  les  deaeeins  de  la  pbiloBophie  incrédule  et  ré- 
voltée. L'onction  de  saint  Augustin,  Faustàre éloquence  des  pères,  par* 
fois  la  langue  embrasée  des  apôtres,  animent  des  ooneepttons  étranges 
où  viennent  s'amalgamer,  avec  des  visions  djgnes  de  Swedenborg  et 
de  Saint-Martin,  les  théories,  les  systèmes  de  la  philosophie  la  plus  po^ 
sitive.  Tout  prêt  à  croire  ce  que  dément  la  raison  coaimune ,  Sheliey 
n'accepte  rien  de  ce  qu'eUe  taoctionna.  L'idée  reçue  n'a  pas  de  critique 
plus  inflexible,  l'idée  nouvelle  de  champion  plus  complaisant,  et  cda, 
sans  parti  pris,  sans  affectation  vaine,  en  toute  loyauté.  Rang,  patrie» 
honneurs,  richesse,  amoar,  et  jusqu'aux  joies  de  la  tendresse  pater- 
nelle, Sheliey  renonce  à  tou^  plutôt  que  de  (aire  fléchir  ses  convictiona 
devant  une  autorité  dont  il  conteste  les  droits,  dont  il  dénonce  l'injus^ 
tice,  dont  il  nie  le  {irincipe.  Peu  de  gens  ont  donné  de  pareils  gages  an 
paradoxe.  La  sincérité  de  Sheliey  est  donc  pour  nous  au-dessw  du 
doute. 

Or,  la  sincérité,  si  elle  ne  justifie  ni  les  doctrines,  ni  les  ades^  com- 
mande pourtant  l'estime  et  ôte  à  la  censure  la  plus  légitime  une  grande 
partie  de  ses  droits.  On  n'est  pas  tenu  de  fléchir  devant  l'erreur  de  bonne 
îéi,  mais  il  n'est  pas  permis  de  la  confondre  avec  le  mensonge  délibéré. 
Plus  d'une  fois,  en  lisant  les  poèmes  de  Byron,  il  nous  est  arrivé  de  re- 
garder comme  également  suspectes  la  valeur  des  opinions  émises  et  la 
franchise  de  ces  opinions.  La  préméditation,  le  calcul,  la  vaine  gloire, 
la  forfanterie,  nous  apparaissaient  au  fond  de  cette  poésie  limpide  et 
belle,  comme  l'immonde  lézard,  le  serpent  venimeux  sous  le  crislat 
des  eaux  immobiles.  Jamais  les  ouvrages  de  SheUey  ne  nous  ont  causé 
cette  impression  pénible.  En  étudiant  sa  vie,  nous  noos  samoes  expli- 
que cette  différence. 

n  naquit,  en  1792,  dans  le  comté  de  Snasex.  Son  pare,  dont  l'intrai- 
table sévérité  provoqua  de  bonne  heure  la  résistance  à  laquelle  Sheliey 
devait  vouer  sa  vie,  ne  comprit  pas  qu'une  org^isation  si  fine  et  si  im- 
pressionnable demandait  des  soins  particuliers.  L'enfant  avait  à  peine 
dix  ans  qu'on  le  jeta  dans  une  école,  pêle-mêle  avec  des  compagnons 
indignes  de  lui.  Ce  fut  là  son  premier  malheur.  Il  passait  brusquement 
d'une  liberté  presque  absolue,  d'une  vie  en  plein  air,  de  mille  habitudes 
féminines  contractées  au  milieu  de  ses  jeunes  sœurs,  dans  une  étroite 
enceinte  où  ses  cbers  rêves,  passereaux  captifs,  donnaient  de  l'aile  à 
tous  les  barreaux  de  leur  cage.  Il  y  était  harcelé  par  des  maîtres  qui  ne 
le  comprenaient  pas,  maltraité  par  ses  ceodÂsciples,  que  sa  biblesse  phy- 
sique et  son  humeur  bizarre  excitaient  à  le  tourmenter.  A  ce  métier  de 
victime,  SheUey  devint  presque  fou.  Dès-lors,  cependant,  on  put  re- 
marquer en  lui  une  supériorité  d'intelligence  qui  eût  inbiUiblement 


252  lIVinK  DES  DBUX  MORDIS. 

commandé  rattentton  d'un  père  plus  tendre  ou  seulement  plus  éclairé. 
Ge  réyeur  solitaire,  qui  jetait  à  peine  de  temps  en  temps  sur  ses  livres 
de  classe  un  regard  dédaigneux,  laissait  bien  loin,  par  ses  progrès,  tous 
les  auh'es  écoliers.  Sa  mémoire  était  prodigieuse  et  défiait  l'aridité  des 
leçons.  Déjà,  du  reste,  se  montrait  chez  lui  un  goût  effréné  pour  les  ro- 
mans, indice  qu'il  ne  faut  pas  méconnaître,  première  aspiration  vers 
l'idéal. 

Parmi  ces  romans  introduits  en  fraude,  dévorés  en  cachette,  se  trou- 
vaient les  chefs-d'œuvre  de  Richardson,  deFielding,  de  SmoUett.  Ceux- 
là,  Shelley  ne  leur  accordait  qu'une  médiocre  estime.  Ils  lui  montraient 
la  vie  à  peu  de  chose  près  comme  elle  est,  et  de  tout  temps  les  poètes 
ont  méprisé  la  réalité.  En  revanche,  lorsqu'il  se  trouvait,  parmi  ces 
Mue  books,  de  véritables  contes  bleus,  des  romans  terribles  comme 
ceux  qu'Anne  RadcUffe  et  Levais  avaient  mis  à  la  mode,  Shelley  était 
sans  défense  contre  les  prestiges  grossiers  de  ces  récits  «  aux  provinces 
si  chers.  »  Le  Confessionnal  des  pénitens  noirs,  Zofhya,  que  sais-je  en- 
core? s'étaient  emparés  de  cet  esprit  déjà  malade,  et,  lorsque  Shelle^ 
s'avisa  d'écrire,  il  composa  coup  sur  coup  deux  romans  calqués  sur  ces 
brillans  chefs-d'œuvre  (i).  En  les  écrivant,  il  devint  somnambule. 

Quand  il  quitta  Sion-house  pour  entrer  à  l'école  d'Eton,  le  pauvre 
enfant  ne  fit  que  changer  de  supplice.  Les  anciens  élèves  y  exerçaient 
sur  les  nouveaux  venus  l'autorité  du  maître  sur  son  esclave.  11  fallut 
subir  cette  nouvelle  tyrannie.  On  prétend,  mais  à  tort  et  en  lui  appli- 
quant une  anecdote  empruntée  à  la  vie  de  Shaftesbury,  qu'il  organisa 
une  sédition  des  malheureux  fags  (2)  contre  leurs  oppresseurs.  Shelley 
était  de  ces  êtres  qui  ne  peuvent  agir  et  lutter  que  dans  l'arène  de  la 
pensée.  Il  n'avait  en  lui  ni  la  grossière  éloquence  qui  fait  les  tribuns, 
ni  l'énergie  brutale  des  athlètes.  Tout  ce  qui  participait  du  limon  ter- 
restre éloignait  cette  nature  exquise,  qui  ne  respirait  à  l'aise  que  l'air 
subtil  des  hautes  régions.  A  l'âge  où  on  fait  de  lui  un  conspirateur  de 
collège,  Shelley  était  plongé  dans  l'étude  des  sciences  naturelles.  Il  y 
cherchait,  comme  tant  d'autres  poètes,  plutôt  des  images  que  des  véri- 
tés, plutôt  des  doutes  séduisans  que  des  explications  vulgaires.  Puis, 
entre  deux  leçons  de  chimie,  —  leçons  prises  à  la  dérobée,  fruit  dé- 
fendu par  les  règlemens  d'Eton,  -^  il  lisait  le  Thalaba  de  Southey,  la 
Lènore  de  Burger,  \ Ahasvérus  de  Schubart.  Ce  dernier  poème  lut 
donna  l'idée  de  commenter  à  son  tour  la  tradition  du  Juif  errant.  Secondé 
par  un  de  ses  jcondisciples,  Thomas  Hedwin,  qui  devait  raconter  plus 
tard  la  vie  du  poète,  il  écrivit  sur  ce  sujet  des  vers  qui,  publiés  long- 
temps après  (3),  ne  figurent  point  parmi  ses  œuvres. 

(1)  Zastroxxi  et  Saint  Irvyne,  ou  le  Rose^Croix, 

(2)  Ge  mot  désigne  des  novices  assenris  aux  caprices  de  leurs  camarades. 

(3)  Fraser't  Magaxine,  1831. 


POiTBS  BT  ROMANGIBRS  ANGLAIS.  233 

A  cette  époque,  Shelley  était  épris  d'une  jeune  parente  auprès  de  la- 
quelle s'était  écoulée  son  heureuse  enfance,  et  qu'il  venait  de  retrouver 
après  une  assez  longue  séparation.  «Elle  rappelait,  nous  dit  le  bio- 
graphe du  poète,  les  héroïnes  de  Shakspeare  et  faisait  songer  aux  ma- 
dones de  Raphaël.  »  Ce  fut  chez  le  jeune  homme  un  sentiment  profond; 
un  dévouement  pur  et  complet.  On  retrouve,  après  bien  des  années, 
l'empreinte  de  ce  premier  amour  dans  un  fragment  sans  titre  et  sans 
date.  Shelley  parle  de  deux  enfans  qu'on  eût  pris  pour  deux  jumeaux, 
tant  ils  ressemblaient  l'un  à  l'autre.  Il  est  aisé  de  le  reconnaître  et  de 
reconnaître  miss  Harriet  Grove  sous  ces  noms  italiens  de  Cosimo  et  de 
Fiordispina.  Chez  le  premier,  une  passion  nouvelle  obscurcit  l'image 
de  l'idole  encore  adorée;  mais,  si  elle  n'est  plus  l'objet  de  cet  amour  in- 
constant, elle  est  restée  l'amour  lui-même,  planète  brillante  au  sein  des 
sphères  célestes,  et  réglant  les  mouvemens  d'une  Intelligence  pour  ja-^ 
mais  soumise. 

He  faintSf  dissoWed  into  a  sensé  of  love; 
But  thou  art  as  a  planet  sphered  above. 
But  thou  art  love  itself —  reeling  the  motion 
Of  his  subjected  spirit.... 

Le  cousin  et  la  cousine  s'écrivirent  long-temps,  de  l'aveu  de  leurs 
parens,  qui  ne  voyaient  aucun  mal  à  cette  affection  mutuelle,  et  n'en 
devaient  que  plus  tard  redouter  les  conséquences.  Miss  Grove  composa 
même,  sous  la  direction  de  Shelley,  quelques  chapitres  des  romans 
qu'il  écrivit  sous  le  charme  de  ses  premières  lectures.  Que  ne  s'en  te- 
naient-ils à  ces  terribles  fictions,  au  fond  si  parfaitement  innocentes? 
Hais  Shelley  venait  d'entrer  à  Oxford.  Plus  que  jamais  il  se  plongeait 
dans  la  chimie,  et,  qui  pis  est,  dans  la  métaphysique.  Or,  pour  un  es- 
prit sans  contre-poids,  pour  une  ame  sincère,  l'étude  de  la  philoso- 
phie est  semée  d'abîmes.  Là,  plus  qu'ailleurs,  le  doute  est  au  seuil  de 
la  science,  et  les  premiers  rayons  de  lumière  peuvent  aveugler. 

Pour  peu  qu'on  ait  étudié  la  curieuse  histoire  des  révoltes  de  l'esprit 
humain ,  on  a  gardé  le  souvenir  de  cette  initiative  singuUëre  que  f  An- 
gleterre prit  au  xvu"  siècle,  et  des  leçons  d'incrédulité  qu'elle  nous 
donna  hautement.  Elle  avait,  il  est  vrai,  reçu  des  leçons  des  néo-pla- 
tonfciens  d'Italie  et  des  sceptiques  français,  Rabelais,  Montaigne,  Char- 
ron ,  La  Boétie;  mais  en  définitive  Hobbes,  Toland,  Tindal,  Sbaftesbury, 
Boltngbroke,  ont  fourni  à  la  philosophie  de  Voltaire  tout  ce  que  celle-ci 
eut  de  réellement,  de  sérieusement  subversif.  En  même  temps,  et  par 
un  contre-échange  assez  notable,  tous  les  défenseurs  du  christianisme 
attaqué,  les  adversaires  du  rationalisme.  Poster,  Leland,  Boyle,  Clarke, 
TiUotson,  Lardner,  Pearce,  s'inspiraient  de  nos  théologiens,  de  nos 
orateurs  sacrés.  Pascal,  Fénelon,  Bossuet,  leur  venaient  en  aide.  De 


9KM-  WPnW  98$  MDX  HORDM. 

ces  deux  couraas  opposés  qui  traTersueot  le  détruit,  on  sait  qud  fut 
le  plus  fort.  Hume  s'illustrait  eu  rapportant  de  France  en  Angleterre 
une  philosophie  éminemment  hostile  au  christianisme.  VoUaire  s'iliui^ 
trait  en  rapportant  d'Angleterre  les  idées  des  free  thinkers^  Ces  idées  fruc- 
tifièrent avec  une  étonnante  rapidité.  Nos  voisins  étonnés  admirèrent 
le  développement  vigoureux  que  prenaient  chez  nws  les  germes  en^ 
pruntés  à  leur  sol.  Ce  qui  était  resté  obscurément  enfoui  dans  les  mas- 
sifs in-quarto  de  leurs  dialecticiens  était  rendu:  au  nwide  entier  sous 
des  formes  vives,  avec  une  scintillante  auréole,  un  pétillement  d'es* 
prit,  une  nouveauté  d'aperçus  qui  éblouissaient  ■o^maitres  euxHfnâmeSr 
Cest  tout  au  plus  si  on  reconnaissait  les  principes  de  Locke  dans  les 
splendides  anatbèraes  de  Rousseau,  et  leChrisiianisme  sana  mysiêres,  le 
Panthéisticon  de  Toland  dans  les  commentaires  ironiques  des  âncyclo** 
pédistes  sur  les  saintes  Écritures. 

Lorsque  la  révolution  de  89  éclata,  tous  les  hommes  éminens^ —» 
ceux-là  même  qui  plus  tard  devaient  lui  déclarer  la  guerre,  — se  ral- 
lièrent, en  Angleterre  comme  ailleurs,  à  cette  puissante  manifestation 
de  la  raison  collective.  Prenez  un  à  un  presque  tous  les  grands  ta- 
lens  de  la  génération  qui  achève  de  s'éteindre,  et  vous  les  trouverez  i 
côté  de  Fox  et  d'Erskine  à  ce  moment  donné  de  l'histoire.  Sir  James 
llackintosh  a  écrit  les  Vindioœ  ffollicm  pour  répondre  aux  Béflexionê  de 
Burke  sur  la  révoUuiim  française.  PriestJey  descendit  dans  la  même 
arène  pour  combattre  le  même  champion.  Thomas  Payne  remua  pro- 
fondément les  trois  royaumes  avec  sooi  livre  des  Droiisde  f  homme,  vio- 
lent écho  des  ma:^mes  prodamées  à  la  tribune  de  la  convention.  Enfin, 
—  il  faut  bien  rentrer  dans  le  domaine  de  la  poésie, — Coleridge,  Sou- 
they,  Wordswortb,  propagateurs  des  doctrines  de  Godwin,  furent,  pour 
un  temps,  profondément  imbus  des  principes  démocratiques. 

Ce  mouvement  des  esprits,  excessif  et  prématuré,  servit  à  fortifier 
les  institutions  battues  en  brèche,  à  rallier  les  diverses  fractions  du  to- 
rysme,  à  pousser  l'Angleterre  parmi  les  puissances  coalisées  contra 
nous.  Les  exagérations  de  Thomas  Paynei  ont  certainement  faciUté  la 
tâche  de  Pitt.  Les  Gordon-riots,  les  déclamations  de  Horne-Tooke,  Isa 
émeutes  an  milieu  desquelles  George  111  faillit  pérÎTt  ont  peut-^tre  con- 
servé le  trône  où  la  reine  Victoria  est  si  paisiblement  assise.  Toutefois 
on  se  tromperait  grossièrement,  s^  l'on  pouvait  croire  que  la  réaction 
oligarchique  et  religieuse,  provoquée  par  les  excès  de  la  révolution 
française  et  de  ses  adeptes^  fui  une  loayre  définitive»  Le  levain  philo- 
sophique fermentait  chez  les  Anglais  depuis  leurs  guerres  de  religion^ 
et  depuis  lors,  à  toutes  les  époques,  même  les  plus  tranquilles^  on  re- 
trouve au-delà  du  détroit  des  niveleurs,  de^  ^mlU^isfu.  La  lignée  des 
Sydney  et  des  Chaloner  ne  s'est  pas  éteinte.  De  pas  jpurs  encore»  eUe  t 
ses  représentais,  plus  nombreux  qu'on  ne  le  croirait^  Au  commence- 


POÈn»  ir  ftèlf41l«HK  AMêLAIS.  255 

meiit^  siècle,  elle  0e  railiul  auleiir  de  Locke  et  de  Voltaire,  de  God- 
"Wiii  «t  d'HeltéthiSy  de  Hume  et^  "Volticy.  Shelley,  encore  snr  les  bancs 
d'Oxford,  accepta  les  théories  de  ces  libres  penseurs,  et  se  promit,  avec 
foute  la  ferveur  de  son  âge,  avec  la  sincérité  de  son  caractère,  qull 
Touerait  sa  vie  à  raffranchissement  du  genre  humain,  son  génie  aux 
progrès  de  la  lumière  philosophique.  Éminemment  religieux  par  na- 
tere,  il  s'ordooDa  prêtre  delà  raison  et  de  la  liberté,  culte  périlleux  de 
tout  temps,  et  dont  il  afic«ptait  les  dangers  avec  une  héroïque  ambî- 
tkNEiy  me  soif  de  martyre  qui,  toi^ours  admirable,  n'était  déjà  plus 
conprise  à  Tépoquie  où  il  vécut.  Cette  éducation  philosophique,  fort  in- 
ooraplëte  du  reste,  peut  se  raconter  en  quelques  mois.  Locke,  Hume, 
et  le  Sffitême^  de  la  naiure  avaient  ébranlé,  pour  ne  pas  dire  détruit, 
toutes  les  croyances  religieuses  de  Shelley.  Platon  lui  donna  les  bases 
d'une  foi  nouvelle  qui  les  remplaça  dans  sou  esprit,  foi  singiilière  dont 
l'un  des  premiers  articles  fut  le  dogme  de  la  préexistence ,  suffisani- 
ment  justiQé  aux  yeux  du  poète  par  les  phénomènes  presque  inex- 
plicables de  son  imagination  sans  cesse  galvanisée. 

On  se  rappelle  ce  conte  intitulé  Louis  Lambert,  où  l'un  de  nos  roman- 
ciers s'est  complu  à  décrire  Forgairisation  exceptionnelle  d'une  sorte  de 
-voyant  séraphique.  Il  semble  que  ce  récit  ait  été  inspiré  par  quelque 
portrait  de  Shelley.  Visions  extatiques,  susceptibilités  particulières, 
jDnour  effréné  du  rêve,  horreur  innée  de  l'action,  malheurs  de  collège, 
soif  de  Finftni,  débauche  précoce  de  Fintelligence,  viol^te  aspiration 
vers  l'amour,  on  retrouve  dans  le  conte  tons  les  traits  singuliers  de  la 
vie  dn  poète,  jusqu'aux  accès  de  catalepsie.  M.  Medwin  raconte  qu'un 
nuMn,  sortant  d'une  maison  où  ils  logeaient  tous  deux,  U  trouva,  sur 
on  trottoir,  le  long  d'une  de  ces  grilles  qui  se  hérissent  devant  toutes 
les  maisons  de  Londres,  un  groupe  d'enfans  attroupés  autour  d'un 
genHeman  étendu  à  terre.  Ce  gentleman  éitart  Shelley,  qui,  sans  le  sa- 
voir, avait  passé  la  nuit  snr  la  voie  publique,  et,  nonobstant  sa  sobriété 
de  Inridimine,  se  trouvait  assimilé  aux  ignobles  victimes  de  l'intempé- 
rance.  Yoîci,  du  reste,  comment  Shelley  Ini-même  a  décrit  quelques- 
unes  de  ces  sensations  bizarres  qui  lui  faisaient  envisager  sa  proi^re 
existence  comme  un  tissu  mystérieux  de  problèmes  insolubles  : 

«  Je  me  suis  trouvé  devant  des  sites  dont  Tinexplicable  rapport  avec  des  por- 
tfoiis  à  moi-même  nicoaniies  de  na  nature  inteHectvelle  me  causait  d^iriésis- 
tibles  émotions.  Après  avoir  renconlré  un*  tableau  de  ce  genre,  il  m'est  arrivé 
dTy  songer  an  bout  de  phisieurs  atinées.  Ma  mémoire  s'en  était  emparée  à  Jamais, 
sans  cause  apparente;  il  hantait  ma  pensée,  de  temps  en  temps,  avec  une  sorte 
de  ténacité  qui  semblait  le  rattacher  à  mes  affections  les  plus  intimes.  Plus  tard, 
j'ai  revu  les  mêmes  lieux.  Alors  je  ne  pouvais  plus  séparer  le  paysage  rêvé  4u 
pnysage  réel;  ils  se  isoufPodaieBl  pour  wm  dans  un  peoUoieat  mixte,  iadivisibU, 
n'ayant  aucun  rapport  avec  celui  que  le  siie  seul,,  ou  le  seul  souvenir  du  site,  tel 


256  RBVUB  DES  DEUX  MONDES. 

que  je  Tavais  tu  dans  mes  songes,  aarait  éveillé  en  moi...  Ce  qui  m^est  arrivé  de 
plus  curieux  en  ce  genre  date  d'Oxford  :  je  me  promenais  dans  les  enviroqs 
avec  un  ami,  tous  deux  absorbés  par  une  conversation  intéressante  et  animée. 
Au  détour  d'une  allée,  un  tableau  jusque-là  caché  par  les  plis  du  terrain  et  un 
rideau  de  hautes  haies  s'offre  tout  à  coup  à  nos  yeux.  Un  moulin  à  vent,  au 
milieu  d'une  prairie  close  de  murs  et  entourée  de  plusieurs  autres  herbages; 
entre  les  murs  de  l'enclos  et  la  route  que  nous  suivions,  un  terrain  irrégulier, 
tourmenté,  aux  lignes  abruptes;  une  longue  colline  basse  derrière  le  moultki; 
un  rideau  de  nuages  gris  uniformément  répandu  sur  le  ciel.  G*était  le  soir.  Nous 
étions  à  cette  saison  où  l'hiver  commence  déjà,  où  la  dernière  feuille  tombe  des 
bouleaux  dépouillés.  Rien  de  plus  ordinaire,  à  coup  sûr,  que  cet  aspect,  dans  ses 
détails  et  dans  son  ensemble.  Ni  l'heure  ni  la  saison  n'étaient  celles  qui  devaient, 
ce  semble  du  moins,  déchaîner  subitement  les  orages  de  la  pensée.  Cet  assem- 
blage insignifiant  d'objets  vulgaires  ne  pouvait  faire  songer  qu'à  une  paisible 
continuation  de  l'entretien  commencé,  à  une  soirée  finie  au  coin  du  feu,  entre 
quelques  bouteilles  de  vin  et  quelques  conserves  de  fruits...  Cependant  l'effet  pro- 
duit sur  moi  fut  immense  et  prompt  comme  la  foudre.  Je  me  rappelai  avoir  vu, 
en  rêve  et  bien  long-temps  auparavant,  ce  site,  exactement  reproduit.  Le  frisson 
me  prit;  une  sorte  d'horreur  s'empara  de  moi.  Je  dus  quitter  aussitôt  la  place  (!).» 

n  est  temps  de  voir  comment  Shelley  engagea,  contre  les  croyances 
de  son  temps  et  les  institutions  de  son  pays,  une  guerre  impla- 
cable. L'Athéisme  nécessaire  (2),  tel  était  le  titre  d'un  pamphlet  qui 
mit  en  rumeur  la  très  anglicane  et  très  fidèle  université  où  Shelley 
n*avait  pu  être  admis  qu'en  jurant  les  trente-neuf  articles,  garans  et 
boulevards  de  la  religion  dominante  (3).  II  avait  été  composé  sous  Tin- 
fluence  très  évidente  des  livres  dont  Shelley  faisait,  depuis  quelque 
temps,  le  sujet  de  ses  études.  Les  essais  de  Godwin,  le  Système  du 
Monde  de  Laplace,  les  Rapports  de  Cabanis,  les  Lettres  de  Bailly  à  Vo^ 
taire,  les  traités  éthiques  de  Bacon,  la  théologie  de  Spinoza,  Pline, 
Condorcet,  Cuvier,  Newton  et  bien  d'autres  encore  étaient  mis  en  ré- 
quisition par  le  jeune  étudiant  pour  étayer  ses  assertions  et  justifier 
l'audace,  —nous  ne  dirons  pas  la  nouveauté,  —  de  ses  démonstrations 
irréligieuses.  Cétait  une  thèse  en  forme  contre  l'existence  de  Dieu  (en 
tant  que  divinité  créatrice  et  cause  première),  contre  le  christianisme, 
contre  les  prophéties,  les  miracles,  l'authenticité  des  livres  saints;  un 
appel  sans  détour  à  la  raison,  au  bon  sens,  contre  les  apparentes  in- 

(1)  A  ce  passage  de  Shelley  sa  femme  a  ajouté  la  note  suivante  :  «  Ce  fragment  fiil 
^rit  en  1815;  je  me  rappelle  qu'après  ravoir  jeté  sur  le  papier,  Shelley  se  réfuj^ia  ms 
moi,  pâle,  agité,  tremblant,  pour  échapper,  en  causant  d'autre  chose,  aux  émotions  in- 

;jséparables  de  ce  souvenir.  » 

(2)  The  Necessity  of  atheism. 

(3)  On  se  rappell